L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 15AU BORD DU LAC WEISSEN

J’estime que X. 323 doit être content demoi.

Content… Je prétends exprimer que, s’ilest encore vivant, il loue certainement le zèle, et j’ose ledire, l’adresse avec lesquels j’ai exécuté ses instructions.

Ma descente de la nacelle sur le sol a étévéritablement la reproduction de ces scènes burlesques dont nosdésopilants clowns, pantomimists excentrics, versent lecomique irrésistible sur le public des music-halls.

Nanti du masque qui m’aveuglait, j’aitrébuché, heurté tout sur mon passage. Je semblais être devenusubitement « lunatic », ce vocable saxon que lesParisiens traduisent par « gaga ». Plus un motdes coquins qui me guidaient ne paraissait impressionner monintellect.

Et pour finir, je trouvai le moyen dem’embarrasser les pieds dans un buisson que ma bonne étoile semasous mes pas (oh ! étoile, buisson… me voici encore dans uneagriculture fantaisiste), et je roulai par terre, entraînant avecmoi mes gardes du corps.

Des rires, des jurons, accompagnèrent latriple chute. Je suis convaincu qu’à ce moment tous les regardsconvergèrent sur moi. C’était là ce que mon futur beau-frèrem’avait recommandé ; en toute sincérité, il ne pouvait espérermieux.

Le masque qui m’aveuglait, se sépara de maface au choc, et je vis, je vis que nous nous trouvions au bordd’un lac, encadré de montagnes d’altitude moyenne. Au loin, sur larive, des lumières tremblotaient, décelant la présence d’uneagglomération. Le ballon se balançait mollement, sa nacelleaffleurant le sol en pente douce.

J’entendis claquer un revolver que l’onarmait. La voix de Strezzi s’éleva :

– Goertz ! Il voit ! Ilvoit ! Goertz ! Mille diables !

Goertz, j’entendais ce nom pour la premièrefois et il me fut aussitôt antipathique, on le concevra aisémentquand j’aurai relaté la réponse dudit à l’appel du princeStrezzi.

– Faut-il le brûler, Altesse ?

Ceci accompagné d’un revolver dirigé sur moncrâne, m’incita à protester.

– Je vois, et après. Suis-je responsabled’un accident. Je vois et j’en suis bien avancé… Une nappe d’eau,des montagnes. Sais-je où je me trouve ?

– Après tout, vous avez raison, grommelale chef des services de reconnaissances et d’aérostationmilitaires… Et puis, vous êtes dans toute cette affaire par hasard,sans avoir été mon ennemi de propos délibéré… Ramassez le masque,Goertz, et mettez-le dans votre poche. Les yeux de sir Max Trelam,comme il l’a dit si justement, lui montreront un lac et desmontagnes, mais ce paysage demeurera anonyme. Allons, assez detemps perdu, en route. Il ne faut pas que l’aube nous surprenne enchemin.

Mes guides m’empoignèrent par les bras.Tanagra et miss Ellen, maintenues de même façon, meprécédaient.

Strezzi et celui qu’on appelait Goertzmarchaient sur le flanc de la petite colonne, dont l’arrière-gardeétait formée par huit hommes du personnel de l’aérostat.

Il ne devait à mon estime, rester à bord quequatre personnes : le pilote et trois aides, sans compterX. 323, lequel on s’en doute, ne figurait pas au rôled’équipage.

Avant de nous suivre, Strezzi donna cetordre :

– Pilote, vous rallierez le garage deVienne. À grande hauteur, n’est-ce pas. Il importe que notredirection ne puisse être relevée de la surface du sol.

– À votre satisfaction, Altesse.

Je considère à présent Goertz, à qui je garderancune de son intervention de tout à l’heure.

C’est un homme de taille moyenne, maigre, lecorps légèrement déjeté à droite. Il a une face à la peau grisâtre,une casquette s’aplatit sur ses cheveux noirs, dont les mèchesemmêlées frisottent sur son front, venant rejoindre une barbeclairsemée. Mais ce qui le caractérise surtout, ce sont d’énormesbésicles aux verres rouges, donnant à sa figure un aspectfantastique et inquiétant.

J’ai su depuis que cet homme était atteint decette maladie de l’œil que l’on nomme le daltonisme,laquelle consiste à ne pas voir une couleur. Ainsi, Goertz, lecontremaître de l’usine de mort où l’on nous conduit, ne distinguepas le rouge ou mieux il le voit vert,c’est-à-dire en teinte complémentaire. Ses lunettes rouges (vertespour sa vision) le mettent à même de discerner le rouge à l’étatcomplémentaire du vert.

C’est là un phénomène d’optique très connu,mais dont l’explication demeure compliquée, ainsi que vous pouvezvous en apercevoir.

Toujours est-il que ce Goertz me parut dotéd’un air féroce et rusé, qui me produisit la plus mauvaiseimpression.

