L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 7MISS ELLEN S’EXPLIQUE

Miss Ellen fit asseoir sa sœur auprès d’elle,la dimension du créneau le permettait ; elle lui prit lesmains, les pressa longuement sur ses lèvres.

– Vois-tu, sœur bien-aimée, on croit queles enfants ne comprennent pas. Et les précautions que l’on prendattirent leurs réflexions… Non, écoute, ne parle pas… Ainsi, notrefrère, toi, vous êtes, mon cœur en est sûr, les êtres les plusdroits, les plus loyaux, les plus épris de vérité qui soient aumonde.

– Chère Ellen ! murmura Tanagrad’une voix attendrie.

– Tais-toi, tais-toi…, je t’en conjure.Ne me trouble pas dès mon début. Je reprends. Étant tels que vousêtes, comment n’avez-vous pas pensé que je m’étonnerais de vosdéguisements ?

– Où prends-tu cela ?

– Chez toi-même. À Vienne, tu étaisblonde ; à Madrid ton front se couronnait de tes beauxcheveux, les vrais, je l’ai bien reconnu, va, bruns et or, que jesuis fière d’avoir, moi, parce qu’ils ressemblent aux tiens. EnAngleterre, tu étais redevenue blonde, et bien plus âgée… Ici, jete retrouve au premier blond, celui de Vienne.

Tanagra avait rougi légèrement :

– Mais, ma chérie, la folie de lamode.

– Chut ! ne mens pas à ta petiteEllen… Tu ne sais pas.

Et doucement :

– La mode, d’abord tu es tropintelligente… Si, si… la mode des cheveux teints ou des perruques,c’est bon pour les petites femmes niaises ou laides, ou demi-joliessi tu veux. Mais toi ! Allons donc… Et puis la comtesse deGraben, qui devient la marquise de Almaceda en Espagne et Mistresssans nom en Angleterre, dis, est-ce aussi une mode ?

Et enlaçant brusquement sa sœur, dans un gested’adorable et câline tendresse.

– Tu répondras tout à l’heure. Il fautque tu me donnes toute confiance. Il le faut… Mais je reprends lefil, je pleurerais si je m’écartais de mon sujet, et je ne veuxpleurer qu’après, quand j’aurai tout dit.

Elle eut un sourire mouillé etcontinua :

– Donc tu te déguisais. Pourquoi ?Ce ne pouvait être que dans un but noble, digne de ton âme de fleuret de clarté. Alors me vint à l’esprit que tu courais des dangersainsi que notre frère, et que vous vous sépariez de moi pour me leséviter… ; ne réponds pas, je t’en prie… En fouillant dans messouvenirs, je me souvenais de jours tristes, d’une campagnecouverte de neige, d’un voyage de nuit dans un traîneau, de notrepassage sur une colline dénudée, en haut de laquelle un pendu sebalançait à une potence. Cela avait dans ma mémoire, le vague d’unrêve. Au pied du gibet, un soldat, oui, ce devait être un soldat,tenait une torche allumée, et la flamme poussée par le vent jetaitdes lueurs rouges sur la neige, sur le pendu, sur nous. Etj’entendis ces paroles qui restèrent gravées dans mon esprit :Le maître couronné est content… Rendez-vous auprès de sonExcellence. Il veut récompenser, s’attacher ceux qui furentinjustement proscrits… Et la course dans la nuit, sur la terreouatée de neige recommença… Eh bien, sœur aimée, ceci se mêla à tescheveux changeants… Une idée s’implanta dans mon cerveau… ;les déguisements étaient la suite, la conséquence de l’hommependu.

Tanagra avait baissé la tête. Je n’apercevaisson visage qu’en raccourci, et il me semblait que sespaupières palpitaient désespérément.

Moi-même, je me sentais emporté dans uneatmosphère de rêve. Je fixais sur miss Ellen un regardinterrogateur. Oh ! jeune fille, qui eût supposé que tucachais, sous ton front pur, cette vision sinistre d’un gibet. Ellereprenait cependant d’une voix plus assurée.

– Là-dessus, tu me fais quitterprécipitamment mon pensionnat de Madrid. Nous partons en grandmystère, tu me conduis à Londres… Alors, tu vas voir ! Chezmistress Trilny, la fête de mai, la fête du muguet est célébrée parles élèves. Toute l’institution est en révolution. Nous courons dela cave aux combles, à la recherche de fil de fer, de ficelle pournos guirlandes décorant les classes. Je tombe sur un paquet devieux journaux… des numéros anciens déjà du Times. Commentai-je lu, le sais-je… Peut-être la signature de certains articles.À Madrid, ou en route, je ne sais plus, tu avais prononcé unnom… ; ce nom était resté dans mon esprit, ce nom figurait aubas des articles : Max Trelam…

Un faible cri, une plainte étouffée fusa entreles lèvres de Tanagra.

