L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 2LE CANON DU SOMMEIL

X. 323 avait disparu, jugeantvraisemblablement qu’il m’avait dit tout ce qu’il jugeait opportunde me confier.

Et ce ne fut pas par raisonnement, ce futd’instinct que je me mis à sa recherche.

Je crois, tout bien considéré, que j’obéissaismachinalement à une suggestion de l’inexplicable personnage.

Déjà, à Madrid, j’avais eu l’impression d’agirselon une volonté inexprimée. Je m’étais… aperçu est bienprétentieux et dit plus que ma pensée, mais une vague intuitionm’avait averti que l’être de logique déductive qu’est mon« ami espion », calculait avec toute la certitudemathématique que, étant connu mon caractère, j’agirais certainementdans un sens facile à prévoir en une circonstance déterminée, etqu’il me soumettrait à des aventures voulues, pour m’amenerfatalement aux actions devant servir ses desseins.

Mes pieds se mirent à effectuer des pasréguliers tout autour de la nacelle.

Oh ! l’on pouvait s’y promener. Longue devingt mètres, large de sept, affectant la forme d’un bateau effiléaux deux extrémités, elle était occupée dans sa partie centrale parune sorte de rouf aux cloisons démontables, abritantmoteur, roue de manœuvre du gouvernail, dans un premiercompartiment. Un second contenait des couchettes pour les passagerset se dénommait « la cabine ». Enfin untroisième, plus spacieux que les deux autres, mais rigoureusementclos, m’avait paru être affecté au personnel manœuvrier.

On pénétrait dans le hall du moteur par uneporte légère regardant l’avant de l’aérostat, dans la cabine, pardeux ouvertures latérales. Enfin le seul accès de la dernièrechambre consistait en une baie face à l’arrière.

Or, ayant fait le tour de la nacelle, je meheurtai presque à un groupe, arrêté devant cette baie. J’eus peineà retenir une exclamation de surprise.

Les causeurs étaient le comte Strezzi,X. 323 et Tanagra. Ce me fut pénible de distinguer dans lapénombre, la silhouette gracieuse de celle que j’aimais.

Je fis un pas en arrière, avec l’intention deme rejeter dans l’ombre, d’interposer entre elle et moi un mur deténèbres ; mais la voix du comte arrêta le mouvementvoulu.

– Ah ! Sir Max Trelam, vous arrivezà point. Le reporter du Times ne pouvait manquer àl’événement.

– Et puis, ajouta X. 323, il sera untémoin de notre complicité acceptée volontairement.

Le comte riposta par un riregrinçant :

– On ne peut rien vous cacher, mon cherbeau-frère, rien du tout. Craindriez-vous le témoin MaxTrelam ?

– Non, non, vous ne le croyez pas ?J’accepte toute la responsabilité de mes actes. Ma conceptionmorale ne saurait être celle des bons et paisibles bourgeois deVienne, dont la vie s’écoule entre la Grabenstrasse et le Prater.Je conçois votre mentalité, mon cher comte ; je dirai plus,elle m’intéresse. Donc…

– Vous vous joignez à moi pour prier MaxTrelam de ne pas nous quitter.

L’interpellé se tourna vers moi.

– Je vous en prie, Max Trelam.

Il me sembla percevoir comme un gémissementétouffé. Tanagra s’était détournée, elle ne regardait pas de moncôté. Les deux hommes ne semblaient point s’occuper d’elle. Jevoulus, moi aussi, dire quelque chose. Je demandai :

– De quoi s’agit-il ?

Mais je demeurai bouche bée en entendant lecomte me répondre avec l’indifférence d’une maîtresse de maisonoffrant cake ou salt-lozenges à un visiteur :

– D’assister à une expérience du Canon dusommeil.

Et aimablement ironique :

– Je pense aller au-devant de vos désirs,car, si je ne m’abuse, vous avez quitté Londres à cetteintention…

Et comme je demeurais muet, troublé au delà detout ce que l’on peut, croire, il continua :

– Voyez-vous, chez moi le sentiment de laconfraternité est excessif. Nous fûmes confrères durant quelquesheures, et je souhaite épuiser en votre faveur, tout le bon vouloirque ma situation m’interdit de répandre sur la presse engénéral.

