L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 5EN FORTERESSE

Un escalier d’une trentaine de marches, uncorridor. Martza me désigne une porte.

– C’est ici la chambre deMeinherr… Que Meinherr laisse la clef sur la porte.Sans cela, s’il appelait, on serait forcé de l’obliger àouvrir.

Très attentionnée, cette fille. Je laremercie, ce qui paraît l’étonner. Tiens, tiens, la politesse neserait-elle pas une habitude chez Herr Logrest.

Oui, vraiment, je suis enchanté d’être seul,dans ma chambre. Elle n’est point luxueuse… Mais dans sasimplicité, elle me convient.

Et je procède à des ablutions qui me rendenttoute ma clarté d’esprit. Un bon tub est encore le meilleurremontant, après une excursion forcée en dirigeable et desexpériences macabres d’Artillerie du Sommeil.

On est dominé irrésistiblement par certaineshabitudes. En Angleterre, ce qui marque pour nous la fin d’undéplacement, d’un exercice quelconque, c’est le tub.

Ceci peut faire comprendre qu’en proie à uneviolente appétence de ce plaisir hydraulique, je n’avais prêtéqu’une attention distraite à ce fait que X. 323 n’avait passuivi le même couloir que nous.

Une fois dans ma chambre, je n’eus pas lacuriosité de regarder tout d’abord sur quelle vue s’ouvrait mafenêtre, ce à quoi une lady n’aurait pas manqué.

Non, toutes mes facultés d’attention furentconcentrées sur l’ouverture de ma valise que je retrouvai là, surle déploiement de mon tub pliant de caoutchouc et…, je m’arrêtepour ne pas sembler un professeur d’hydrothérapie.

Tout en barbotant, je me remémorai laplaisanterie célèbre de Blincklate, ce disciple de Mesmer, lequel,remarquant que la cuve trépidante de son maître n’attirait plus lafoule, imagina d’assimiler chaque race humaine à une espèceanimale.

Ah ! la théorie fit du bruit dans lemonde, et les neuf dixièmes de mes compatriotes se fâchèrent, rougecomme une veste de horse-guard, ce en quoi ils eurent tort, parceque ce plaisant de Blincklate avait énoncé ce paradoxe.

– L’Anglais et le canard naquirent de lamême cellule organisée.

N’était-ce pas cependant proclamer laprospérité de la race anglaise qui, pas plus que le canard, nousdisons duck dans notre langue, ne craint l’onde.

Et puis, un peuple chez qui le plus tendre motest canard, chez qui l’on réserve à la bien-aimée, le vocablecaressant de darling little duck (cher petit canard),est-il bien fondé à se fâcher au seul nom de ce palmipède, nageurémérite et rôti délicat !

On rêve sous la douche aussi bien qu’ailleurs.Mais, plaisirs aquatiques ne durent qu’un moment, ainsique le dit une romance sentimentale. Je dus songer à rejoindre mescompagnons de voyage.

Mystère des associations de pensées. Ledarling little duck m’avait incité à songer qu’aucune fiancée nem’était plus engagée, et que l’épithète touchante etridicule créée par les amants de la vieille Angleterre, devraitdemeurer sans emploi au fond de ma cervelle.

Niète disparue, Tanagra mariée au comteStrezzi… Pauvres d’Elles ! Pauvre de moi !

Vous voyez la transition, je pensais à présentà miss Ellen.

Oh ! Sans intention de reporter sur ellela tendresse vouée à sa malheureuse sœur.

L’affection ne se transporte pas ainsi qu’unvase d’un endroit à un autre.

Oh ! chère, chère lointaine petite choseaimée, quelle plus grande marque d’affection me pourriez-vousassurer, que de prétendre me donner à une autre, cette autre étantvous par la forme, le geste, la voix… Ah ! si elle avait aussivotre âme, je sens que je serais lâche devant la douleur, que je melaisserais conduire. À défaut de vous, je m’efforcerais d’aimervotre image.

Je vais mettre fin à ce tête-à-tête avecmoi-même. J’en ai assez de ma conversation, de mon raisonnement, detout… !

Je tire la gâche de la serrure.

Voilà qui est drôle, la porte ne s’ouvre pas.Je tire plus fort aussi inutilement.

Je regarde… Ah ! je suis enfermé… Ahça ! Comment ai-je tourné la clef sans m’en apercevoir ?Et cette phrase à peine exprimée, je m’applique une calotte sur lecrâne, avec tant de conviction, que je me fais mal. C’est de lafolie. Je n’ai pas pu tourner la clef, attendu que je l’ai laisséeau dehors, suivant le conseil de la servante Martza.

Je vais appeler… Là-dessus, j’appelle, tout àfait sans résultat.

Je secoue la porte, cachée jusque-là par unetenture légère, et je m’aperçois qu’elle est de chêne plein,renforcée de ferrures décrivant des arabesques artistiques, maisqui lui assurent néanmoins plutôt l’apparence d’un vantail deprison, que d’une honnête clôture de bedroom (chambre àcoucher).

