L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 18TROIS VICTIMES POUR UNE, PLACEMENT DE HAINE

L’ennemi se montrait exact.

Il entra, salua avec aisance. X. 323,lui, était redevenu absolument calme, il indiqua un fauteuil auvisiteur d’un geste courtois, puis d’un ton où l’on ne retrouvaitplus trace de l’ardente émotion qui devait encore palpiter enlui-même.

– Vous avez désiré me faire connaîtrevotre volonté, comte Strezzi ; je vous écoute.

Le directeur des services de Reconnaissanceset d’Aviation militaires d’Autriche-Hongrie ne put réprimer unmouvement de surprise.

– Ma volonté, c’est beaucoup dire,commença-t-il.

Mais son interlocuteur ne lui permit pas decontinuer.

– À quoi bon torturer les mots pour enmasquer votre pensée. Parlons net, cela abrégera la conversation etévitera des froissements absolument inutiles.

– Vous jugez donc, comme moi, que j’aipartie gagnée ?

X. 323 s’inclina.

– En capturant notre Ellen. En nousaffirmant qu’elle serait l’otage, la victime expiatoire, voussaviez bien que nous nous rendrions à merci. Je le reconnaismoi-même. Donc, dédaignons les circonlocutions et venons au fait.Qu’exigez-vous ?

Le comte ferma un instant les yeux.

J’en profitai pour considérer miss Tanagra.Elle se tenait immobile, renversée dans son fauteuil, la têterejetée en arrière. Elle était pâle, d’une pâleur terrifiante, sespaupières s’étaient nuancées de tons bleuâtres, et comme seslèvres, elles étaient agitées d’un tremblement continu.

Je fus sur le point de me dresser, de courir àelle. D’une main impérieuse, X. 323 me cloua sur place.

À ce moment, Strezzi rouvrait les yeux, lesfixait sur moi et lentement :

– Sir Max Trelam ne m’assure pas lesmêmes garanties de silence, que vous, M. X. 323.

Cela me fit sursauter. Un désir fou d’assisterà l’entretien m’envahit tout entier.

– Je vous engage ma parole que, moivivant, je ne révélerai jamais ce qui aura été dit dans cesalon.

– Cela suffit, ricana le comte. Moivivant, je n’en demande pas davantage.

Et tandis que je me rasseyais, les jarretscoupés par une détente soudaine des nerfs, il reprit, une ironieaiguë perçant en son accent :

– Cela m’assure trois victimes au lieu dedeux. Dans le combat, il est doux de faire le plus de mal possibleà l’ennemi.

Puis remarquant un geste d’impatience deX. 323.

– Oh ! restez paisible,continua-t-il. Je sais que la situation m’oblige à être très dur.Je sais que je ne devrai rien retrancher de ma volonté une foisexprimée. Et mon cœur saigne du déplaisir que je suis contraint devous infliger.

Tanagra poussa un soupir. On eût cru que sonâme s’exhalait.

– Je tiens en mon pouvoir miss Ellen, ditle comte d’un ton paisible. (Il n’eût pas demandé deux morceaux desucre pour une tasse de thé avec plus de flegme). Si vous repoussezmes propositions, personne ne pourra empêcher l’accomplissement desordres donnés par moi. La jeune fille est en lieu et en mainssûrs.

Peut-être jugez-vous que vous pourriezm’échapper en me supprimant ? Erreur, je vous en avertis desuite, afin d’éviter tout malentendu. Si je disparaissais seulementvingt-quatre heures, miss Ellen serait sacrifiée.

Du reste, il ne serait pas si aisé que cela deme détruire. Je suis bien armé, et sur la défensive.

Cependant, puisque je laisse mon revolver enpoche, vous devez en inférer que mes précautions sont bien priseset que je suis persuadé, en outre, que je vous tiens trop sous mongenou, pour que vous tentiez de mordre.

– Passons, répliqua X. 323, sans lamoindre trace de mécontentement. Mes premières paroles vous ontdémontré que j’appréciais la situation de même que vous. Je vous aijugé comme adversaire. Je suis certain que vous avez pris vosmesures. Vous nous tenez… Cela est entendu. Donnez vos ordres.

Strezzi s’inclina cérémonieusement, pourapprouver.

– C’est plaisir de causer avec un êtreaussi net que vous, seigneur X. 323, aussi me conformerai-je àvotre invitation.

Il prit un temps. Sa face perfide se stria demille petites rides. On eût dit un mufle de tigre crispé en uneterrifiante gaieté.

– Ce que je veux, je vais vousl’apprendre. Mais auparavant, je tiens à vous dire ce que je vise àcette heure. Ceci est utile, car vous comprendrez que toutediscussion serait inutile. Vous ne pouvez me répondre que par ouiou par non. Oui, sauve miss Ellen ; non, la perd.

Je joue cartes sur table, parce je crois quemon otage est suffisant. Si je me trompe, tant pis pour moi.

