L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 17X. 323 MONTRE UN NOUVEAU VISAGE

Miss Tanagra avait voulu que j’acceptassel’hospitalité dans son hôtel.

– Vous avoir près de moi me rendra plusforte, avait-elle dit pour me décider.

Et à l’instant où, guidé par un domestique,j’allais gagner la chambre que je n’avais pas eu la force derefuser, elle avait prononcé ces paroles d’un ton égaré :

– Il n’a pas tout dit… Je sens l’horreur,l’épouvante, sur nous… Monsieur Max Trelam, pardonnez-moi… Je vousai entraîné dans un rêve… Quel réveil vous attend, pauvre ami.

Dans sa détresse, elle me plaignait.

Ah ! comme mon cœur lui futreconnaissant. Il n’est point de mots pour exprimer ces choses.Comme nos moyens physiques sont impuissants à traduire nosmouvements d’âme.

Le soir vint. Au dîner, je pris place en facede miss Tanagra.

Je n’osais l’interroger. Ce fût elle qui merenseigna :

– Demain, à deux heures, mon frère seraici, prêt à entendre le comte Strezzi.

Et avec une sorte d’amertume, dont le sensvéritable ne devait m’apparaître que plus tard.

– Comme il aime notre Ellen… Tout subirpour la sauver, a-t-il dit… Tout ! quelles larmes doiventjaillir de ce mot ! je ne sais, mais j’ai peur.

Je ne trouvai rien à répondre. L’effroi de macompagne me gagnait. Ah ! certes, contre la peur d’une douleurdéterminée, j’aurais réagi ; mais est-il possible de luttercontre l’angoisse imprécise ?

Et je frissonnais, en face d’elle,frissonnante… Ah ! Tanagra de la douleur. Niobé gémissante,votre âme percevait sans doute le pas feutré du destin, s’avançantpour frapper.

Pour dire quelque chose, je murmuraitimidement :

– Alors, vous avez écrit au comteStrezzi ?

Elle me répondit avec un haussement d’épaules,colère et désespéré :

– Oui… Il doit lire son succès dans cettemaison de la Praterstrasse, où le misérable, funèbre, alchimiste dela souffrance humaine, prépare les deuils. Son succès, c’est notreinaction, c’est la destruction de la seule digue opposée à sescombinaisons meurtrières. Elle secoua la tête en un mouvementdécelant son accablement.

– Hélas !… Il le faut… C’est la vied’Ellen. La savoir torturée de corps et d’esprit, et se dire :nous aurions pu empêcher cela… Oh ! père, père, nous sommesdes vaincus comme toi.

Puis, les mots se pressant sur ses lèvres,hâtivement comme si elle souhaitait m’expliquer sa faiblesse.

– C’est un lys, c’est une petite âmed’ivoire. Elle a le parfum des fleurettes ignorées qui n’ont jamaissongé qu’elles pourraient être les reines des parterres, ou desgerbes apportant leur éclat aux fêtes mondaines. Sacrifier cela…Non, nous ne le pouvons pas.

Ses mains se crispèrent sur la nappe, et d’unton d’indicible tristesse :

– Il a raison, Strezzi. Pas unepichenette à mon propre chien… Seulement, lui, il ne pleure pas surles inconnus qu’abat la fourrière.

Puis avec une exaltation soudaine, telle unevague de folie, la secouant toute :

– Père, père, clama-t-elle. Tu nous asconfié le trésor…Sois paisible au fond du ciel noir, d’oùtu nous regardes par les yeux des étoiles…, lis en nous… le trésorsera sauvé.

Oh ! l’abominable soirée ! On netrouve de consolations que pour les êtres dont la douleur nous estrelativement indifférente.

Nous restions ainsi, devant la tabledesservie, ne songeant pas que notre présence dans cette salle àmanger devenait insolite, le repas achevé. La conscience desconventions mondaines s’était écroulée dans le bouleversementgénéral de nos pensées. Une pendule, en sonnant onze heures, nousfit sursauter.

Nous nous considérâmes comme au sortir d’unrêve, l’air surpris de nous voir encore là. Et sans songer aux motséchangés, entraînés par le désir informulé de ne plus voir latristesse l’un de l’autre, tristesse que nous nous sentions inaptesà consoler, nous dîmes :

– Onze heures !

– Il est temps de se retirer.

– Bonsoir, miss Tanagra !

– Bonsoir, Max Trelam !

Bon soir ! Ô ironie des motsusuels ! Sur nous pesait un inconnu redoutable, notre âmeétait bouleversée, et nos lèvres disaient : Bon soir.

Je ne parle pas de la nuit, dont chaque minutese marqua par un frisson de mon corps, victime du cauchemar moralqui me hantait.

Le jour revint. Le déjeuner nous réunit dansla salle à manger. Après quoi, nous passâmes dans le coquet salonLouis XVI, où la veille Strezzi avait exigé l’entrevue qui allaitavoir lieu à deux heures.

Il était une heure vingt.

Et nous restâmes là, les yeux fixés sur lapendule dont les aiguilles, dans leur incessante poursuite,lentement cheminaient vers l’instant où commencerait l’entretienqui nous épouvantait.

