L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 11LE CŒUR A SES RAISONS !

Le vrai peut quelquefois n’être pasvraisemblable.

J’en étais la preuve respirante, ambulante etconstante.

Né sincère jusqu’à la brutalité, il semblaitque mon âme ne brûlât de se donner qu’à des êtres, entraînés parles nécessités de l’espionnage, aux antipodes de la sincérité. Jeme faisais l’effet d’un sujet anglais, désireux immensément de semarier à l’une des jolies créoles de notre colonie de la Trinité,et qui pour atteindre ce résultat agréable, s’évertuerait àn’offrir son cœur qu’à des Chinoises.

Ceci ne veut pas dire que les Chinoises sontméprisables, loin de là. Je me souviens qu’autour de Pékin, lorsquele Times m’y envoya à l’occasion de l’Affaire des JadesRouges, je fus surpris par la grâce et la beauté délicate desladies ambrées de la région.

J’ai voulu simplement citer deux types debeauté, totalement différents, occupant chacun l’une des deuxextrémités d’un diamètre terrestre.

Les réflexions qui précèdent me remplissaientle crâne, tandis que la voiture m’emportait sur la route dePont-de-Briques.

Nous avions gagné les quais, à hauteur duCasino, puis filant vers le pont tournant, laissant à droite lastatue du bienfaiteur Jenner, bronze et vaccine, nous avionsrejoint la route qui, par Pont-de-Briques, court parallèlement à lacôte jusqu’à Étaples.

En dehors des usines de ciment Portland, auxtoitures saupoudrées des poussières blanches de la fabrication, lechemin parcouru n’a rien de bien intéressant. Aussi, délaissant lepaysage, m’étais-je plongé dans le spectacle que m’offrait mapensée intérieure.

Ah ! là par exemple, je découvrais despoints de vue accidentés, plus pittoresques même que je ne l’auraissouhaité.

Je découvrais que par une pente que je n’avaispas soupçonnée jusqu’à ce moment, j’étais entraîné vers latendresse… Et l’objet de ce sentiment était la personnemystérieuse, étrange, qui venait de me délivrer d’Agathas.

Moi, le sincère, découvrant mon amour, à lafaveur d’un déguisement !

Nos amis français prennent les évolutions deleur cœur avec une douce et souriante philosophie. De la blonde àla brune, ils passent sans lutte, sans émoi, déclarant que leurvolonté n’y est pour rien, qu’ils sont victimes d’une fatalitéhistorique, atavique, scientifique, psychologique. Pour un peu, ilsinvoqueraient la loi de l’Attraction Universelle de notre grandNewton.

Mais moi, je suis anglais, n’est-ce pas, etj’aime en anglais, ce qui signifie que je prend très augrave les conversions de mon personnage sentimental.

Et mon évolution amative prit pourmoi les proportions d’une révolution.

J’étais au plus fort de la bataille entre mesdeux « moi », dont l’un réclamait impérieusement deséclaircissements, alors que l’autre se déclarait inapte à enfournir, quand l’arrêt brusque de la voiture me rappela à laconscience de la réalité.

Je regardai au dehors. Nous étions dans unerue. En bordure du trottoir, une maison sur laquelle se lisaientces trois mots :

Postes, Télégraphe, Téléphone

Ce que vos journalistes, économes de leurscolonnes, traduisent par la formule abrégée de P. T. T.

Au même instant, le cocher, apercevant monvisage à la portière, se penchait sur son siège et prononçait d’unaccent convaincu :

– Nous sommes arrivés, monsieur legentleman.

– Hein ! m’exclamai-je !Arrivés ? Où cela ?

– Mais au bureau des Postes dePont-de-Briques, donc !

– Qu’ai-je à faire au bureau de la poste,mon ami ?

L’homme haussa les épaules avec une expressionde superbe indifférence.