Prison ! Il y a des mots qui font passerun petit frisson sur l’échine.

Brrr ! Prison. Je cours à la fenêtre,j’écarte les doubles rideaux de mousseline.

Le pied fourchu de Satan s’appuie sur manuque[3], il y a des barreaux au dehors.

Des barreaux qui m’empêcheraient de sortir,moi ; mais qui ne sauraient arrêter ma vue, malheureusement,car ce que je vois ne me réjouit aucunement.

Figurez-vous une cour sombre quoique vaste.Elle mesure bien cent mètres de côté. Tout autour des bâtiments queles intempéries ont revêtu d’une teinte de suie.

Et ces bâtiments sont aveugles, c’est-à-direqu’ils ont bien des fenêtres, mais que celles-ci sont cachées pardes volets de tôle dressés obliquement, afin que la lumière nepuisse pénétrer que par la partie supérieure dans les locauxqu’elles éclairent.

Avec mes barreaux dont je me plains, je suisun favorisé. Une grille vaut mieux qu’un volet plein.

Satané comte Strezzi. Ne lui a-t-il pas suffid’épouser ma regrettée Tanagra, de l’employer comme« canonnier du sommeil » ? Une prison, etune prison tout à fait noire et désagréable.

Je retourne vers la porte pour tambouriner denouveau. Je veux que quelqu’un vienne au bruit et me déclare que jesuis prisonnier.

Mais à l’instant où je vais heurter, j’ai prisune chaise pour frapper plus bruyamment, je demeure le braslevé… ; un roulement redoublé résonne dans le couloir… Jedevine, ce sont les deux Tanagra, qui indiquent de cette façon,qu’elles aussi sont enfermées dans les chambres BleueetRouge, comme moi-même dans celle desMadgyars.

Ceci est une nouvelle preuve. Nous sommes enprison. Je devrais m’en tenir là. Mais j’ai une véritable crised’entêtement. Je suis en proie à cette idée baroque qu’il fautque l’on me dise que je suis prisonnier.

Et je m’escrime : Vlan ! plan !ran ! plan ! La porte résonne, les ferruresvibrent ; c’est un vacarme assourdissant. Je n’entends plusmes voisines, mais je suis convaincu que le renfort, apporté parmoi, doit les encourager à faire le plus de bruit possible.

Je m’arrête brusquement. La clef vient degrincer dans la serrure.

Parfaitement ! Le battant tourne sur sesgonds.

La servante Martza est debout sur leseuil.

C’est une grande fille d’un blond fade, avecdes yeux à fleur de tête, d’une teinte grise indécise,bienveillants et stupides.

– Ah bien ! fait-elle avec un rirelourd, Herr Logrest a eu raison de vous réserver la chambre desMadgyars. La porte est solide au moins.

– Si l’on ne m’avait pas enfermé,j’aurais évité le bruit.

– Bon ! Mais vous seriez sortialors.

– Vous voulez me faire comprendre que jesuis prisonnier, murmurai-je, très mécontent au fond d’acquérir lacertitude qui, une minute plus tôt, m’apparaissait être absolumentnécessaire à mon bonheur.

Elle rit de plus belle :

– Oui et non.

– Oui ou non, Martza, on ne saurait à lafois être et ne pas être.

– Bien sûr, le Herr parle comme unepersonne raisonnable… Seulement je ne sais pas comment luirépondre. Pour être prisonnier, il est certain que le Herr l’estun peu ; mais il ne l’est certainement pas tout àfait.

Elle étendit sa main rougeaude vers lafenêtre.

– Il y en a d’autres par là qui le sontbien davantage.

Ah oui ! Ceux qui se trouvent derrièreles volets pleins. Elle a raison cette fille.

Elle est évidemment simple d’esprit, mais ellese sert judicieusement de la petite part qui lui a été dévolue.Après tout, les sots sont susceptibles de donner des renseignementsaussi bien, et même parfois mieux (réflexion machiavélique !),que les gens cérébralement doués.

Mais Martza qui, à chaque instant, explore lecouloir du regard, s’écrie tout à coup :

– Ah ! voilà les dames. Je vais vousconduire au salon où le gouverneur vous attend tous les trois.

– Le gouverneur ! De quel gouverneurparlez-vous ?

La question ramène le rire sur la face de lafille :

– Herr Logrest donc, qui commande danscette forteresse de Gremnitz.

Gremnitz… Enfin je sais où Strezzi nous aconduits, et ma mémoire géographique me murmure sur le ton d’unjeune scolaire garçon, récitant son cours :

– Gremnitz, petit bourg de Galicie(Autriche). Trois à quatre mille habitants, employés pour laplupart dans les verreries, principale industrie de la région. –Château fort du quinzième siècle, transformé aujourd’hui en prisond’État.

