L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 19À TRAVERS LE BROUILLARD

Onze jours de véritable délire. J’ai vécu dansun brouillard moral, depuis l’instant où Strezzi a quitté le petitsalon Louis XVI de l’Hôtel de Graben-Sulzbach, jusqu’à celui où jeme retrouvé devant la Porte du Géants’ouvrant entre lesdeux hautes tours des Païens, dans la façade deStephankirche, la cathédrale de Vienne consacrée àSaint-Étienne.

J’ai beau interroger mon souvenir, je ne puiscoordonner les faits durant cette période de onze fois vingt-quatreheures.

Des stations douloureuses, entre des lieues deténèbres, se précisent seules dans mon souvenir.

Les premières minutes après que Strezzi aordonné, cela est clair, oh oui ! Clair et cependant cela aune allure de songe. C’est du fond d’un anéantissement de mon êtreque j’ai perçu ce dialogue de miss Tanagra et de X. 323.

– Frère, frère, a-t-elle dit, j’aicaressé l’espoir irréalisable…

Sa main tremblante me désignait, moi,immobile, incapable de faire un mouvement, de proférer uneparole.

– Ce qui vient de se passer m’a prouvéque je ne saurais être la compagne d’un gentleman. Celle quiappartient à une œuvre comme la nôtre, se trompe lorsqu’elle rêvede devenir l’épouse, la mère, la gardienne et la tendresse dufoyer. Je reconnais mon erreur, je marche sur mon cœur… Jedélivrerai ce bon, ce digne Max Trelam de la tentation de vêtirl’espionne de sa respectabilité… Vous le voyez, je me punis d’avoircru être une jeune fille comme les autres ou presque, une Fräuleinpouvant édifier des « châteaux d’avenir ». Jefus folle, j’endosse le cilice de la raison. N’est-ce point assezpénible… N’est-ce point une expiation suffisante d’avoir pu croireaux sourires, aux clartés fleuries, d’avoir aimé. Oui, oui, jem’excuse, je fus coupable. Mon cœur appartient à notre œuvre. Jel’ai oublié un instant, au lieu de vous regarder, vous, qui vousêtes donné tout entier… Je me punis, frère… Mais vous n’exigerezpas davantage. Je renonce à qui j’aime, ne me contraignez pas àm’unir à qui je hais. Il y aurait là un raffinement d’horreur quine me permettrait pas de vivre.

J’entendais cela et je restais immobile. Moncœur semblait absent, mon émotion à cette minute était toutecérébrale. Sagesse de la nature peut-être, car mon cœur se seraitdéchiré.

Je m’intéressais aux personnages, mais comme àdes étrangers. Et je ne me révoltai point lorsque X. 323répondit :

– Il faut, petite sœur.

Elle eut un cri d’épouvante, d’angoissanterépulsion.

Il s’approcha d’elle, l’enveloppa de ses braset avec une douceur plus tragique qu’une lamentation :

– Il faut, petite… C’est le seulmoyen de sauver notre Ellen, c’est le seul espoir de vaincre.

Ah ! les natures héroïques. J’eusl’impression que, à cet espoir de victoire, miss Tanagra seredressait.

– De vaincre… quoi, frère, vous espérezencore ?

Il la berçait doucement, pressée contre sapoitrine et lentement.

– Si je pouvais prendre pour moi seul lasouffrance, je le ferais, vous n’en doutez pas.

– Ce serait douter de vous, frère, et jene pourrais pas.

– Et si je vous demande le sacrifice,petite chérie, ce n’est pas uniquement pour préserver Ellen. Entremes deux sœurs, l’une, la mignonne qui ignore tout de ma pensée,l’autre la confidente, l’alliée qui est, pourrais-je dire, unprolongement de mon âme, je n’aurais pas le courage de choisir.

– Vrai, fit-elle ?

– Mais il y a chance ou présomption derencontrer la minute où le misérable, le bandit exceptionnel, quinous bâillonne à cette heure, nous fournira les moyens dedébarrasser l’humanité de sa sinistre personnalité.

Et persuasif.

