L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 22LA VISION ROUGE

 

Dans le sous-sol de l’Armeria, à l’abri ducaparaçon de guerre d’un Cid quelconque, je n’avais pas encore eule temps de trouver le sol dur à mes côtes, en dépit de la housseséparant ces deux objets résistants.

J’étais arrivé à mon poste de conciliation (jeme plaisais à le croire du moins), vers sept heures… Je pus mesurerle temps de ma faction avec certitude, car une horloge sonnait lesheures, demies et quarts, avec une désolante régularité.

Où était cette horloge ?

Cela m’intriguait terriblement, car le sonm’en apparaissait arriver à travers la masse même des murs.

On eût dit, pour expliquer l’impressionparticulière produite sur mon tympan que la vibration du timbresonore, martelée par le maillet de sonnerie, se communiquait auxpierres, les faisait entrer en vibration à l’unisson.

Je reconnais de suite que je ne trouvai pointl’explication de ce phénomène acoustique. Au surplus, je n’en avaisnul besoin pour compter les fractions du temps qui annonçaientainsi leur défilé à la surface du sol.

Huit heures ! neuf heures ! Je suistoujours seul dans la salle obscure.

Je m’impatiente. Non pas de l’attente enelle-même, mais de l’inconcevable lenteur de X. 323.

Comment n’est-il pas encore là ?

Le raisonnement, si simple qui m’a fait venirau rendez-vous bien avant l’heure fixée, pourquoi ne l’a-t-il pasfait lui-même ?

N’a-t-il pas songé au piègepossible ?

J’ai beau m’exhorter à la confiance en cethomme que nos brèves relations m’ont révélé extraordinaire… unesourde inquiétude persiste en moi.

Je suis sur des charbons ardents. L’expressionfrançaise exprime bien l’état qui incommode mon esprit.

Telle est l’absorption de l’idée fixe que jene crois pas avoir eu une pensée pour Niète.

L’aimant comme je l’aime, cet aveu en dit pluslong qu’un discours.

Je suis hors de moi-même. Je subis uneextériorisation douloureuse. Mon moi semble avoiréchappé à ma volonté propre. Il est l’esclave d’autresindividualités. Il erre au loin, à la recherche de X. 323, du comtede Holsbein.

C’est une poursuite morale obstinée dans lesténèbres.

Je songe à la scie des Beaux Arts, que m’ontcontée des confrères parisiens.

Au nouveau venu à l’École, un ancien présenteune toile uniformément recouverte de noir et pose cette questionsaugrenue :

– Nous allons juger de ton intelligence.Que représente ceci ?

Et le malheureux ayant vainement pressé sesméninges sans réussir à découvrir le mot de cette charadepicturale, l’ancien reprend gravement :

– Je m’en doutais. Tu es idiot… Sache,jeune crétin, que tu as devant les yeux un pur chef-d’œuvre, le findu fin de l’impressionnisme… Ce tableau figure un combat denègres dans la nuit.

Eh bien, mon cerveau est torturé par la mêmeimpression.

Je cherche des ombres invisibles dans lanuit.

Dix heures… Ah ! mon cœur se serre.

La dalle du passage souterrain se soulève. Quiva paraître ? Ami ou ennemi ? X. 323 ouHolsbein ?…

Par le pied fourchu de Satan, c’est le comte,dont je reconnais la large carrure, confusément éclairée par lapetite lanterne qu’il porte à la main.

La conjoncture la plus grave se produit.

L’Allemand arrivé premier, je devrail’attaquer pour protéger la vie du champion anglais, je devrailutter contre le père de Niète.

Au mieux, il y a de fortes chances que ce soitla rupture de mon mariage. Un homme a beau être un espion, on nesaurait lui demander de couronner de fleurs celui qui fait manquerses plans d’espionnage… Or, je ne projette pas autre chose.

Mais ce nouveau motif d’alarme n’a pas letemps de s’implanter dans mon cerveau. Un danger plus immédiatoccupe toutes mes facultés d’attention.

J’ai peur d’être découvert ! Le comte, eneffet, va et vient à travers le sous-sol. On croirait qu’il dresseun catalogue des vénérables ferrailles remisées en ce lieu.

Il les examine, cela n’est pas douteux. Jeperçois le frémissement du métal sous ses doigts.

Mais que fait-il donc ?