Pour moi, je demeurai immobile, médusé de voirmon nom apparaître ainsi.

Miss Ellen, elle, serra plus étroitement sasœur contre elle, et l’accent abaissé :

– C’était l’histoire de ce vol dedocuments, de l’affaire de Casablanca, de l’espion X. 323 …Pas d’autre nom pour lui ; et cependant, je reconnus desphrases de mon frère… Vous savez, sir Max Trelam, dans le passageoù vous vous trouvez tous les deux dans la petite maison de gardiende la rue Zorilla… Ses réponses me rappelaient des idées déjàentendues dans les instants trop rares où j’ai vécu auprès de lui…Et puis il y avait une femme aux cheveux bruns et or, dont vous nedisiez pas le nom. Seulement, vous êtes un écrivain de race, sirMax Trelam… ; on voit ce que vous décrivez… ; et elle,elle, je la reconnaissais aussi… Oh ! je ne pouvais pas metromper, tes grands yeux où se mêlent le bleu du ciel et le glauquede la vague, l’incomparable mélancolie de ton visage que le rire nepouvait pas effacer… Tout, tout… C’était toi, sœur chérie.

Et tendre, sa voix baissant en inflexions deharpe éolienne :

– Ainsi, vous étiez espions.

Un nouveau gémissement sonna, douloureux.

Mais comme je restais là, pétrifié en quelquesorte, miss Ellen me tendit la main.

– Merci à vous, sir Max Trelam, qui avezcompris que des espions comme eux sont dignes de toutes lesaffections, de tous les honneurs.

Je ne saurais dire ce qui se passa en moi aucontact de cette main fine secouant la mienne. Oh ! les deuxsœurs avaient bien le même pouvoir d’influence. La petite miss, lapetite fille de tout à l’heure, me parut avoir démesurémentgrandi.

Je l’avais qualifiée in petto de quantiténégligeable… Maintenant je me surprenais à me traiter dequantité stupide. Pour un peu, j’aurais dévoué aubourreau, mes yeux qui n’avaient pas su voir, mon cerveau quin’avait pas su comprendre.

Déjà, miss Ellen baisait les paupières deTanagra, elle séchait de ses lèvres les larmes perlant au bout deslongs cils, et elle parlait.

– Espions… Oui, tout devenait clair… Unetâche terrible vous tenait ; vous aviez voulu à tout prixm’épargner son horreur… Vous aviez voulu, frère et toi, que jepusse aimer, que je ne fusse pas condamnée comme toi aux terriblesbesognes qui brisent le cœur.

Et Tanagra ne pouvant retenir unsanglot :

– Pleure, chérie, pleure, continua missEllen, nous sommes deux à présent, deux… Tu n’as rien à m’expliquerdu passé ; que m’importe ce qu’il fût, il t’a liée. Mauditsoit-il ce passé, qui torture la sainte et pure créature que tues.

Jamais, non, jamais, prêtresses des îlessacrées de notre mer d’Irlande, saluant la divinité parmi lesmugissements de la tempête, ne durent être plus impressionnantesque cette jeune fille disant sa foi profonde en cette sœur si bienaimée.

Elle allait toujours, m’entraînant peu à peu àun sentiment d’admiration.

– Seulement, je ne veux plus êtrel’égoïste petite créature que l’on tient en dehors des peines, desdangers, des soucis… Oh ! je sais tout, va… Cet homme, cecomte Strezzi qui t’a amenée ici, je l’ai reconnu, lui aussi. ÀMadrid, c’était lui qui, l’avant-veille de notre départ précipité,s’était présenté au parloir sous couleur de voir une autre élève,mais je l’avais bien remarqué, va ; ses yeux ne m’avaient pasquittée… Et quand j’ai été sa prisonnière, dans ce ballon qu’ildirige à son gré, j’ai compris. C’était toi, c’était notre frèrequ’il voulait frapper en ma personne si chère à votre adorablebonté… Et tout à l’heure, alors que, dans nos chambres voisines, tuas eu beau me raconter qu’un ordre de l’Empereur de Vienne t’avaitobligée à accorder ta main à ce Strezzi… Je savais que tu t’étaisdévouée pour sauver la petite prisonnière enfermée à Gremnitz… Maisje suis avec toi, auprès de toi maintenant… Je connais ton ennemi…Il me semble que Dieu approuvera la jeune fille qui tuera lemisérable et rendra ainsi à sa sœur chérie, la possibilitéd’épouser l’homme de cœur, qui l’a aimée en dépit de l’étiquettehonteuse d’espionne… Chère aimée honorée espionne, ta petite Ellente délivrera !