Et je me confiai, non sans une amertume trèsdésobligeante :

– Comme le dit cette grosse bête, je nesuis peut être pas tout à fait prisonnier ; mais il estcertain que je suis complètement dans une prison.

Or, une prison a beau dater du XVesiècle, sa résidence forcée manque de charme.

Vous jugez que j’abordai les deux Tanagra avecune gaieté des plus relatives.

Du reste, leurs paroles n’exigèrent de ma partaucune manifestation joyeuse.

– Alors, nous sommes captives, fit latriste comtesse Strezzi d’un ton douloureux. Le comte déploievéritablement un luxe excessif de précautions.

– Oui, répondis-je vivement, dans unardent désir de partager avec elle ce que je savais. Nous noustrouvons dans le château de Gremnitz, prison d’État.

– Ah ! soupira-t-elle. – Etbrusquement, comme mordue au cœur par une crainte nouvelle, elleplanta son regard clair dans mes yeux, prononçant : Et monfrère ?

Eh ! le savais-je ce qu’était devenuX. 323. Captif comme nous, sûrement, mais où ?

Martza s’empressa de nous renseigner.Apparemment, il lui était agréable de converser avec des gensqu’elle supposait d’importance. La forteresse Gremnitz ne reçoitpas des malfaiteurs vulgaires.

– Frickel a conduit le herr à sonappartement. Maintenant, le gouverneur vous attend ; il estprobable que le frère de la Dame Bien Née (locutionrespectueuse) se rendra aussi au salon.

– Allons-y donc sans tarder.

Dans l’accent de Tanagra, je démêlais uneinquiétude dont le sens m’échappait. Que craignait-elle doncencore ?

Miss Ellen nous regardait tous deux lespaupières mi-closes. Elle semblait retenir avec peine les parolesqu’elle aurait souhaité prononcer. Tout à coup, elle saisitimpétueusement sa sœur dans ses bras, couvrit ses joues de baisers,puis du ton de la prière.

– Viens, sœur Tanagra.

Elle savait ce nom donné par moi à l’aimée.Elles avaient donc parlé de moi.

Je dus rougir… Mais elles se mettaient enroute, précédées par Martza qui ouvrait la marche avec des grâcesde tambour-major dirigeant ses frappeurs de peau d’âne.

Je n’avais qu’à suivre le mouvement, ce que jefis très préoccupé.

Nous nous retrouvâmes dans le salon, dont lesfenêtres situées à l’opposite de celles de ma cellule. – (Depuisque je me savais prisonnier, la chambre des Madgyars n’était plus àmes yeux qu’une cellule, un cabanon, ce que l’on peut trouver deplus impertinent pour une chambre.) – Par les fenêtres donc,j’apercevais les verdures du jardin, paysage plus agréable que lacour morose contemplée tout à l’heure.

Seulement je ne pus me livrer à mon aise àcette cure de vert.

Le bedonnant gouverneur Logrest était là, toutseul… Ah ça ! qu’avait-on fait de X. 323 ? Les deuxsœurs se firent la même réflexion, car Tanagra murmura :

– Je ne vois pas mon frère.

Ce qui parut réjouir infiniment l’énormegouverneur. Il répliqua de suite :

– Ne vous inquiétez pas, Frau comtesse.Il ne court aucun danger. Seulement il paraît que c’est un hommetrès habile, que quand on le tient, il faut le tenir ferme si l’onne veut pas qu’il s’échappe… Et le comte Strezzi ne badine pas avecles consignes…

– Quelle est la vôtre,monsieur ?

– Ah…, elle est assez compliquée. Paspour le détenu dont nous parlons. Oh non ! lui, il est ausecret, dans la tourelle Wisenie sur la première cour… Des murs detrois mètres d’épaisseur, le fossé plein d’eau, les pentes seméesde chausse-trapes. Pour s’évader de là, il faudrait des ailes, etencore. Je suis bien tranquille pour lui.

– Et c’est le comte Strezzi qui vous adonné ces ordres ?

Le gouverneur s’inclina cérémonieusement.

– Madame la comtesse pourra lui rendrecompte du zèle avec lequel je les ai exécutés.

Le visage de Tanagra se contracta. Labalourdise de ce fonctionnaire confinait à la cruauté. Cependant lavaillante martyre se domina et d’une voix lente :

– Veuillez prévenir le comte que jedésire avoir un entretien avec lui.

Logrest répondit en élevant ses bras courtsvers le ciel.

– Lui parler… ! Ah ! Madame lacomtesse devrait avoir la voix puissante de l’Archange desbatailles. Il est loin depuis qu’il est parti.

– Parti ?

– Oui… Il n’a fait que toucher ici. Ilest retourné à Vienne. Le service de l’Empereur, vouscomprenez.

Une larme roula lentement sur la joue de lajeune femme.

– Mon frère au secret, bégaya-t-elle, latour Wisenie… Ah ! tout a été prévu, tout. Nous sommesperdus !

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