Il s’est précipité vers la trappe. Je croisdeviner. Il l’a laissée ouverte et il ne veut pas laisser cetteindication de son passage.

Mais non, je le distingue confusément, sedressant auprès du trou béant, puis plus rien.

Il a soufflé la lanterne.

Une cloche de nuit m’entoure… Je tends mesnerfs, j’écoute et un glissement léger parvient à mon oreille.

Ah ! je sais, je devine… L’heure décisiveest venue… Un pas subtil fait crisser les poussières accumuléesdans l’escalier ignoré.

C’est X. 323 évidemment. Et le comte est là,dans l’obscurité, qui l’attend, qui va bondir sur lui.

Adieu vat ! Pour l’Angleterre !… Jeme dresse.

Mais, plus prompt que moi, le drames’accomplit.

Je vois… ou plutôt je ne vois pas… Commentexprimer cette situation, où l’on perçoit un mouvement d’ombresdans l’ombre… Les yeux ne sont pour rien dans cette vision. Ilsemble qu’un sens supplémentaire, un sixième sens, inconnu,inhabituel se révèle soudainement.

Sens psychique, disent les pontifes dumystère, lesquels en imposent à la foule ignorante, au moyen demots sonores qui n’expliquent rien.

Mais enfin mon « moi » voit alorsque mon être physique, emprisonné par les ténèbres, estcomplètement aveuglé. Je constate, c’est tout ce que je puis faire.Le phénomène se produit, voilà ce que je puis affirmer.

Je note ici des impressionsinformulables avec les mots usuels.

Une forme de nuit jaillit par l’ouverturebéante de la trappe… Il me semble qu’un bras se lève, décrit unmoulinet dans l’espace, s’abat.

Un choc mat, un cri bref et qui cependant a letemps de parcourir, en la durée d’un éclair, la gamme tragique quiva de l’épouvante au râle… Une chute molle… Un silence…

Tout cela se succède avec une rapidité inouïe.Ce qui m’a demandé tant de lignes s’est accompli presquesimultanément.

Je suis étourdi, fou, mes membres meparaissent paralysés.

Ah ce cri !… C’est une voix de femme quil’a poussé… Et mon cœur, bondissant dans ma poitrine ainsi qu’untigre en cage, précipite mon sang avec violence dans les artères…Dans le bouillonnement du fleuve sanguin, je crois entendrechuchoter le nom de ma douce « engagée » :Niète ! Niète ! C’est toi, chère aimée, qui a jeté taplainte dans la nuit.

J’ai un irrésistible besoin d’agir, de romprele silence qui m’oppresse, me pousse. Pourtant, ce silence dure àpeine une seconde.

One traînée lumineuse perce l’obscurité. C’estle même pinceau de rayons projetés par une petite lanterneélectrique de poche.

Et sous la clarté, je distingue le comte deHolsbein, debout, la chaînette de la bola à la main, et àses pieds un paquet d’étoffe… une robe que j’ai vue tantôtencore…

Niète… J’avais bien reconnu sa voix. C’estNiète que son père, la prenant pour X. 323, a abattue d’un coupfurieux de son arme barbare.

Et puis une détonation claque dans lesouterrain. L’espion pousse un han ! et s’abat à terre, lesbras en croix, le front troué d’une balle de revolver.

Il vous est arrivé certainement de vous couperfortement… Avez-vous remarqué que la douleur ne se perçoit qu’unbon moment après la blessure reçue ?

Je pense qu’au moral il en est de même, car àce moment, je n’éprouvais ni douleur, ni aucun sentiment autre.

Il y avait un engourdissement de mon réseaunerveux distillateur des tortures humaines.

Machinalement, je suivis du regard le rayonélectrique. À son origine, je reconnus avec stupeur l’uniforme desgardiens du Musée porté par un homme petit, râblé, entre deuxâges ; l’air et l’attitude d’un ancien soldat.

J’allai à lui et avec un sang-froidinconcevable en pareille circonstance :

– J’étais ici pour prévenir le crime quivient de s’accomplir.

L’homme ne me laissa pas achever.

– Ah ! çà ! Il faut donc que jevous trouve partout, fit-il d’un ton bourru. Mais changeantaussitôt le timbre de sa voix… Vous connaissiez donc l’existence dela lettre envoyée à M. de Kœleritz ?

– Oui, et le guet-apens qui vous étaittendu.

