L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 6LE « SOSIE »

C’est une vieille maison que l’écoleTrilny-Dalton. Un ancien logis noble de l’époque d’Elisabeth, quela pioche des démolisseurs a épargné.

La demeure a grand air, avec sa façade sévère,ses ailes en retour, ses toits majestueux qu’allègent des fleuronscompliqués et la frise faîtière ajourée.

Ma carte de reporter du Timesm’ouvrit de suite le bureau de Mrs. Trilny. En quelques mots, jelui expliquai la mission de confiance dont j’étais chargé, puisentrant dans le vif de l’affaire.

– Il faut que je quitte Londres à 9heures ce soir ; vous concevrez donc que je ne puisse melancer dans les conversations aimables des gens qui ont beaucoup detemps à dépenser, et vous permettrez que je vous adresse lesquestions indispensables pour me rendre compte de la physionomie del’affaire.

La vieille dame, très digne sous ses cheveuxblancs ; une nature très loyale, très courageuse, se lisantdans ses yeux qui regardaient bien en face, me répondit :

– Interrogez, je répondrai. C’est touteune vie de respectabilité qui est en jeu.

– Bien. Le nom de la jeune filleenlevée ?

– Ellen.

– Son nom de famille ?

– Je ne le connais pas.

Et comme à cette réponse tout à faitsurprenante de la part d’une directrice d’établissement scolaire,je ne pouvais maîtriser un brusque mouvement, Mrs Trilnys’empressa de parler.

– Cela vous étonne, je le vois. Cependantla chose est naturelle. Les familles ont parfois des secretsqu’elles ne jugent point à propos de divulguer. Et nous, lesinstitutrices, rendues indulgentes par la connaissance de la vie,nous acceptons pour vrais les renseignements que l’on nousdonne.

– Mais encore, insistai-je émoustillépositivement par le côté obscur de l’affaire ?

– Il y a six mois, une dame blonde,paraissant environ quarante ans, se présenta à moi. Elleaccompagnait une jeune fille de dix-sept ans ; c’est l’âgequ’elle m’indiqua. Cette jeune fille lui ressemblait étonnamment,bien qu’elle eût les cheveux d’un brun doré très particulier, alorsque la lady était blonde ; et je n’eus aucune peine à admettreque je voyais la mère et la fille.

Je hochai la tête pour engager la directrice àne point s’interrompre.

– Cette lady m’affirma que des raisonspolitiques et nobiliaires, sur lesquelles il lui étaitinterdit de s’expliquer davantage, nécessitaient le secret du nomde la jeune personne. Je la rassurai aussitôt. On n’est pointparvenu à mon âge sans avoir rencontré les douloureux drames de lavie. Ce que je demande, c’est que mes élèves soient bien élevées,qu’elles présentent les garanties morales, religieuses et autres,telles qu’elles ne puissent nuire aux chères enfants que l’on meconfie. Il fut convenu que la « nouvelle » seraitinscrite sous le nom d’Ellen Stride, étant bien entendu que ce nomde Stride était supposé, uniquement pour éviter les racontars desautres élèves. Ces fillettes, vous le savez, sont curieuses et lamoindre apparence de mystère met leurs jeunes cervelles enébullition. La mère d’Ellen me versa un semestre de pensiond’avance, et je dois le dire, Ellen, durant ces six mois, me donnales plus grandes satisfactions. C’est une âme de cristal, unegaieté cordiale, une intelligence pleine d’originalité. Vraiment jel’aimais plus que mes plus chères anciennes élèves.

Je crus prudent d’arrêter mistress Trilny surla pente de ses confidences sentimentales. Non que je sois hostileau sentiment, mais dans l’espèce, il nous éloignait du but. Aussilançai-je cette phrase :

– Maintenant que savez-vous del’enlèvement de cette miss Stride ?

– Rien.

– Ah, voilà qui est fort.