Mon dirigeable Strezzi et la mort par le riresont deux choses qui se tiennent étroitement, je vous le confirmesans difficulté. Une phrase de la comtesse de Graben-Sulzbach,lorsque j’eus le plaisir de la rencontrer à la gare de l’Ouest, m’adémontré que vous l’aviez deviné.

Je vous dirai donc tout. Penser que vous aviezseul en Europe pressenti la vérité vous sera consolant. Dans unvoyage… diplomatique que je fis à Saint-Pétersbourg, je rencontraiun certain Moriski, un savant de premier ordre, ancien médecin quis’était fait condamner aux mines sibériennes pour exercice… disonsun peu trop libre de la médecine, et s’était fait gracier, entrahissant des nihilistes prisonniers comme lui. Il était entréalors dans la police russe, s’était affilié pour les trahir encoreaux associations révolutionnaires. Seulement, comme il avait degrands besoins d’argent, et que ses convictions intimes nel’entraînaient ni vers l’empereur, ni vers la révolution, iltrompait les uns et les autres, moyennant rétribution. Le servicede la police et les comités révolutionnaires percèrent son jeu àjour presque en même temps, et le digne Moriski méditait tristementsur la fin qui lui était réservée : lente agonie dans lesmines de Sibérie, ou exécution plus prompte devant un tribunalrévolutionnaire, quand je le rencontrai. J’appris que ce savant,(car il l’est au plus haut degré) avait trouvé le moyen de préparerun projectile dont la combinaison est telle qu’en cas d’explosion,il se fragmente en impalpable poussière, ne permettant pas deconnaître sa nature. Mais le génial de sa découverte consistaitdans la charge de ce projectile. Du protoxyde d’azote liquide, quipar sa soudaine expansion pour redevenir gazeux, produisait à lafois un froid intense congelant instantanément tout dans un rayondéterminé et figeant sur les traits des défunts, cette contractionjoyeuse, qui a valu au gaz protoxyde d’azote, le surnom chimique degaz hilarant. Ceci n’était rien encore. Le docteur Moriskiavait réussi à ensemencer ses projectiles des bacilles oumicrobes de diverses maladies contagieuses, et à assurerla vie de ces atomes dangereux dans le gaz comprimé jusqu’à laliquéfaction. Le projectile explose : les assistants meurentde rire ; ceux qui pénètrent plus tard dans la salle,emportent avec eux les germes de maladies terribles, germes qui ontconservé toute leur virulence.

Strezzi se frottait les mains, évidemment trèssatisfait de son exposé.

Certains êtres sont dépourvus à ce point deconscience, qu’ils ne semblent pas concevoir l’horreur de leursactes.

Je le considérais terrifié. Ce grand seigneurme faisait l’effet d’une créature diabolique, vomie sur la terrepar un enfer moyenâgeux.

Strezzi ne parut pas remarquer notre attitude.Il continua :

– J’enlevai Moriski dans mon dirigeable.Je lui confiai la direction d’une usine en un coin parfaitementabrité contre les regards curieux… Vous ne l’avez pas découverte,n’est-ce pas, X. 323 ? malgré votre merveilleusehabileté.

L’interpellé marqua un geste négatif etStrezzi continua :

– Alors, j’ai vu les chanceliers des deuxgrands empires du centre, et leur ai tenu ce langage : Jusqu’àprésent, vous avez joué de la brutalité, de la puissance de vosarmes pour régenter l’Europe. Quel est le résultat ? Vous avezamené tous les peuples, lassés de votre hégémonie, à se confédérercontre vous. Vous êtes isolés au milieu des nations hostiles.Combien vous seriez plus les maîtres, et avec quelle sécurité, s’ilvous plaisait d’être aimables, gracieux au grand jour, tandis quedans l’ombre vous saperiez la puissance de vos voisins et sèmeriezla division chez eux. La guerre civile, voilà le vrai moyen decommander. Avec de l’or, on sème les grèves, les conflits decastes, ruine du commerce, des industries de l’étranger, avec monterrible engin, vous ferez le jeu des oppositions, quipuiseront une force dans les désastres que les gouvernements serontimpuissants à empêcher et à guérir.

Il avait parlé à des directeurs de peuples.Ils avaient prêté l’oreille à pareil langage ! non cela étaitimpossible. Les chefs des nations sont des hommes et non desfauves !

– Or, continua aimablement le comte, saluantX. 323 de la main, ceci vous flattera infiniment… ; on merépondit : X. 323… Oui, mon cher adversaire… Certes, medit-on, vous nous apportez la maîtrise du monde… ; mais aussil’écroulement de notre influence, la coalition de toute la terrecivilisée contre nous, le jour où seraient divulguées nos…opérations… À l’aide de mon Strezzi, je me fis fort durantdix ans d’échapper à toutes les preuves. – On haussa lesépaules : en six mois, me dit-on, X. 323 saura tout.