J’avais compris que j’avais devant moi X. 323,sous un nouvel aspect, ne rappelant en rien ceux sous lesquels jel’avais rencontré précédemment.

Il s’était baissé sur le corps du comte deHolsbein.

Il se releva, une enveloppe à la main, et d’unton où vibrait une joie profonde :

– J’ai les documents… Il les avait cachésici, dans ces vieilles armures de tueurs de Maures.

Et me saisissant par le poignet :

– Arrivez, Max Trelam. Mon coup derevolver va amener tout le personnel de nuit de l’Armeria. Inutileque l’on nous trouve ici.

Je résistai… la sensation terrible de lavérité commençant à se faire jour en mon cerveau.

– Mais Niète ?…

– Eh ! n’avez-vous pas entendu lecoup… Le crâne a été brisé… Pauvre gamine !

Avec une force irrésistible, il m’entraînadans l’escalier. Presque courant, nous parcourûmes le couloirsouterrain… Dix minutes après, nous sortions du Puits du Maure.

À quelque vingt mètres de la Taberna Camoëns,une voiture stationnait.

X. 323 me la montra.

– Dans une heure, le rapide de nuitm’emportera vers Londres. Dès demain vous pourrez conter auTimes ce que vous avez vu…

Et avec une émotion soudaine :

– Pauvre Max Trelam ! Travaillez…travaillez… Le travail seul sauve de l’idée persistante qui broiesans trêve la pensée…

Il courut à la voiture ; la portières’ouvrit. D’un bond il disparut à l’intérieur et le véhicule partitaussitôt.

Au passage, réalité, hallucination, lesais-je, il me sembla apercevoir derrière la glace du coupé, laphysionomie de la marquise de Almaceda.

*

**

Deux jours après, dans l’église de Santa Cruz,appelée aussi Saint-Thomas, les prêtres chantaient les adieuxliturgiques sur deux cercueils, dont l’un était drapé de blanc.

Le corps du comte de Holsbein Litzberg etcelui de celle, qui avait été ma fiancée, allaient retourner àla terre l’un auprès de l’autre.

Les yeux bleus hélas, ne sont que poussière.Tout ce que nous aimons doit réintégrer l’argile, avec laquelle unevolonté infinie, divine ou matérielle, nous modela.

La découverte des deux morts dans lessous-sols de l’Armeria avait fait grand bruit. Les journauxs’étaient répandus en articles compendieux, sur l’étrangeté d’uncrime inexplicable, et sur l’existence du conduit oublié,aboutissant au Puits du Maure.

Tout cela n’avait pu m’intéresser.

J’avais même retardé de vingt-quatre heuresl’envoi au Timesde la dépêche de sept mille trois centtrente-sept mots, qui me classa parmi les princes du grandreportage.

Que m’importaient la gloire, la réputation,les faits de la vie.

Je vivais, moi, avec le souvenir d’une morte,aux regards de pervenche, aux cheveux tressés de rayons de soleilpâle.

Et sous la nef de Santa Cruz, parmi ladésespérance des chants funèbres, mes larmes tombaient une à une,chacune semblant être une parcelle de mon cœur.

Une main serra la mienne.

Je reconnus Concepcion… Elle était là, labonne fille, avec son fiancé Marco, tous deux pleurant, désolés etexcessifs, dans leur impuissance à rien faire avec la modération denos races du Nord.

Ce qui me frappa, moi, c’est que ces deuxfiancés vivaient l’un pour l’autre.

J’enviai le laquais, la fille de chambre, lesfuturs confiseurs du Prado.

Et peut-être, les braves gens devinèrent cequi se passait en moi… Dans la douleur, il n’est plus de maîtres,de domestiques… Il ne reste que des êtres sortis d’une même souche…Tous les cœurs sont nobles pour souffrir. Oui, ils me devinèrent,car ils s’éloignèrent sans bruit et se dissimulèrent derrière unpilier qui me les cacha entièrement.

Ah ! l’atroce cérémonie, puis la marchevers le cimetière, puis l’adieu à la tombe, gueule ouverte surl’infini où disparaît à jamais ce qui fut la tendresse.

La foule s’était écoulée… J’étais toujours là.Soudain une main légère se posa sur mon bras.

Je sursautai, avec un regard interrogateur àqui troublait l’ultime dialogue avec ma Niète, ma petiteengagée.

La « Tanagra » était devant moi. Sabeauté avait à cette heure quelque chose d’austère, d’immensémentdésespéré.

