L’Espion X. 323 – Volume I – L’Homme sans visage

Chapitre 12L’ENFANT DOULOUREUSE

 

Je cherchai des yeux Concepcion. La caméristeavait disparu. Il me fallait donc expliquer ma présence.

– Mademoiselle, commençai-je, cette nuit…m’a fait le confident involontaire…

Elle m’interrompit du geste autant que de lavoix.

– Il fallait oublier.

Il ne me vint aux lèvres qu’une répliqueinepte :

– Je ne l’ai pas pu.

Peut-être, à de certains moments, l’ineptiedevient une habileté.

Mon interlocutrice me regarda surprise,semblant se demander ce qu’était ce monsieur qui déclarait n’avoirpu oublier.

C’était un succès. Je pouvais parler. Je nem’en fis pas faute.

– Comme tous ceux qui ont vécu,Mademoiselle, repris-je du ton le plus respectueux, le plus propreà l’inciter à m’écouter, j’ai connu les heures sombres et, malgrémoi, peut-être indiscrètement, ma pitié va à ceux en qui je devinela tristesse.

– Elle est venue à moi, voulez-vous dire,fit-elle avec un désespoir d’autant plus poignant qu’il jaillissaitdu calme même des paroles prononcées.

– Elle est venue à vous, oui,Mademoiselle, mais non pas comme la consolatrice stérile quiinterroge, croit panser la blessure par des mots vides de sens…Non, c’est une pitié agissante, combative, que la mienne. Prenez-lacomme on prend : une épée. À l’épée, on ne confie pas sapensée, on lui dit : frappe… Et elle obéit.

L’isolement est le grand multiplicateur de lasouffrance. Je fus assez satisfait de la façon dont j’avais faitcomprendre à la jeune mignonne qu’elle n’était plus seule, qu’unami fidèle, fidèle comme une épée (comme la faconde castillane nousgagne en pays espagnol) se trouvait en face d’elle.

Elle m’avait écouté. Dans ses yeux bleus il yeut une lueur.

– C’est étrange. Vous m’êtes inconnu, etje vous crois.

– Vous acceptez mon dévouement,m’écriai-je ravi ?

Elle secoua lentement sa têteblonde :

– Non, mais je vous en suisreconnaissante infiniment.

Et comme j’allais insister, elle m’imposasilence du geste, et elle continua, sans élever le ton, d’une voixdouce et troublante, semblable au murmure d’un cristalbrisé :

– Cette nuit déjà, oui, je me souviens,vous fûtes bon… Discrètement, le hasard, comme vous le disiezjustement, nous ayant mis en présence, vous avez fait le possible…Je n’oublierai jamais… Vous le voyez, je n’essaie pas même deprétendre que vous vous êtes mépris, que la tristesse dont vous megratifiez n’existe que dans votre imagination… Non, je répondssincèrement, comme à un ami éprouvé : Oui, la douleur est enmoi. Mais il n’est au pouvoir de personne au monde de m’endélivrer. Il faut… Son accent prit une fermeté impressionnante. –Il faut que je vive seule, ignorée, oubliée.

Je comprenais. Le cloître, suprême refuge desvaincus de la vie, le cloître lui donnerait la solitude, laretrancherait du nombre des vivants.

Je sentais en face de moi la résolutioninébranlable, et je considérais, avec un attendrissementrespectueux, ce jeune visage, sur lequel, en toute justice, eût dûfleurir le sourire, et qui reflétait seulement le découragement dela résolution suprême, inéluctable.

Ses yeux bleus regardaient les miens sansembarras.

Elle avait dit vrai. Elle m’avait accordéconfiance et elle me disait ce qu’elle eût dit à un ami ancien.

Pour un peu, j’aurais pleuré.

J’étais furieux contre moi-même de ne rientrouver à répliquer. Quoi, j’allais quitter cette pauvre petitesans avoir essayé davantage de fléchir sa détermination.

J’étais à bout d’éloquence, moi, à qui l’onaccorde généralement une certaine facilité d’élocution, etpourtant, jamais auparavant, je n’avais aussi ardemment désirépersuader quelqu’un.

Elle me tendit la main gentiment.

– Adieu, Monsieur, et croyez à magratitude.

Tout était fini… Je n’avais plus qu’à meretirer.

Soudain, dans une envolée de jupes, Concepcionfit irruption dans le pavillon.

– El señor comte ! El señorcomte ! répéta-t-elle par deux fois d’une voix sifflante.

– Mon père.

Niète avait prononcé ces deux mots avec unaccent impossible à rendre.

Je la regardai, blême, frissonnante, semblantprête à défaillir et machinalement je fis un pas vers elle.

Ce mouvement parut la rappeler à elle-même. Samain se tendit vers la porte.

– Partez, Monsieur, partez, je vous enprie.

Évidemment, je n’avais pas autre chose àfaire. Le comte d’Holsbein n’eût pas compris que je me trouvasselà, en tête à tête avec sa fille.

Seulement, vouloir et pouvoir font deux… De laporte, j’aperçus le comte à dix pas au plus.

Impossible de sortir sans qu’il me vît.

Heureusement, Concepcion regardait aussi.

– Pas par là, susurra-t-elle, de l’autrecôté.

Ces soubrettes andalouses ont le génie del’intrigue. Les imbroglios les plus compliqués ne leur font rienperdre de leur sang-froid.

Elle m’avait pris la main et m’attirait versla tenture bleue d’argent, remarquée à mon arrivée.

Elle la souleva, démasquant l’entrée de laseconde pièce du pavillon, et me désignant une porte située justeen face :

– Par là, le second perron… Vous serezdans le jardin. À l’abri des massifs, gagnez la sortie de la rueZorilla.

La portière était retombée, me séparant desdeux femmes.

Allons, il s’agissait de déguerpir. Sur lapointe des pieds, j’allai à la porte désignée par la soubrette ettirai la gâchette. – La porte résista.

Sapristi ! Elle est fermée à clef.

Impossible de sortir. Je veux avertirMlle de Holsbein. À l’instant où je vaisatteindre le rideau qui cache la porte de communication avec lasalle voisine, une voix d’homme se fait entendre.

– Niète, dit-elle, c’est par undomestique que j’ai appris votre retour dans ma maison.Pourriez-vous me dire pourquoi vous n’avez pas jugé à propos devenir vous-même calmer l’inquiétude qui me torturait, vous n’endoutez pas ?

Je reconnais cet organe, perçu la veille dansle trajet des salons à la Chambre Rouge.

Le comte de Holsbein est entré dans lepavillon.

Je suis bloqué. Je dois rester immobile,entendre ce que Mlle de Holsbein veut laisserignorer à tous vraisemblablement, puisqu’elle songe à ensevelir sajeunesse dans un couvent cloîtré.

La tenture n’est pas retombée complètement.Entre l’encadrement de la baie et le rideau, il existe un espacelibre.

Mon regard se glisse par cette étroiteouverture et je vois… comme je vais entendre. Cette fois, je nepuis m’accuser. Ce n’est point par ma faute que j’assiste, moitroisième, à l’entretien de ce père, de cette enfant, qui setrouvent en face l’un de l’autre.

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