Cet Autrichien avait autre chose dont il ne serendait pas compte. Il avait la science de me consoler.

En l’écoutant, j’oubliais mon chagrin, pristout entier par une colère formidable. Ses railleriesm’exaspéraient. Des injures m’eussent été moins insupportables.Vous savez le proverbe : C’est la mouche qui affole le lion.Or, sans me comparer au lion, et sans invectiver Strezzi duvocable : mouche, je concevais, avec une clarté aveuglante, lavérité de l’adage.

Il est probable que j’allais répliquervertement ; mais X. 323 veillait sur moi.

La nuit avait beau être complète, il lisaitdans ma pensée. Il coupa net la phrase cinglante déjà sur meslèvres.

– Quoi, Max Trelam, vous ne demandez pasce qu’est le Canon du Sommeil ? Avant l’expérience, quelquesexplications sont de mise pourtant.

Après quoi, sans me donner le loisir de mereconnaître :

– Le Canon du Sommeil, cher Max Trelam,est une sorte de couleuvrine qui expédie par le simple mouvementd’une manette, ce projectile, déjà expérimenté à diverses reprises,et que M. le comte Strezzi, l’inventeur ou presque, dénommapittoresquement « une pilule hilare… » Celui qui tue parl’hilarité a forcément le mot pour rire, n’est-ce pas ?

La voix de mon « ami » était calme,et cependant elle sonnait étrangement dans le silence.

– Eh bien ! il paraît que dansquelques minutes, nous arriverons au-dessus d’un village, occupépar des troupes de Serbie… Là, se trouve le quartier général d’uncommandant de corps d’armée, dont la compétence militaire exalteles espérances des patriotes serbes… Si cet homme vit, la guerreest presque inévitable contre l’Autriche ; des milliers dejeunes soldats périront. Eh bien, au-dessus du logis de cet hommedangereux, M. le comte Strezzi m’accorde l’insigne honneurd’actionner sa manette du Canon du Sommeil… Le général meurt derire, et une charmante petite épidémie de choléra asiatique donnerasatisfaction à ces Serbes remuants, qui ne rêvent que mort etbatailles. Ceci est tout à fait intéressant. Ne trouvez-vouspas ?

Il me fut impossible d’énoncer un mot. Lasignification de la phrase prononcée tout à l’heure à mon oreillepar ce même X. 323, se précisait terriblement.

– Nous aurons à gravir une échelle dehonte, avait-il dit.

De honte, ah oui ! Mais d’horreuraussi.

C’est égal, on a raison de dire que lescirconstances font l’homme. À Londres, en temps normal, je me fusserécrié ; vous avez de moi une opinion suffisamment honorablepour n’en pas douter. J’aurais flétri sans pitié l’être assezdépravé pour collaborer à une expérience criminelle, alors qu’ilest toujours possible de sauver l’honneur en renonçant à vivre.

À ce moment, aucune idée de ce genre ne mevint.

Peut-être aussi, ma conversation précédenteavec mon « ami » m’avait-elle suffisammentextériorisé, pour me permettre de partager la conception de sonesprit. Toujours est-il que j’admirai son calme courage, que jesentis clairement l’héroïsme qu’il allait montrer en commettant lecrime imposé par le vainqueur, et cela dans l’espéranceproblématique de délivrer un jour le monde du fou cruel, capabled’avoir imaginé le Canon du Sommeil.

Ô, brave Université de Cambridge ! Direque je te maudissais jadis, quand je me débattais dans le maquis dela morale relativeet de la morale absolue, desconcepts contradictoires du fini et de l’infini,du particulier et du collectif. Et maintenant,c’était grâce à ce fatras que je parvenais à comprendre ce qui sepassait en moi.

Pour une fois, la philosophie secourait sondisciple !

Au sens pratique, j’admirais, si l’on peutemployer ce mot à l’égard d’un être qui inspire le maximum derépulsion, le comte Strezzi.