J’adressai, à travers l’espace, un regret auxbonnes communes figures de Herr Logrest et de sa lady. Ah !ceux-là n’inspirent pas l’inquiétude aux prisonniers confiés à leurgarde !

Nous suivions la rive du lac… J’ai su plustard que nous étions dans la province autrichienne de Carinthie,dans la région montagneuse et boisée qui borde la rive droite de laDrave… Le lac s’étendant sous mes yeux était le lac de Weissen etla localité éclairée par ses lumières, la petite ville deWeissenbach.

Maintenant le chemin montait en pente assezraide, s’éloignant de la berge de la nappe d’eau. Nous escaladionsl’une des collines qui lui font une ceinture dentelée.

– Altesse, le ballon s’élève.

C’est l’homme aux lunettes rouges qui aprononcé cet avertissement. Strezzi et lui se retournent. Je lesimite. Je distingue loin déjà un fuseau d’un noir intense seprofilant sur l’obscurité moindre du ciel.

Le dirigeable monte, monte, avant de prendreson élan vers Vienne, où il attendra, inoffensif d’apparence, lemaître qui va préparer la mort que l’aérostat sèmera sur lemonde.

Il va traverser le lac, car il oblique àprésent vers l’étendue d’eau.

Pourquoi mes yeux se rivent-ils sur lasilhouette mobile ?

Est-ce que j’espère, est-ce que j’attendsquelque chose… Quelle chose puis-je attendre ? Aucuneévidemment, et cependant au fond de moi, un instinct mecrie :

– Ne le perds pas de vue… X. 323 vate déceler sa présence.

C’est fou, n’est-ce pas.

Et brusquement mes pieds semblent s’incrusterdans le sol. Je ne puis plus avancer, pétrifié par ce que jedistingue.

Une inexplicable clarté entoure l’aérostat,reflétée par les eaux du lac qu’il domine de quelques centaines demètres.

Le phénomène surprend évidemment toute latroupe. Mes guides ont fait halte comme moi. Strezzi et Goertz sontégalement immobiles.

– Qu’est-ce que cela ?

La question a à peine dépassé les lèvres deStrezzi que le ballon semble radier des éclairs. Il prend l’aspectd’une aurore boréale sphérique, et puis au bout d’un instant levent nous apporte une détonation assourdie.

Une sorte de verticale lumineuse se dessinedans l’air, s’éteint dans le lac… Le bruit d’un éclaboussementformidable, monte vers nous, comme si un poids énorme venait des’engouffrer dans les ondes noires.

Au ciel, plus rien qui rappelle le navireaérien. La silhouette fusiforme a disparu. Le ballon s’estévanoui.

Et la voix rauque du prince se vrille dans montympan :

– Une catastrophe !

Goertz réplique :

– Une explosion d’hydrogène.

Et avec un haussement d’épaules :

– Bah ! cela se reconstruit unballon. Vous êtes descendu au bon moment, Altesse. Si vous aviez euvingt minutes de retard, j’aurais risqué de vous attendre aurendez-vous jusqu’au jugement dernier.

Il est sinistre cet individu qui raille aprèsl’horrible accident.

Le gaz a pris feu, l’enveloppe a éclaté. Lanacelle et ses passagers sont tombés de mille mètres peut-être, etle lac les a engloutis, effaçant toute trace de l’engin qui planaittout à l’heure, redoutable et superbe au plus haut des airs.

Et mon cœur se serre.

X. 323 était-il à bord ?

Sans doute, il se proposait de débarquer enmême temps que nous, désireux de découvrir le gîte où le princeStrezzi fabriquait ses projectiles du crime… Seulement, a-t-ilréussi ?

Ah ! quel point d’interrogation tragique,insoupçonné par ces deux femmes, mes sœurs aimées, qui là, toutprès, les yeux aveuglés par le masque, se tiennent immobiles,ignorantes du drame dont l’atmosphère vient d’être le théâtre.

Strezzi grommela des motsincompréhensibles.

Il me semble qu’il attribue le désastre à uneautre cause que le hasard. By heaven ! Je devine. Il songe queX. 323 est libre et alors… Il y a de l’inquiétude dans sa voixlorsqu’il commande rudement :

– En avant ! Et surtout, attention…Tant pis pour quiconque croiserait notre route.

Mes guides, qui ne m’ont pas lâché,sursautent. Eh ! Eh ! il paraît que le prince mène sonmonde par la terreur.

On repart d’un pas plus rapide. C’est uneprocession de spectres dans la nuit. Pas un mot. Simplement lebruit des respirations que l’escalade essouffle.

On arrive à la crête de la hauteur. Un plateauherbeux de faible étendue est traversé. On s’engage sur la penteopposée. Des arbres touffus croisent leurs branches au-dessus dusentier que nous dévalons dans une vague allure de fuite.

Soudain, nous débouchons dans uneclairière.

