L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 12SOURIRES D’ÂMES

Le silence le plus absolu dura pendant environune demi-heure.

Je regardais ma compagne à la dérobée. Elleparaissait avoir oublié ma présence.

Le visage immobile, les yeux fixes, on eût ditqu’elle suivait en dehors d’elle-même une absorbante et douloureusepensée.

Quel orage grondait, sous ce masque quen’agitait aucun frémissement. Oh, je ne doutais pas ; ellesongeait aux paroles que nous avions échangées tout à l’heure, àces circonstances inconnues, qui la rivaientirrémédiablement à X. 323, à l’espionnage ; à cescirconstances que j’avais pour ainsi dire promis de considérercomme quantités négligeables.

Qu’était donc son secret, pour qu’après monaffirmation, elle ne crût pas encore à la possibilité de ce quej’avais souhaité lui donner à entendre.

Elle me connaissait pourtant. J’avais l’intimeconviction qu’elle me connaissait infiniment mieux que je ne laconnaissais elle-même. Elle devait par conséquent ajouter foientière à mon engagement. Dans le monde où je fréquente, on ne medemande jamais un écrit. On dit : la parole de Max Trelam estmieux qu’une signature, car certains contestent leursignature ; lui ne conteste jamais la parole donnée. Je suisfier de cela, je l’avoue ; car cette confiance méritée merehausse à mes propres yeux et surtout elle me démontre que j’aitenu l’ultime promesse faite à ma mère mourante, à ma chère joliepetite maman qui repose dans le cimetière de Twickenham, sous lastèle surmontée d’une urne funéraire qui marque le rendez-vousfinal où, Liddy Trelam rejoignit mon père Ralph Trelam, où je lesrejoindrai moi-même un jour, et où je pense, en dépit des mauvaissceptiques destructeurs d’espoirs qu’ils ne remplacent par riend’équivalent, où je crois que toute la famille sera unie, ainsiqu’au tennis où j’étais tout petit, entre mes chers regrettés, dansnotre gentil cottage de Carlton-Bills.

Comme mon affection ouvre desparenthèses ! j’avais commencé à parler de ma chère blonde, etdouce et aimante maman, pour rappeler que nos dernières paroles,avant l’inévitable séparation, avaient été celles-ci :

– Max, mon chéri, je recommande. Soyeztoujours droit,pour réjouir, chez Celui qui Est, votrepère et votre mère qu’il rappelle à Lui.

– Je serai droit, mère aimée. Votre Maxsera ainsi.

Et j’ai été cela. Et quand je séjourne àLondres, si pressé de besogne que je sois, je ne manque pas, danschaque huitaine, de faire visite à mes morts inoubliés, dans leurrésidence de Twickenham. Et j’ai la sensation très nette, trèsbonne, qu’ils ne sont pas loin de moi.

Je m’étonnais donc, je m’inquiétais même à lapensée que miss Tanagra pouvait conserver quelque méfiance de mesengagements si clairs cependant.

Mais enfin elle sembla prendre unerésolution.

Son visage se ranima. Ses yeux cessèrentd’interroger le vide. Elle dirigea sur moi leur rayon clair, puisdoucement :

– Vous ne vous demandez pas où je vousconduis.

– Non, à quoi bon ; j’ai en voustoute confiance, moi.

Elle eut un sourire empreint de cettemélancolie qui m’avait frappé dès notre première entrevue.

– Je veux la mériter en vous apprenantque nous nous rendons d’abord en Belgique, à Bruxelles, parSt Omer, Hazebrouck, Armentières, Wattrelos, Renaix,Molembeek et Ixelles. Nous y serons ce soir. Autre chose, àprésent. Mon automobile m’attendait à Boulogne, sur le quai duCasino. C’est en religieuse que j’y suis montée, en quittantl’hôtel Royal. Sur la route, les stores baissés, je suis devenuecelle que vous voyez en ce moment. Pour vous, j’ai voulu reprendrema véritable apparence, mon véritablevisage. Vousle voyez, moi aussi j’ai confiance.

Elle me renvoyait le reproche formulé malgrémoi un moment plus tôt.

Puis, comme si mon esprit lui était un livreouvert, elle répondit à tout ce qui avait rempli mon cerveau depuisnotre départ de Pont-de-Briques.

– Vous disiez, n’est-ce pas, qu’à deux,on peut braver l’opinion du monde et même les circonstances.

Je restai un instant muet, stupéfait de voirl’entretien se renouer au point même où il s’était interrompu.Pourtant la conviction qu’il me fallait parler à tout prix, merendit ma présence d’esprit.