– Hier soir, la maman d’Ellen est venue.Elle avait une épaisse voilette sous laquelle je ne l’aurais certespas reconnue. Elle m’a paru fatiguée, inquiète. Mais peut-êtresont-ce là des suppositions sans fondement. Puis elle m’a versé unsecond semestre de pension, a embrassé sa fille avec une nervositéattendrie. On aurait pensé qu’elle se sentait sous le coup d’unmalheur… Et puis, elle est partie, en me disant qu’elle resteraitprobablement des semaines avant de revenir.

Ellen a passé sa soirée à l’étude ainsi qu’àl’ordinaire. Après quoi, elle regagna la chambre qu’elle occupeavec une de ses camarades, Ruthie Niellan.

– Ah ! elles étaient deux.

– Elles auraient dû être. Mais vers neufheures, on carillonna à la porte de la pension. C’était undomestique avec une voiture. Il venait, dit-il, chercher MissNiellan pour la conduire chez ses parents, à Trafalgar-Square, lepère de la jeune fille ayant été frappé d’une attaque d’apoplexie.L’une de mes répétitrices accompagna la pauvre Niellan éplorée… Or,une heure et demie plus tard, Ruthie Niellan revenait avec larépétitrice. Tout le monde se portait admirablement chez elle, sesparents n’avaient envoyé personne, aucun cocher, aucun domestique àla pension.

– Mais ce cocher, hasardai-je ?

Au fond, j’étais très embarrassé. Il mesemblait que les « facultés exceptionnelles » dontm’avait gratifié le « patron » se trouvaient absolumenten défaut.

On avait enlevé Miss Ellen, et c’était sacompagne Ruthie que l’on avait fait promener à travers la ville, àla faveur d’une mystification cruelle du plus mauvais goût.

À ma question, Mrs. Trilny répondit :

– Le cocher avait déposé les voyageuses àquelques pas de la maison Niellan, sur Trafalgar-Square, et avaittiré de son côté sous le prétexte d’autres courses urgentes àfaire.

– Et miss Ellen ?

– Pendant l’absence de sa compagne, elleavait disparu.

Je perdis la tête. Entre nous, je n’ycomprenais rien. Je me trouvais en présence de « labouteille à l’encre » dans toute son horreur.

– Pourrais-je voir la chambre de la jeunepersonne ?

– Certainement, consentit moninterlocutrice avec un touchant empressement.

– Veuillez me guider.

Mrs. Trilny ne se le fit pas dire deux fois.Elle m’indiquait la topographie des lieux, tout en marchant. Noussuivîmes un corridor-vestibule reliant le jardin d’entrée à la courde récréation, augmentée d’un stand de gymnastique, d’un cours detennis, etc.

Sur ce couloir, s’ouvraient les portes duréfectoire, de l’escalier descendant aux cuisines. Au milieu à peuprès, le mur de droite présentait une solution de continuitélivrant passage à un escalier, aux marches recouvertes de sparterieet accédant aux chambres à dormir, à l’infirmerie. Au-dessus decela, la toiture. Celle-ci, précisément dans la partie quirecouvrait la chambre des jeunes filles Ellen et Ruthie, formaitterrasse. Ce coin de l’établissement était une annexe deconstruction récente, primitivement destinée à un cours de dessinet d’aquarelle.

Ma visite à la chambre de la disparue nem’apprit rien.

La jeune Ellen avait dû sortir par la porteévidemment. Mais alors, elle avait eu à parcourir le chemin que jevenais d’effectuer en compagnie de Mrs. Trilny, pour aboutir auvestibule du rez-de-chaussée, dont les deux baies opposées, ouvrantsur les jardins, avaient été, après le départ de Ruthie Niellan,obturées par d’épais volets assujettis au moyen de barres de ferrendues absolument fixes par des cadenas, dont la Directricegardait les clefs.

Ce point ne faisait point doute. Mrs. Trilnyse souvenait parfaitement qu’au retour de Ruthie, elle avaitcherché un bon moment lesdites clefs que, par inadvertance, elleavait glissées dans le tiroir de son bureau, devant lequel elles’était tenue toute la soirée, occupée à des comptestrimestriels.