– Si vous refusez sa main, en sommes-nousmoins perdus. Et en nous perdant, nous entraînons Ellen, le monde,dans un abîme. Votre sacrifice, chère pauvre sœurette, c’est unnouveau calvaire… Vous immolez la victime sur l’autel de lasolidarité humaine.

Puis avec un sourire dont la douloureuseironie me fit frissonner.

– Le devoir se résout presque toujours enune opération mathématique. J’ai deux façons d’agir. Laquelleassurera la plus grande somme de bien, non pas à moipersonnellement, mais aux autres ? Tel est l’énoncé duproblème du devoir. Et le problème ainsi posé, c’est de votre cœur,de votre loyauté, ma courageuse aimée, que j’attends lasolution.

Tanagra eut un sanglot. Elle enlaça plusétroitement son frère, puis d’une voix aux vibrations étranges,voix d’être projeté hors de lui-même, voix extra-humaine, elleprononça :

– Frère, attachez à la barre d’appui dela croisée, le mouchoir qui doit signifier que j’accepte.

Un instant tous deux demeurèrent confondusdans une étreinte suprême. On eût cru deux statues de la douleur.Ils pleuraient l’un sur l’autre sans doute.

Enfin, ils se séparèrent. X. 323 tenaitun mouchoir à la main. Sur le point d’atteindre la fenêtre, ils’arrêta, me désigna de la main, comme si je n’étais pas là.Peut-être avec son merveilleux sens d’observation avait-il comprisque j’étais absent, que mon corps seulement se trouvaitdans ce salon, mais que mon moi pensant était emporté parla tempête morale.

– Mais lui, fit-il avec une inflexiond’immense pitié, lui ?

Elle aussi fixa sur moi le regard vert bleu deses grands yeux.

– Lui, il pourra être consolé… Il peut meretrouver dans une autre, une autre bienheureuse, car elle estlibre de devenir la compagne ; aucune fatalité ne pèse surelle.

– Quoi, vous voudriezqu’Ellen… ?

– S’il consent à la substitution, Ellenaura rencontré le plus noble cœur, le plus loyal fiancé qui soit…et de me savoir seule en proie au désespoir, j’éprouverai peut-êtreun bonheur relatif.

Il la saisit de nouveau dans ses bras, faisantsonner sur son front de petits baisers pressés, rythmantl’halètement d’une pensée éperdue.

– Chère et bonne petite sœur… Je suisorgueilleux de vous… Ah ! combien je déplore d’être impuissantà vous éviter le mal.

Mais comme s’il avait peur de se laisser allerà son émotion, il reprit d’un ton rude.

– Allons. La plainte est inutile. Laforce des choses nous domine. Allons !

La fenêtre s’ouvrit et se referma.

Sur la barre d’appui, un mouchoir blancflottait maintenant.

Le signal indiqué par Strezzi, porterait aumisérable la certitude du triomphe.

Alors, le frère et la sœur se levèrent.

En passant, miss Tanagra se pencha vers moi.Ses lèvres s’appuyèrent sur mon front, me donnant la sensation d’unbaiser glacé. D’une voix éteinte, elle murmura :

– Adieu au rêve.

Puis elle se redressa et s’appuyant au bras deson frère, elle sortit avec lui du salon.

Ici une des lacunes que j’ai annoncées.

Trois ou quatre journées dont je ne retrouveaucune trace. J’ai eu beau m’acharner, c’est la nuit dans monesprit. Pas une lueur, pas un point de repère. Mon cerveau a dûsubir une véritable paralysie.

Donc, le quatrième jour, une période delucidité a coupé la léthargie intellectuelle où j’étais plongé.

J’ai eu la conscience atroce de laréalité.

L’idée de me retrouver devant ma chèreTanagra, de presser sa main dans les miennes, et, la tenant ainside me sentir inexorablement séparé d’elle, m’affole. Je ne veux passubir cette agonie… Comme une bête traquée, mon instinct me pousseà fuir au loin droit devant moi, sans but… Qu’importe le but… Allerloin, voilà tout.