– Cela, je n’en sais rien, et je supposeque monsieur le gentleman veut s’amuser à mes dépens. On m’adit : Pétreke…

– Pétreke, répétai-je, interloqué par cevocable inconnu ?…

– Et oui, Pétreke, comme on dit dans lepays, vu que je m’appelle Pierre, pour vous servir. Donc, la Loïsem’a dit : Pétreke, tu vas conduire le monsieur anglais à laposte de Pont-de-Briques. La carriole est payée, mais bien sûrqu’il te donnera pourboire pour la bistouille[2], s’il est content de toi.

– On ne vous a pas dit autrechose ?

– Non, sur le nez du géant Gayant, on n’apas ajouté un flin.

En dépit de la locution locale, je compris quele brave garçon exprimait la vérité. Son invocation du géantGayant, ce héros légendaire des kermesses du Nord, me démontrait saparfaite véracité.

Aussi, je descendis sur le trottoir, décidé àme laisser conduire par le hasard.

Le pourboire pour la bistouille remis aucocher lui parut vraisemblablement large, car il me regarda avecattendrissement, en prononçant celle phrase dotée du plus purparfum du terroir wallon :

– Ah ! monsieur le gentleman, laLoïse va bé sur luminer al copette del mongeonne.

Je traduis, car tout le monde ne conçoit pasles mystères linguistiques du pays wallon :

– Ah ! monsieur, la Louise, biensûr, illuminera jusqu’au toit de la maison.

Puis, faisant claquer son fouet avecenthousiasme, il reprit le chemin par lequel nous étions venus. Uninstant plus tard, équipage et conducteur avaient disparu autournant de la rue.

J’eus alors une impression de solitude tout àfait attristante.

Au fond, je jugeais ma situation ridicule.Quoi de plus grotesque, en effet, que de se trouver sur letrottoir, à Pont-de-Briques, vis-à-vis le bureau de la poste, sanssavoir pourquoi l’on est là, sans soupçonner ce que l’on peut bienavoir à y faire.

Mais la porte du bureau de poste s’ouvrit, etdans la baie rectangulaire, comme un portrait animé sortant de soncadre, apparut miss Tanagra… ou plutôt la marquise de Almaceda,dans le même costume qu’elle portait, six mois auparavant, lorsqueje l’aperçus pour la première fois, à Madrid, au salon duPrado.

Elle me considéra un moment. On eût cru qu’unejoie fugitive fleurissait ses joues de roses, puis elle me tenditla main, et d’un organe un peu voilé, un émoi se devinant sous latranquillité des paroles :

– Je viens d’adresser aux damesRédemptionnistes de Pont-de-Briques, un mandat de deux centquarante-cinq francs. Je tenais à me débarrasser du produit de laquête faite par mes soins à l’hôtel Royal de Boulogne.

J’inclinai la tête pour approuver. Surl’honneur, je me sentais incapable de prononcer une syllabe,fût-elle monolittérale.

Elle reprit :

– Offrez moi le bras. Mon automobile quim’a permis de vous précéder de quelques minutes ici, stationne dansune rue latérale.

J’arrondis le bras. Elle y appuya légèrementsa main finement gantée.

– Voici la seconde fois que nous nouspromenons ainsi, fit-elle d’un ton indéfinissable… la première,c’était…

Elle s’arrêta, son regard semblant me supplierde continuer. Du coup, je retrouvai la faculté de mouvoir malangue.

– C’était à Madrid, dans les salons de laCasa-Avreda, à la fête donnée par le comte allemand, ce HolsbeinLitzberg.

– En l’honneur de sa fille, Niète, quin’y parut pas.

– En l’honneur de cette victime,murmurai-je.

Miss Tanagra me considérait toujours. Ses yeuxbleus-verts semblaient vouloir fouiller dans mon esprit. Ellepoursuivit après un instant de silence :

– Victime !… Hélas ! le mondeest rempli de victimes.

Il y avait une vibration douloureuse dans sonintonation. On sentait qu’une pensée sombre oppressait affreusementmon interlocutrice. Et en moi s’épanouit brusquement le désird’apaiser l’anxiété que je devinais.