– Je le disais parce que je mereconnaissais prêt à le prouver.

Elle me regarda avec une expression infinimentdouce.

– Oh ! Je n’en doute pas. Je sais ladroiture de Max Trelam. Notre conversation, croyez-le, je neconsentirais à l’avoir avec personne autre. Toutefois, on ne peutréellement démontrer que ce que l’on connaît en totalité. En dehorsde la connaissance des choses, on peut agir plus ou moinscharitablement ; on ne peut rien prouver, sinon son boncœur.

– N’est-ce point suffisant,interrompis-je ?

Elle m’imposa silence du geste.

– Cela vous paraît suffisant ; maisd’autres ont des exigences plus grandes. Ils veulent que le cerveaumarche de concert avec le cœur, que la raison approuve lesentiment. Ils croient qu’ainsi seulement les stériles regretspeuvent être évités.

– Quels regrets ?

– Ceux qui naissent de l’accomplissementdes irréparables générosités.

Son visage était devenu grave. Il y avait enelle, ce je ne sais quoi de troublant, de dominateur qui, si messouvenirs de l’Université de Cambridge sont exacts, devait êtrel’apanage des pythonisses rendant les oracles obscurs qui guidaientles populations antiques.

Elle reprit gravement :

– Oh ! je sais quel est le« libéralisme » de votre esprit. Souvenez-vous.Je vous ai vu… Pardon de rappeler ce souvenir, mais cela est justeet je ne dois pas considérer si ce rappel m’est pénible !… Jevous ai vu offrir loyalement, sans hésitation, votre appui à unepauvre enfant, fille innocente d’un espion vil, d’un de ces espionsqui ont fait de ce mot une injure, parce qu’ils rendent n’importequels services pour des sommes déterminées.

Et sa voix modulant des inflexionsreconnaissantes.

– Vous, je le sais bien, vous pensez quecertains, parmi les espions, ne servent que les causes justes… Vouscroyez qu’un espion peut être courageux, loyal, noble de cœur,qu’il peut être ami dévoué… Hélas ! le monde ne comprend pascela. Et tel qui ment effrontément en faveur de son commerce ou deses plaisirs, affecte une horreur absolue du mensonge, la seulearme que puissent employer les espions les plus dignes, poursauvegarder les intérêts des peuples.

– Oh ! le monde, bougonnai-je avecimpatience.

Elle appuya sa main sur la mienne, doucement,mettant dans ce geste un je ne sais quoi de maternel qui dissipa mamauvaise humeur, et sa voix devenue soudain tremblotante, comme sifrémissait en elle un grelottement intérieur :

– Vous avez raison, sir Max Trelam, lemonde ne compte pas pour une nature ferme, bien équilibrée, commela vôtre. Seule votre conscience peut être le guide contre lequelvous ne vous révolterez jamais. Eh bien, je m’adresse à cetteconscience ; je veux lui dire les « circonstances »auxquelles j’ai fait allusion tout à l’heure. Ensuite, ellerépondra et je tiendrai sa réponse pour l’expression sincère de lavérité.

Sa tête se pencha. Elle sembla prononcer pourelle-même :

– Je n’aurais pas le courage de prendrela résolution moi-même.

Un silence suivit. Je n’eus même pasl’intention de le rompre. J’éprouvais cette impression étrange queje ne m’appartenais plus ; que j’étais dominé par lavolonté des choses, si gigantesque auprès de la petitevolonté humaine ; une sorte de terreursacrée m’étreignait. J’attendais avec angoisse ce que macompagne allait dire.

Ma chère Tanagra se recueillit une minute,puis elle commença ainsi :

– Je vais vous dire ce qui se passa, il ya douze ans, durant une nuit de janvier. En quel endroit celaeut-il lieu ? Quels étaient les noms des personnages ? Nele demandez point. Ces choses font partie du secret de l’homme que,depuis cette époque, j’ai reconnu pour chef et pour maître…Appelez-le comme par le passé X. 323, pour moi, s’il me fautun nom pour la facilité plus grande du récit, prenons celui de…

– De Tanagra, interrompis-jevivement.

– Je serai donc « Tanagra »… Etquelle que soit la conclusion de cet entretien, je resteraiTanagra… Ce nom convient à la détresse comme au bonheur. Tanagrapeut inspirer l’épithalame des fiancées ou se traîner parmi lesmausolées de la Voie Sacrée. Myrtes ou cyprès conviennent àTanagra.

Puis sa voix trahissant un soudain effort,elle acheva :

– Écoutez donc les circonstances quicommandent la vie de Tanagra.

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