Résolution stupide. Le fauve peut espérerdépister la chasse. Elle est en dehors de lui, elle ne suit pasfatalement sa « passée »… Tandis que moi,j’emporterai ma désolation avec moi.

Si loin que j’aille, si rapidement que jecoure, elle sera partout et toujours en moi.

Je quitte ma chambre… Je n’ai revu ni Tanagra,ni X. 323 depuis quatre jours.

Le suisse, cette énorme et placide brute, pourqui les orages de la sentimentalité sont évidemment lettre morte,me salue au passage de son sourire benêt.

J’éprouve une colère contre cet homme, contreceux qui prônent ce mensonge des être humains frères etidentiques.

Ah ! misérables fous,détraqueurs des âmes embryonnaires des foules. Les hommesne sont pas une espèce unique ; mais une séried’espèces, séparées les unes des autres par les abîmes de lafaculté de penser, de comprendre, de souffrir.

Toujours Cambridge qui me remonte à latête ! Fâcheuse université !

Me voici dans la rue Rothenthau.

Un gai soleil éclaire la large voie… Lespassants ont l’air heureux. De là-bas, au bout de la rue, lessonneries des tramways parcourant le quai de François-Joseph,circulant le long du Wiener-Donau-Kanal (Canal de la Wien auDanube), me parviennent comme une protestation de la vie contre mondécouragement.

Je tourne le dos au quai. Je me dirige àl’opposite, vers la Stephansplatz.

J’ai parcouru cent mètres. On me touche lebras.

Je m’arrête court, avec le grelottementintérieur de qui est réveillé en sursaut.

Un jeune homme, correctement vêtu, vingt ans àpeine, est auprès de moi. Je le regarde.

C’est curieux, on croirait que je considère lecomte Strezzi rajeuni de vingt cinq ans.

– Monsieur, me dit le personnage, jeremplis une mission de confiance qu’il ne m’était pas loisible derefuser. On m’a dit : Sir Max Trelam sort, remettez lui cettelettre et priez-le de vous faire connaître sa réponse.

Je prends la lettre qu’il me tend. Je l’ouvre.Elle est écrite à la machine dactylographe et je lis :

« La soumission de qui vous savez n’estprofitable que si elle se double de la vôtre. Si donc, vous vouséloignez, personne n’y fera obstacle ; mais vous attirerez survos amis tous les malheurs, que la solution amiable intervenue peutécarter.

« Réfléchissez et restez près d’euxjusqu’au jour prochain où il me sera permis de lever cetteconsigne. »

Je comprends… le comte Strezzi a peur d’unbavardage de reporter. Oh être vil, qui me suppose capable delivrer mes amis pour la stérile satisfaction d’une glorioleprofessionnelle. Il faut obéir, mais je veux auparavant lui donnerune leçon de loyauté.

– Vos instructions vous permettent-ellesde m’accompagner quelques instants, monsieur ?

Le jeune homme inclina courtoisement latête.

– Alors venez.

Je l’entraîne dans une rue voisine. Les filstélégraphiques convergeant vers un immeuble m’indiquent qu’il y alà un bureau des Postes. Sous les yeux de mon compagnon, je rédigela dépêche suivante :

« Direction Times –Londres – Angleterre.

« Toujours rien de nouveau suraffaire. Suis sur le point d’entreprendre long parcours. Ne pasattendre nouvelles de longtemps. Ceci pour éviterimpatience, votre vraiment.

« Max Trelam »

Puis la dépêche expédiée.

– Voilà ma réponse, monsieur. Ajoutez queje retourne à l’hôtel de Graben-Sulzbach et que je n’en sortiraiplus.

Et brusquement, une curiosité irrésistible mepoussant :

– Puis-je savoir à qui j’ai eu l’honneurde parler depuis un quart d’heure ?

Le jeune homme sourit.

– Karl, vicomte de Stassel, fils deM. le comte Strezzi.

Je salue machinalement. J’avais eu raison dereconnaître dans mon interlocuteur le comte Strezzi, rajeuni devingt-cinq ans.

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