– Je suis sûr de ce que vous affirmez…Des victimes de la fatalité, irresponsables en toute justice,innocentes se débattant au fond des abîmes, oui, oui, le monde encontient beaucoup.

Une clarté scintilla dans ses regardssoudainement devenus troubles.

– Le croyez-vous vraiment ?

– Les ignorants de la vie, seuls doutentde cela. Et ils ne connaissent point l’indulgence, le pardon,l’absolution, ces idéales conquêtes de la science douloureuse devivre.

J’avais l’impression de couler une heuredécisive. Notre pensée allait bien au delà des paroles prononcées.Je percevais qu’elle m’écoutait avec toute son âme, et que par delàles mots, elle entendait le murmure de ma pensée.

Et tout à coup, au moment où nous tournionsl’angle d’une rue adjacente, où je distinguais à vingt mètres denous un robuste landaulet automobile arrêté au long du trottoir, macompagne prononça d’un ton presque indistinct, comme un sanglot etcomme un cri d’espoir éperdu, monté de son cœur à ses lèvres, cettephrase étrange :

– Ah ! oublier le passé ! Neplus voir que l’avenir… l’Impossible dresse sa muraille noire… ilbarre la route… Il ne peut être vaincu.

Nous arrivions auprès de l’automobile, lemécanicien, assis au volant, porta la main à sa casquette,m’indiquant ainsi que le véhicule était celui que m’avait annoncémiss Tanagra.

J’ouvris la portière du landaulet ; maisavant que la jeune femme eût posé sa bottine sur le marchepied, jesaisis sa main, toujours appuyée sur mon bras, et rivant mon regardsur son regard, comme pour lui permettre de lire au fond demoi-même, je lui dis d’un ton volontaire, énergique,définitif :

– L’Impossible n’existe pas pour qui saitcomprendre et vouloir.

Elle frissonna toute. Pendant une seconde, unvoile s’épandit sur sa physionomie, ses paupières palpitèrent commeclignotant sous une clarté brusque trop vive, puis ses grands yeuxangoissés disant à la fois le doute et l’espoir :

– Les circonstances qui engagent dans unevoie, obligent parfois à la suivre immuablement.

Je saisis. Elle me déclarait qu’elle nepouvait pas renoncer à être espionne !

Ce qui d’ailleurs ne m’empêcha pas derépliquer avec la conviction la plus contagieuse :

– Victime des circonstances ;victime des hommes, n’est-ce pas toujours être victime.

– Oui, certes ; mais une victime quicontinuera à sembler coupable au plus grand nombre.

Je lui souris pour lui répondre par cedétestable petit calembour où je mis cependant tout ce qu’il yavait d’amativité en moi.

– Il est un petit nombre qui se rit desplus grands… Il s’appelle deux, juste le nombre desvoyageurs qui vont prendre place dans ce landaulet.

Ses doigts, que je n’avais pas lâchés, secrispèrent convulsivement sur les miens, ses lèvres pâlirent, sespaupières se fermèrent violemment, broyant une larme, quis’éparpilla en rosée sur ses longs cils, puis un soupir, siprolongé que l’on eût cru à l’envol d’une âme, frissonna dans l’airet d’une voix lointaine, que je ne reconnaissais pas, ellebalbutia :

– Prenons place. Le watman a mes ordres…Ne parlez pas ; laissez-moi songer.

Je vous assure que j’avais une forte envie depleurer, comme un dadais, de pleurer à faire déborder laSerpentine-river de Hyde-Park, et que, cependant, j’étaislittéralement hors de mon esprit, du fait d’une joiesuprême, lorsque je m’assis auprès de miss Tanagra, dans lelandaulet.

Comme elle l’avait annoncé, le watman savaitoù il devait nous conduire, car l’automobile se prit à rouleraussitôt.

Quelques minutes plus tard, les dernièresmaisons de Pont-de-Briques laissées en arrière, nous filions àtravers la campagne verdoyante de cette riche région duBoulonnais.

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