– Travaillez, me dit-elle, répétant sansle savoir la dernière parole que m’eût adressée X. 323. Et croyezque tout est peut-être mieux ainsi.

Je pâlis à cette affirmation cruelle. Ellereprit vivement :

– Non, je ne suis pointinsensible… Je vous plains… Je la plains, elle aussi… Mais jesème en vous l’idée qui germera, car elle est vraie.

Et avec une autorité étrange, où je crusentendre sangloter tout le désespoir humain, elle me répéta laphrase découragée qu’elle m’avait jetée naguère comme adieu dans lesalon de lecture de l’hôtel de la Paix :

– Patriotisme, dévouement, courage,amour, rien n’est compté aux espions et aux leurs, filles, femmes…elle soupira – ou sœurs… Ils sont espions et ce mot qui flagelle,les marque à jamais… Je sais bien, oui, le monde est injuste, maisil est tel.

Et s’éloignant doucement, elleredit :

– Tout est peut-être mieux ainsi.

*

**

Tel est le récit de mon entrée en relationsavec X. 323. Prochainement, le Times aura la primeur demes nouvelles relations avec lui. Je vous avertis, parce qu’avec leTimes, universellement lu, on peut parler franc, sans êtreaccusé de viser à la réclame.

Je suis devenu le « roi des interviewersmondiaux », mes articles ayant produit une sensationénorme ; car j’ai donné des détails ignorés de mes confrèresles plus documentés.

J’ai même pu désigner la cachette, où letraité volé avait déjoué si longtemps les recherches de notre agentX. 323.

Et cela, je l’avoue sans fatuité aucune, je ledois uniquement à l’amabilité de ce dernier, qui m’a renseigné parun billet ainsi conçu :

« Dear sir, la cachette était bientrouvée. Vous savez que certaines lances des anciens chevaliersétaient formées de deux parties, vissées l’une dans l’autre, àhauteur de la poignée. C’est dans la cavité ainsi ménagée queHolsbein avait introduit le traité. La lance choisie était celle duPrince Noir, n° 1417 du catalogue de l’Armeria. Salutations,X. 323 ».

Malgré tout cela, je porte une blessure enmoi, qui, je le crains bien, ne se cicatrisera jamais.

Les chers doux yeux bleus sont fermés pourtoujours… Jamais plus ils ne distilleront leur caresse et j’ai lanostalgie de leur scintillement.

Le prisonnier dans sa geôle doit souffrirainsi de l’absence du soleil.

Je vis dans une ombre morale, isolé dans lafoule.

En vain le « patron » qui a beaucoupd’affection pour moi, m’accable de travail… Je m’y lance à corpsperdu, y cherchant le repos de l’idée fixe.

Hélas ! Niète est de toutes mes enquêtes,interviews, voyages.

Elle est là, à mes côtés, silhouette désolée.Mon imagination la fait revivre. Mais il y a une chose horribledans cette évocation incessante de la chère disparue.

Son doux visage se reconstitue à mon appel,mais les paupières de l’hallucinante apparition demeurentcloses.

Je ne puis plus revoir les yeux debluets.

Et c’est eux que j’aime ; eux que jepleure… Eux que j’irai chercher un de ces jours dans un au-delàpossible.

Mais qui vient troubler mes réflexions sidouces et si pénibles. On frappe à la porte de mon cabinet… car,j’ai oublié de le dire, c’est dans mon bureau du Times queje me souviens ainsi.

– Entrez !

C’est un boy, un de ces petits décrotteursambulants qui entre :

– Sir Max Trelam ?

– C’est moi.

– Une lettre pour vous…

Il me tend une enveloppe.

– Attends… Il y a peut-être uneréponse.

– Non, la dame a dit qu’il n’y en avaitpas.

Et le gamin disparaît comme un lutinendiablé.

J’ouvre et je lis :

« Dear sir Trelam,

« Demandez mission DirecteurTimes… Vous ferai savoir, à bord paquebot Douvres-Calais,votre destination. Intérêt majeur, digne du premier reporter duTimes. Pour vous décider, il s’agit d’une merveilleantihumaine :

« Le canon du sommeil…

« Votre vraiment,

« X323. »

Je sautai sur mes pieds. À partir dece moment, j’entrais dans l’extraordinaire aventure que je vousconterai à mon retour. Je pars en vous souhaitant le bonjour.

 

FIN

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