L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 4L’ANGOISSE DE VOIR DOUBLE

– Vous voudrez bien vous laisser banderles yeux. Dans cinq minutes, vous serez débarrassés et miss Ellensera en face de vous.

Voilà ce que prononça le comte Strezzi en nousjoignant dans la cabine.

Il est absolument sûr que nous ne protesteronspas, car sans attendre notre réponse, il ajoute :

– Allez !

Les matelots du dirigeable, qui le suivent,s’approchent de nous. Que tiennent-ils donc à la main. Ce ne sontpoint des « bandeaux », mais des masques qu’ils nousappliquent sur le visage.

Oh ! Comme cela, nous sommes bienaveuglés ! Quel luxe de précautions ! Décidément le comteStrezzi est le diable en personne, ou plutôt le diable légendairene serait auprès de lui qu’un naïf petit garçon.

Un bandeau peut glisser, permettre de voirsans que le geôlier s’en doute ; mais un masque plein… J’enarrive à douter de X. 323. Jamais il ne triomphera d’un pareilennemi, dont l’astuce exceptionnelle se révèle dans les moindresdétails.

– Attention, fait une grosse voix, nousallons débarquer.

Nous sommes donc arrivés ? C’est vrai, lemoteur ne fonctionne plus. Quand s’est-il arrêté ? Tout àl’heure, sans doute. Nos préoccupations nous ont empêché de leremarquer. Et puis cela n’a aucune importance. Nous allons sortirde cet odieux dirigeable ; nous allons voir miss Ellen.

Je me sens troublé à cette pensée…pourquoi ? C’est l’avenir qui explique toutes choses. Telleest la réponse philosophique aux innombrables questions que leprésent est inapte à élucider.

Mais j’ai une confiance robuste dans monintellect. Aussi je n’hésite pas à me déclarer que mon émoiprovient uniquement de ce que je me demande si miss Ellen, enpersonne, ressemble aussi étonnamment à sa sœur que la photographievue à Trilny-Dalton-School, avant mon départ de Londres.

On me prend par le bras. Une grosse voixm’avertit paternellement :

– Attention, ne vous heurtez pas auchambranle… ; tâtonnez avec le pied, il y a deux degrés àdescendre… là, vous voilà sur le pavé de la cour.

C’est vrai. Mes pieds foulent des pavés. Jesuis sur la terre ferme.

– Marchez sans crainte, m’ordonne monguide.

J’obéis. Je compte trente pas. Je crois quej’ai lu naguère un roman d’Anne Radcliffe, où un prisonnier, ou uneprisonnière, je ne souviens pas bien, dans une situation aussiobscure que la mienne, se rend compte de la disposition de saprison, tout simplement en se livrant à la petite opération quej’indique.

C’est résolument ridicule, je le pense commevous. Ce qui ne m’a pas empêché de nombrer mes pas. Trente !Alors le sol change. Ce sont des dalles très larges qui mesupportent. Et puis la résonnance m’avertit que nous parcourons unvestibule.

Trois marches, puis quarante-trois pas, uncouloir sans doute. Je redescends quatre degrés… Tiens nous revoicien plein air. Dans un jardin probablement, car mes pieds foulent unpetit gravier qui craquelle sous mon poids.

Décidément, nous traversions un jardin. À deuxreprises des branches me caressèrent un peu rudement. Cela étaitdécisif.

Et puis derechef, des degrés au nombre decinq, et ils sont en bois, avec une double rampe rustique. Cetescalier n’est point large, car mon guide monte derrière moi en medisant :

– Prenez la rampe à droite et àgauche.

Sur la dernière marche, il me reprend lebras.

– Attention, une porte à droite.

Cette fois nous pénétrons dans un salon, unparloir, ou quelque chose d’approchant. Je foule un tapis. On mepousse dans un fauteuil.

On chuchote, on s’agite autour de moi. Enfinje perçois l’organe sec du comte Strezzi.

– Enlevez les masques et laisseznous.

Pffuit ! Mon masque cesse d’appliquer sonmoulage sur ma figure.

Ébloui par le brusque passage de l’obscurité àla lumière, j’entrevois confusément un salon assez luxueux, deuxlarges fenêtres avec baldaquins et rideaux rouges et or, donnantsur un jardin touffu… et je referme les paupières.

Quand je les relève, je puis regarder mieux…Je reconnais X. 323, mon frère, ma chère bien aimée sœurTanagra, assis comme moi.

Et en face de nous, debout près d’une tenturequi semble masquer une porte, Strezzi, avec à ses côtés, un groshomme, de tournure militaire, qui lui parle à voix basse,soulignant ses phrases murmurées de gestes obséquieux.

– Eh bien, Herr Logrest, prononce lecomte, je crois que le doux instant de la réunion est venu.

– À vos ordres, à vos ordres, bredouillele personnage écartant la tenture. – Entrez, entrez,Fräulein ; ceux qui se trouvent là seront heureux de vousvoir.

Un tourbillon d’étoffes traverse le salon dansun cri étranglé. C’est Tanagra qui a bondi vers la silhouetteféminine, apparue à l’appel de celui que le comte a nommé HerrLogrest… Elle a enlacé la nouvelle venue. Des bruits de baisers,des soupirs, et puis elle entraîne la personne versX. 323.

– Enfant chérie… ; notre frère.

Je suis médusé. Mon cerveau ne pense plus, lesMénechmes, Amphitryon, Martin Guerre, Cockwell, Toms et Gil, j’ailu l’histoire de ces prodigieuses ressemblances, mais lire n’estpoint voir. Devant la réalité, je me sens déconcerté, flottant dansun brouillard de rêve.