D’autre part, toutes les croiséesdu rez-de-chaussée étant garnies de grilles, il devenaitmathématiquement impossible que miss Ellen eût gagné le jardin parle rez-de-chaussée.

Si l’on ajoute qu’au premier étage, toutes leschambres d’élèves étaient occupées, qu’à l’infirmerie, les deuxinfirmières brevetées, attachées à l’établissement, déclaraients’être livrées, jusqu’à onze heures (au retour de Ruthie, on avaitconstaté qu’elles étaient encore debout), à une controversemédico-biblique, sur la question palpitante de savoir si lesulcères de Job sur son fumier, n’avaient point uncaractère variqueux, on arrivait à cette conclusion inadmissibleque l’élève disparue avait quitté sa chambre par le vasistasdonnant sur le toit.

Machinalement, plutôt pour avoir l’air d’agirque de propos délibéré, je furetais dans la pièce ; j’ouvraisles tiroirs des meubles où les gentilles habitantes enfermaientleurs rubans, leurs parures.

Sous ma main se trouva une photographie,format album. Je la regardai sans le moindre intérêt, je vousassure ; mais à peine y eus-je jeté les yeux, que mon intérêts’éveilla avec une violence qui m’arracha une exclamationstupéfaite.

– Ah !

Mrs. Trilny accourut vers moi, me croyantindisposé.

– Vous souffrez, fit-elle avec uneinquiétude quasi maternelle ?

Moi, je lui présentai la photographie.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

Ma voix sonna rauque. Mes yeux devaient êtreégarés. J’avais certainement l’air d’un fou. Et ce fut d’un accentsurpris en vérité, que la directrice murmura :

– C’est un portrait que ces chèresenfants ont fait faire, lors de notre fête scolaire de mai. Tout lepensionnat, je crois, a eu recours au talent du professeur Stebb,vous connaissez sans doute, une médaille d’or à la dernièreexposition d’art photographique.

Et comme je secouais la tête, elle reprit avecle souci évident de ne pas me mécontenter :

– Vous voulez savoir laquelle des deuxest la chère petite disparue ? Eh bien, c’est celle qui occupela gauche de la photographie… l’autre, Miss Ruthie Niellan.

Je me laissai tomber sur une chaise enm’empoignant le crâne à deux mains.

Miss Ellen était le portrait frappant de lamarquise de Almaceda, de la Tanagra mystérieuse dont ma pensées’était si souvent occupée déjà !

Frappant, oui, je le répète.

– Cheveux bruns, parmi lesquels brillentdes cheveux d’or ?

– Oui, balbutia la directriceavec un regard stupéfait.

– Des yeux d’une couleur indéfinissable,dont on ne sait dire s’ils sont verts ou bleus.

– Oui, fit-elle encore. – Et parréflexion – Comment pouvez-vous distinguer cela sur unephotographie au platine ?

Je ne tins aucun compte de la question.J’étais hypnotisé par cette image soudain apparue. Quoi ?Était-il possible que pareille ressemblance existât ? Car elleétait effrayante la ressemblance… Mêmes traits, mêmes lignes ducorps, même élégance souple… ; tout au plus découvrait-on dansla physionomie une tendance à la gaieté qui manquait à ma« Tanagra ».

Oui, miss Ellen devait être gaie, tandis quel’autre souffrait d’une incurable mélancolie.

– Cette jeune fille aimait rire, jouer…Elle était de nature joyeuse.

– Un joli et mélodieux pinson, s’exclamala vieille dame.

Puis, joignant les mains :

– Oh ! vous méritez bien votreréputation ; jamais je n’aurais pensé qu’un homme pouvaitdécouvrir tant de choses sur un simple portrait album ennoir !

Ah ! digne Mistress, je portais en moiune autre photographie, que des jours de sang et de détresseavaient gravée dans mon cœur.

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