Une cabane est là, adossée à la pente, faisantcorps avec elle. On rencontre souvent dans les pays de montagnesdes habitations de ce genre, mi-partie maçonnerie, mi-partiecreusées dans le roc.

Ce qui me frappe, c’est que dans la porte decette chaumière, asile sans aucun doute de la pauvreté, se découpel’ouverture d’une boîte aux lettres.

C’est là un accessoire de luxe peu habituelaux masures.

Ah ! je comprends, la chaumière est untrompe-l’œil. Nous nous arrêtons devant la porte, et celle-citourne sur ses gonds sans qu’il ait été nécessaire de frapper.

Je recule d’un pas.

Sur le seuil se montre une étrange figure. Onla dirait échappée aux estampes moyenâgeuses illustrant leschroniques légendaires allemandes.

C’est un homme maigre, aux membres sidépourvus de muscles que les vêtements se bossuent, modelant lesarticulations osseuses.

Et au-dessus du col long, où le cartilage queles commères dénomment pomme d’Adam, accuse une saillieextraordinaire en dent de scie, sur ce cou qui semble trop faiblepour la soutenir, se balance une tête énorme, blafarde, aux lèvressans couleur, aux yeux pâles sous d’épais sourcils d’un blancjaunâtre, au front qui semble démesuré, agrandi qu’il est par unecalvitie complète.

L’apparition fantastique est éclairée par unelampe électrique qu’elle tient à la main.

C’est un homme, et cet homme fait songer auxlarves mystérieuses échappées des asiles de ténèbres que les poètesd’autrefois appelaient les enfers.

L’être est répulsif, inquiétant, débile etformidable.

– Le professeur Morisky salue Son Altessele prince Strezzi.

C’est l’être qui a parlé. Parler, peut-ondésigner ainsi les syllabes émises par une voix grinçante qui n’arien d’humain.

Et Strezzi se fait aimable pourrépondre :

– Mon cher professeur, vous savez ma joiequand je puis venir partager vos travaux.

Oh ! Oh ! il le ménage celui-ci. Iln’est plus le maître devant un serviteur qu’il est assuré decourber sous sa volonté. Dans son accent sonne le respect del’élève pour le chef d’école.

Et l’horrible habitant de la chaumièreprononce dans un ricanement grêle et faux :

– Eh ! Eh ! Assez content desdernières expériences… Vous verrez, vous verrez… Notre mode depropagation était défectueux. On risquait d’être découvert…Maintenant, plus rien de semblable, plus de ballon, plus de canon…Plus qu’un simple touriste se promenant les mains dans ses poches…Eh ! Eh ! Vous verrez ! vous verrez !

La gaieté de cet être squelettique me cause unmalaise qui va jusqu’à la souffrance. Mais son masque bizarrereprend l’immobilité. Il s’efface :

– Eh ! je vous laisse là, à laporte. Entrez, entrez, Altesse… Sans doute, vous êtes las… Il n’y aque moi qui n’aie pas besoin de sommeil… Reposez-vous, car il fautun esprit clair pour comprendre l’œuvre menée à bien… Oui, unesprit clair. Au réveil, vous serez satisfait d’avoir arraché auxbagnes de Sakhaline, le savant que les Russes ignares y avaientenfermé, alors qu’en le déchaînant contre les Japonais, ils eussentexterminé cette race orgueilleuse et remporté la victoire.

De nouveau son rire pénible grelotta.

L’Allemagne, l’Autriche, sont mieuxinspirées… ; le professeur Morisky est le conquérant moderne.Il fabrique lui-même ses armées qu’aucune sainte Geneviève, aucuneJeanne d’Arc, ne sauraient arrêter.

Sur ma parole, cet individu me faisait peur.J’avais compris que, devant moi, se dressait le collaborateurinconnu de l’œuvre antihumaine du prince Strezzi.

J’avais sous les yeux l’être abject et génial,qui domestiquait les microbes ; le fou qui, par un phénomèneeffroyable de perversion de la conscience, mettait une science horspair au service de la Destruction.

Et malgré moi, ma pensée se cristallisa entreces deux entités empruntant à l’émotion de l’heure présente uneopposition de légende : Pasteur, le nécromancien bienfaisantde la vie par les microbes… Ce Morisky, diabolique adepte de lamort par les invisibles.

Mais on nous entraîna dans la cabane. Uncouloir étroit, une logette vitrée, avec une échelle montant versl’étage unique ; puis un escalier de pierre s’enfonçant dansles entrailles du sol.

Une longue descente, suivie de galeries au soluni, évidemment rasé à la « mine », car lesstalagmites, correspondant aux stalactites descendant de la voûte,ont disparu.

Et puis, dans cette vision commune à toutesles cavités souterraines évidées dans les terrains calcaires par lelent travail des eaux, des coins transformés en ateliers, enchambres, par des cloisons de planches ; frustes installationsqui détonnent auprès du riche décor sculpté par la nature.

Je me laisse enfermer dans une de ceslogettes.

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