X. 323 est là, entre deux Tanagra,identiques de traits, de taille… et même ce qui m’étonne, decostume.

C’est la même jaquette, la même jupetrotteuse, les mêmes brodequins de cuir fauve… Le chagrin a marquéd’empreintes semblables les deux adorables visages. La rieusevierge de Trilny-Dalton-School s’est fondue en mélancolie comme sasœur.

Et à ce moment, Strezzi qui s’est approché demoi sans que je prête attention à son mouvement, se penche à monoreille.

– Herr Max Trelam, je n’ai pasd’animosité personnelle contre vous. J’ai été désagréablementaffecté de devoir barrer votre chemin d’amour…

Et riant sans bruit :

– Avec l’aide d’un couturier, deux robescommandées au lieu d’une, j’ai obtenu cet effet que l’on peutconfondre l’une des sœurs avec l’autre… Ceci pour vous démontrerque je souhaite votre contentement, que les niais seulss’abandonnent au désespoir et qu’une fiancée perdue se remplace.– Si j’étais banquier, je vous dirais : c’est un simpletransfert d’amour.

Il ne me vint aucune réplique à l’esprit.

Le fait que cet homme antipathique formulât,en termes semblables, la pensée énoncée par ma sœurTanagra, me pétrifia littéralement.

Du reste, Strezzi n’avait pas attendu maréponse. De même qu’un corsaire qui, après avoir craché sa bordéed’obus à l’ennemi, s’empresse de se mettre hors de portée, il avaitrejoint le gros homme, Herr Logrest, lequel, la face épanouie,assistait à la scène en personnage philosophe que le triomphe descoquins n’empêche pas de dormir.

Et puis, by Jove, on eût cru qu’il agissait deconcert avec ma chère Tanagra.

Je n’avais pas encore repris mon équilibremoral, que celle-ci venait à moi, tenant sa sœur par la main, etelle disait, me présentant à sa vivante image :

– Ellen, sir Max Trelam… Un loyalgentleman à qui notre frère et moi serions heureux de confier ceque nous avons de plus cher au monde. Tu sauras plus tard quellespreuves d’affection, de confiance, de dévouement, il nous adonnées.

La main de miss Ellen se tendit. La prendre,c’était acquiescer aux paroles de Tanagra, dont le double sens nepouvait m’échapper.

Cela est exact ; mais la refuser eûtconstitué une injure imméritée.

Et je pris la main de la jeune fille, avecl’impression que mes doigts pressaient la main de Tanagra. C’étaitla même peau satinée, la même forme élégante, longue sans êtregrande, mince sans être menue.

Et je baissai les paupières sous le regard quemiss Ellen fit peser sur moi.

Quel étrange regard. Je pensai y lire laprière, la gratitude, une sorte de foi admirative. Pourquoi toutcela ? Bien certainement, les événements m’avaient accordé le« coup de marteau », grâce auquel les sagesexpliquent toutes les actions des fous.

Car quelle apparence que la jeune personnesongeât à m’implorer ou à m’admirer. À la rigueur, je pouvaisadmettre sa reconnaissance indéfinie, puisque sa sœur venait derendre témoignage à mon amitié dévouée. Et encore une toute petitereconnaissance, une petite reconnaissance à bouton destuc, comme disent les Chinois pour exprimer qu’un homme n’estpas même mandarin de dernière classe.

Et cependant, elle disait, cette copietroublante de la Tanagra :

– Je vous remercie, sir Max Trelam. Déjà,ma sœur m’avait dit votre bonté.

Je fis un geste de dénégation modeste. Cela meparaissait incomparablement plus facile que de prononcer uneparole. Ma langue, positivement, s’était collée à mon palais. Etpuis mes yeux communiquèrent à mon cerveau une impression devertige. Je ne pouvais me défendre de penser que je voyaisdouble.

Cette Tanagra qui parlait auprès de cetteTanagra, l’écoutant avec un mélancolique sourire, me plongeait dansune atmosphère d’irréel.

Si la scène s’était prolongée, je crois que jeserais tombé dans la folie.

Mais le comte Strezzi veillait. Il s’étaitavancé vers nous.

– Après ce voyage nocturne, fit-il du tonpaisible d’un hôte, soucieux du bien-être de ses invités, j’estimeque vous aurez plaisir à réparer les outrages de la route. Si vousle permettez, je vais vous faire conduire aux chambres préparéespour vous recevoir.

– Je ne quitterai pas ma sœur, questionnaTanagra ?

– Miss Ellen vous accompagnera, puisquevous le désirez, chère comtesse. Il n’est jamais entré dans mesvues de séparer deux sœurs aussi tendrement unies.

Sur les lèvres de X. 323, je crus voirpasser un sourire.

Qu’est-ce qui amenait ce sourire ;impossible de le savoir. Je m’accoutumais d’ailleurs auxinterrogations, non suivies de conclusions et je n’insistaipas.

Au surplus, une fille de service, et un grandgarçon blond que je jugeai être un valet de chambre, paraissaient,appelés sans doute par une sonnerie que je n’avais pasentendue.

– Martza, ma fille, ordonna Logrest, vousallez guider ces dames vers les chambres bleue et rouge.En passant, vous indiquerez la salle du Madgyar à cethonorable monsieur.

L’honorable monsieur, c’était moi.

Il s’adressait déjà à l’homme arrivé en mêmetemps que la servante Martza.

– Frickel, je vous charge du seigneur quevoici. – Son index touchait presque la poitrine de X. 323. –Vous savez l’appartement désigné ?

X. 323 sur les pas de Frickel ; moi,suivant les deux Tanagra enlacées, lesquelles marchaient derrièrela servante Martza, nous quittâmes le salon tandis que Herr Logrestse frottait les mains d’un air satisfait, sans que je pussepercevoir le motif de sa satisfaction.

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