Comme il enveloppait ses adversaires dans leréseau inextricable de ses combinaisons.

Miss Ellen était son otage. Tanagra portaitson nom ; X. 323 se courbait captif, sous sa volonté.Cela ne lui semblait pas assez… Il supputait les lendemains moinsheureux. Et il rivait la chaîne des vaincus en les associant aucrime.

Certes, il y avait en lui un esprit atroce, unesprit du mal justifiant les mépris, les représailles les plusviolentes, mais je devais reconnaître que c’était un esprit d’unecertaine envergure.

Un léger froissement métallique me rappela àl’attention.

Le comte venait d’ouvrir la porte ducompartiment n° 3 ; le compartiment, je le savais àprésent, du Canon du Sommeil.

– Veuillez entrer, fit-il d’un ton polioù néanmoins on sentait percer l’ordre.

Il s’était effacé. Nous défilions devant lui.Tanagra détournant toujours la tête, comme si elle avait craint derencontrer mes regards.

Pauvre chère victime !

– N’avancez pas plus loin, prononçaencore Strezzi. Je referme avant de donner de la lumière. Il estinutile de signaler notre présence par un rayonnementélectrique.

Le glissement de la porte, frottant contre lesobturateurs de caoutchouc, puis une clarté intense. Des ampoulesfixées aux parois, répandent sur nous les rayons blancs de la féeélectricité.

Je promène autour de moi, un regardinvestigateur. En dépit de mes émotions, la curiosité qui estdécidément la caractéristique du reporter, persiste.

La salle a vingt mètres carrés, cinq surquatre. Les parois sont complètement nues ; elles sontrevêtues d’un enduit noir, mat, sur lequel les rayons lumineux nese réfléchissent pas.

Brrr ! le cadre est lugubre.

Mais au centre, fixé sur un bâti de bois, quedes pattes boulonnées rivent au plancher de la nacelle, un canonest pointé vers la terre, ce qui lui donne l’apparence la plushétéroclite.

On n’a jamais vu de canon dans cette situationsur un affût. Il mesure à peine une mètre de hauteur, son diamètrene dépasse pas cinquante millimètres et à la partie supérieure, laculasse ouverte, rabattue autour de sa charnière, permet deconstater que l’épaisseur de l’arme est à peine d’undemi-centimètre. Évidemment cette pièce d’artillerie n’a pas àrésister à des pressions considérables comme ses similaires desarmées de terre et de mer.

Cela a l’air d’un jouet un peu volumineux, etje frissonne en songeant que le « joujou » valancer le choléra, plus terrible projectile que les obus les plusredoutables. Mais Strezzi parle.

– Veuillez regarder au plafond.

J’obéis comme mes compagnons. Bizarre leplafond, un rectangle blanc se découpe dans un encadrement noir. Oncroirait voir une gigantesque lettre de deuil.

Et des manettes cliquettent sous les doigts ducomte. Je le considère. Sa taille s’est redressée de toute sahauteur, une expression féroce crispe diaboliquement sa figure. Ilme semble être le génie des ténèbres, qui commande auxdésastres.

Il a surpris mon coup d’œil. Du doigt, il medésigne le plafond. J’y reporte mon attention.

Stupéfiant ! Le plafond s’anime. Surl’écran blanc se dessinent des formes. Oui, voici un village, unjoli cours d’eau, des vergers, le lavoir. Cela donne l’impressiond’un plan en relief.

Et lui, d’une voix où vibre letriomphe :

– Ne vous étonnez pas… Une transformationheureuse de la phototélégraphie, expérience réalisée entre Berlinet Paris, vous vous souvenez, Herr Max Trelam, le Times ena rendu compte.

J’incline la tête. Mais l’explication nesatisfait pas X. 323.

– La phototélégraphie transmet etreproduit les images à grande distance, monsieur le comte,seulement, elle ne les transmet que si elles sont éclairées.

– Très juste, d’où vous inférez…

– Que ce que nous voyons étant sans doutele pays sur lequel nous planons…

– Sur lequel nous stationnons, rectifiaStrezzi.