Alors, oh alors, j’assistai, témoin muet etsans mouvement, à la lutte de générosité la plus émouvante.

Aux dernières paroles de sa sœur, Tanagras’était dressée brusquement.

– Non, ne parle pas ainsi, Ellen.

– Pourquoi donc ?

– Parce que quoi qu’il arrive, jen’épouserai jamais sir Max Trelam.

Je subis une commotion. La jeune fille regardasa sœur d’un air questionneur. Évidemment, le sens de cette phraselui échappait.

Oh ! elle ne doutait pas de sasincérité.

Le ton dont Tanagra avait parlé annonçait larésolution irrévocable.

J’avais senti passer la fatalité à laquelle onne résiste pas.

– Ce qui vient d’arriver, reprit lamalheureuse, m’a dessillé les yeux. Je suis comtesse Strezzi alorsque j’aurais donné mon sang pour être la digne et dévouée mistressTrelam. Je ne suis donc pas libre de moi ; je ne puis doncdonner ma vie à ce loyal gentleman… Il mérite la compagne qui soittoute à lui… Vois-tu, petite sœur, la seule joie que tu sois à mêmede me donner aujourd’hui, c’est de ne pas rendre inutile ma longueet inquiète tendresse pour toi, c’est de permettre que je soisseule à souffrir et que, lui au moins, soit consolé.

Et comme nous restions sans voix devant cetteabnégation de soi-même, si simplement exprimée, miss Tanagra ajoutadoucement :

– Être triste, je suis accoutumée à cela.Va, c’est moins dur pour moi que pour une autre… Ce qui me torture,c’est de penser que toi tu éprouveras les mêmes déceptions… Etpuis, tu sais à présent que tu es sœur d’espions. Trop loyale pourle cacher…

– Trop loyale et trop fière de vous,interrompit la jeune fille avec éclat.

– Si tu le veux… Et alors, tu teheurteras aux préjugés humains, stupides, barbares, maisindéracinables…

Elle appuya la main sur mon épaule.

– Lui est plus haut que ces conventionsmensongères… Petite sœur, fais qu’il m’aime en toi.

Je ne pense pas qu’un gentleman se trouvesouvent en pareille posture.

J’étais là, entre ces deux femmes, siidentiques que, si elles l’avaient quelque peu souhaité, jen’aurais pu les distinguer l’une de l’autre.

Et elles disposaient de mon cœur, de ma main,absolument comme si mon avis eût été indifférent.

Et elles avaient raison d’agir ainsi, car jen’avais aucune velléité de révolte, de résistance.

Je me laissais entraîner par la situationvéritablement fantastique, et dans mon trouble, il ne me semblaitplus qu’il y eût une miss Tanagra et une miss Ellen.

Non… il n’y avait plus en moi qu’une missTanagra dédoublée. Celle-ci était Tanagra, comtesse de Graben,marquise de Almaceda, et celle-là l’était encore.

Oh ! je sens combien il est difficile derendre perceptible, avec un peu d’encre, l’état tout à fait curieuxdont j’étais envahi.

La chose est si en dehors des incidentscourants, que les mots, destinés à exposer ces incidents, manquentde la force, de l’originalité nécessaires.

Et pourtant, je voudrais donner uneimpression, si vague fût-elle, du mouvement de la pensée d’un hommequi croit dormir alors qu’il est en état de veille, ou bien quipense veiller, alors qu’il dort à poings fermés.

Et les deux sœurs continuaient l’inoubliableentretien.

Elles s’étaient étreintes ; face à face,les yeux dans les yeux, leurs haleines se confondant, aussisemblables que deux répliques d’une même statue, elles échangeaientces phrases :

– Ainsi, sœur chérie, ta résolution nesaurait changer ?

– Non, mon Ellen aimée.

– Et la solution que tu indiquais…

– Est la seule qui puisse me donnerencore une joie.

– Alors, qu’il soit fait ainsi que tu enas décidé.

Et brusquement, les quatre yeux vert bleu desdeux Tanagra se posèrent sur moi, tous quatre distillant en leursrayons la même prière. Chacune semblait me dire :

– Aimez-moi en ma sœur.

En même temps, elles mirent leurs mains dansles miennes. Je les réunis toutes deux avec une angoisse bizarre,tenant de l’agonie des ruptures et de la douceur d’un aveu, mesentant au cœur l’ombre sinistre d’un crépuscule et les roses d’uneaurore, je murmurai :

– Je suis à vous. Faites de moice que vous jugerez convenable.

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