J’avoue que cela me blessa au vif. Quediable ! on a son petit amour-propre, et je m’écriaivivement : « Je réduirai X. 323 àl’impuissance… » On me déclara alors : « Si vousréussissiez cela, comte, vous seriez prince le jour même, et parune contribution spéciale, des millions seront mis à votredisposition. »

Le misérable se tut un instant. On eût cruqu’il voulait nous permettre de réfléchir à ses dernières paroles.Après quoi, il résuma ainsi sa pensée :

– Le titre de prince, la pluie demillions, voilà ce que je puis gagner. Vous concevez que pouratteindre un tel but, rien ne soit susceptible de m’arrêter.

Personne ne répliqua.

Ainsi que moi-même, mes amis devaient êtreécrasés par la cynique révélation.

– Parfait, murmura Strezzi. Vouscomprenez que votre impuissance ne doive faire doute pour aucun demes augustes… clients. Je veux donc que vous soyez mes alliés, mescomplices… Je crois savoir que vous êtes esclaves d’un serment,d’un honneur à reconquérir. Eh bien, je veux que vous ne puissiezplus tard me démasquer, sans vous perdre, ce qui n’est rien, maissans jeter en outre une honte nouvelle sur la tombe enquestion.

X. 323 poussa une sorte de rauquement.C’était l’angoisse terrible dont il était étreint qui, malgré lui,grondait dans sa gorge.

Ceci ne fit rien perdre de son calme àl’odieux orateur.

– Oh ! dit-il avec un sourire, s’iln’y avait que cela, peut-être refuseriez-vous, mais il y a encoremiss Ellen… Vous lutterez contre votre âme, mais vous céderez, car,vous ne savez pas encore ce que je lui réserve.

Je frissonnai jusqu’aux moelles. Quel suppliceinédit avait donc imaginé l’horrible individu ?

Il s’était levé, nous dominant de toute sahauteur.

– Voici ce que je veux, fit-il d’une voixstridente… La comtesse de Graben-Sulzbach deviendra comtesseStrezzi d’ici à huit jours.

– Elle ?

– Votre femme, moi ?

Ces deux mots nous échappèrent à miss Tanagraet à moi. Mais nous n’ajoutâmes rien. Avec une autorité surhumaine,X. 323, aussi blême que nous-mêmes, avait prononcé :

– Silence !

– Le mariage célébré, poursuivitimperturbablement Strezzi, le voyage de noces s’impose. Je vousl’offrirai original, nous l’exécuterons dans mon dirigeable.

– Et miss Ellen ?

– Je vous réunirai à elle, cela je m’yengage formellement. Les deux sœurs vivront l’une près de l’autre.Je ne m’opposerai même pas à ce que vous, seigneur X. 323, etvous comtesse, vous gagniez encore de la réputation en utilisantvos talents contre tous autres que moi-même. Seulement, quand vousvous éloignerez de ma surveillance, miss Ellen demeurera commeotage.

– Ah ! gémit Tanagra, parlant commeon rêve, mon frère, exigez-vous que je devienne la femme de cethomme ?

Dans l’excès de douleur qui m’annihilait, jele jure, je ne songeais pas à moi. Je comprenais, non pas que mafiancée était perdue pour moi, mais seulement qu’elle seraitcontrainte à un hymen odieux.

Que se passait-il derrière le masqueimpassible de X. 323. Quelle terrible puissance monami doit avoir sur lui-même. Pas un muscle de son visagen’avait tressailli, et sa voix sonna grave et douce, ne marquantaucun de ces frissons qui font hoqueter l’accent des plus rudesjouteurs.

– Est-il indispensable que ma sœur vousépouse, comte Strezzi ?

– C’est la seule façon d’expliquerhonorablement sa présence, la vôtre, dans ma maison…, où il fautqu’elle soit, afin que ma surveillance se puisse exercer. Je jouema tête contre la vôtre.

X. 323 courba la tête. L’argument étaitsans réplique. Il demanda encore :

– Et si la pauvre enfant ne s’en sentaitpas le courage ; si son cœur…

Strezzi eut un ricanement sinistre :

– N’ajoutez rien. Qui vous dit que je nel’aime point… Cela importe peu, du reste. Elle, sera comtesse, puisprincesse Strezzi, ou bien miss Ellen sera inoculée de la lèpre.Elle mettra deux années à mourir de la lente pourriture de ce malimmonde.

Ma parole d’honneur, je compris, pour lapremière fois de ma vie, que l’on pût perdre connaissance.

Ainsi qu’au fond d’un rêve, je perçus encoreces répliques :

– Je vous laisse quatre heures pour vousdécider… À six heures, je passerai dans la rue. Un mouchoir attachéà la barre d’appui de la croisée de ce salon m’informera que vousacceptez, et miss Ellen me deviendra sacrée, comme la plus chèredes belles-sœurs.

J’entendis des pas glisser sur le tapis, lebruit assourdi de la porte qui se refermait.

Et puis plus rien. Un silence de mort.X. 323, miss Tanagra, moi-même demeurions sans mouvement,abasourdis, hypnotisés par la vue de cette porte qui venait de serefermer sur notre ennemi disparu.

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