– Soit… planer ou stationner peu importe.Le pays est dans la nuit…

– Et vous ne songez pas aux rayons N, àces rayons obscurs dont l’illustre savant français Curieavait deviné la transformation possible en rayonslumineux. J’ai réalisé ce qu’il avait soupçonné, voilà tout,et dès lors, je fais du jour avec des ténèbres.

Dire l’orgueil de cette affirmation estimpossible. Mais ceci n’eut que la durée d’un éclair, et s’évaporacomme la bouffée bleuâtre s’échappant d’une cigarette. Le comteredevint maître de lui, puis du ton froid qui lui étaithabituel :

– Ces renseignements voussuffisent-ils ? questionna-t-il.

Et X. 323 s’étant incliné, il reprit,l’index pointé vers le plafond :

– Vous discernez cette maison plusimportante que ses voisines, située à peu près au milieu duvillage, à côté de l’intersection des deux routes coupantl’agglomération ; c’est la demeure qu’a choisie celui dontnous allons débarrasser le monde. Un dispositif ingénieux va nouspermettre de pointer avec une certitude absolue.

De nouveau le cliquetis des manettes tapotemon tympan.

L’image du plafond semble se déplacerlentement. La maison désignée tout à l’heure par le comte, serapproche du centre de l’écran où se dessine un petit disque rougeimmobile. Maison et disque coïncident à présent.

– L’image et l’objet visé, murmureStrezzi, occupent les deux extrémités de l’axe de la pièce. Il mereste à charger.

Le support de bois de l’étrange canon,soutient des croisillons formant planchettes.

Sur les lames sont alignés des cylindres hautsd’une dizaine de centimètres. Ils sont recouverts d’une enveloppeblanche que l’on croirait être du papier. Je les ai pris un instantpour ces étuis de pastilles de menthe que débitent lespharmaciens.

– Voici les projectiles, énonce lentementle comte, qui en choisit un, le glisse dans le canon, puis refermeméthodiquement la culasse.

Après quoi, il a encore un regard vers lepoint rouge de l’écran. Un sourire grimace sur son visage. Ildésigne un levier qui dépasse l’affût et actionne à l’intérieur uninvisible mécanisme.

– Mon cher X. 323, veuillez rabattrecette tige. Oh ! le mouvement est très doux, un enfantn’aurait point à faire d’effort.

Je tourne les yeux vers mes« amis ». Il me semble que X. 323 est très pâle, queses lèvres tremblent, mais ses yeux dardent un éclair. Mamalheureuse Tanagra s’est appliqué les mains sur les yeux.

Oh ! le geste tragique et enfantin !Elle craint de voir son frère devenir meurtrier !

Elle craint de me montrer son cher visagedésolé.

Le comte lui aussi, les observe. Il y a unejoie sinistre en lui. Ce n’est pas seulement la satisfactiond’annihiler des ennemis ; non, c’est autre chose de plus vil,de plus bas. Au fond de ce grand coupable, il y a une imaginationdétraquée ; il est heureux d’abaisser des êtres de noblesse,de courage, de bonté… Il est de la race de ces individus quicueillent des roses pour les traîner dans la boue.

Mais le drame s’accomplit avec une rapiditéétonnante.

X. 323 s’est ressaisi : Il s’estapproché de l’affût. Il a saisi le levier que lui a montré Strezzi,et d’un mouvement brusque, net, décidé, il l’a abaissé vers leplancher.

Il se produit un petit crépitement. Ceciressemble au choc contre les vitres du grésil poussé par le vent.C’est tout.

Instinctivement, nous levons les yeux versl’écran. Rien n’a bougé. Rien n’est changé.

– Le « rire » estparvenu à son adresse, plaisante le comte. Ceci le prouve.

Et comme Tanagra, les traits toujours voilésde ses mains tremblantes, fait un pas vers la porte, il la retientpar ces paroles dont mon cœur se serre affreusement.

– Inutile de vous éloigner, dans dixminutes, ce sera votre tour.

L’écran est redevenu blanc. La sourdetrépidation de l’hélice nous avertit que le navire aérien s’estremis en marche.

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