Et puis nous fûmes trois.

X. 323 se trouva dans le salon, auprès denous. D’où venait-il ? Comment était-il entré ? Cela jene saurais le dire. Quand je l’aperçus, il était assis auprès demiss Tanagra et il lui parlait à voix basse.

Je supposai que c’était lui, sans grand effortd’imagination. Nous attendions deux personnes, Strezzi et lui. Jen’avais point Strezzi sous les yeux, donc, le personnage présent,ne pouvait être que mon multiforme ami X. 323.

Cette fois, il avait l’apparence d’un hommed’une trentaine d’années ; les cheveux soigneusement partagéspar une raie médiane, la moustache tombant au coin des lèvres,offraient cette teinte blonde cendrée si fréquente chez les Slavesde l’Ouest.

Son visage apparaissait maladif, un binocled’or, aux verres teintés de jaune, laissait apercevoir un regard demyope ; et ses épaules légèrement voûtées, un je ne sais quoide fatigué, de malingre, provenant plutôt de l’attitude que de laligne même du corps, achevait de donner l’impression d’unpersonnage ayant vécu trop vite.

Rien en celui que j’avais en face de moi nerappelait à mon souvenir les diverses incarnations del’homme-protée, qui entretenait miss Tanagra à cette heure.

Et pourtant, celui-ci devait êtreLui.

Au surplus, il ne me laissa pas dans le doute.En voyant mes regards fixés sur lui, il se leva, vint à moi et meserra fortement la main.

– J’aurais voulu vous voir dans descirconstances plus joyeuses, sir Max Trelam, me dit-il…, descirconstances où j’aurais pu vous dire ma vive sympathie etl’estime exceptionnelle que m’inspire votre caractère… Jeconnaissais déjà votre esprit, ma sœur « Tanagra » – ilappuya sur le nom, m’a dépeint votre cœur… Malheureusement, nousnous rencontrons au milieu du combat, sous le feu de l’ennemipourrais-je dire… Des actes doivent seuls exister à cette minute…Au surplus, ils seront plus éloquents que de longs discours. Àl’ami qui est venu à nous, qui a compris que l’espionnage peut nepas avilir ceux qui s’y adonnent, je donnerai la marque deconfiance qu’un frère serait heureux de recevoir. Le comte Strezziviendra ici. Vous assisterez à l’entretien, je le veux. Nosexistences sont liées.

Sa voix même, je ne la reconnaissais pas.Était-ce sa voix véritable que j’entendais en ce moment ?

Je sortis cependant de la préoccupation qui setraduisait par cette question pour lui exprimer combien j’étaistouché de son accueil.

Mais il m’interrompit.

– Non, non, ne remerciez pas… J’affirmemon estime ; seulement, ne vous y trompez pas… En vous mêlantà notre vie, je ne vous fais pas un cadeau agréable.

Puis, coupant court à de plus longuesexplications :

– Deux heures moins le quart… L’ennemisera là à deux heures. Il est exact. Je me hâte à vous faireconnaître mes instructions.

Puis, s’adressant à sa sœur autant qu’àmoi-même ; à sa sœur qui ne me quittait pas du regard, commesi elle avait deviné déjà que notre tendresse devait être broyéedans la tourmente ; à moi que ce regard douloureux troublaithorriblement.

– D’abord la situation. Elle est aussimauvaise que possible. Nous sommes à la discrétion de Strezzi. Quoiqu’il ordonne, il faut obéir.

Ma bien-aimée laissa échapper ungémissement.

– Il faut obéir, répéta le jeune hommeavec plus de force. Résister serait condamner Elena, Lénita, Ellen,notre sœur, notre enfant, à la plus effroyable agonie. Je connaisStrezzi. Il est impitoyable ; la cruauté lui cause des joiesintenses. C’est un maniaque du crime qui, dans notre sociétéprétendue civilisée, a trouvé les organes nécessaires à assurerl’estampille officielle à ses actes de bourreau barbare. Vousentendez, Tanagra ?

Il dardait sur notre compagne un regardimpérieux.

Elle inclina la tête, avec un égarement épandusur son visage.

– Et vous, Max Trelam, sentez-vous que lereporter doit être muet jusqu’au jour où j’espère lui rendre laparole ?

– Je m’y engage.

– Bien, cela suffit. Vous ne connaissezpas notre Ellen… ; mais vous nous connaissez, nous. Vous aimezsaintement, comme elle mérite d’être aimée, la pauvre Tanagra,emportée avec moi par un devoir auquel nous ne pouvons ni nevoulons nous soustraire… Elle vous a dit le nom sous lequel nousdésignons la petite sœur, la petite âme pure, ignorante desépouvantes parmi lesquelles nous évoluons. Mais on ne vous a pasconté que cette enfant était en quelque sorte notre honneur, notrerelèvement, notre rédemption. Voués aux actions mal jugées par leshommes, aux luttes souterraines de l’espionnage, elle est notrebeauté, notre blancheur, notre clarté… Elle est l’étoile sur quinous avons placé le bonheur qui nous sera peut-être toujoursrefusé. Et nous nous sommes promis de mourir pour expier notrefaute si, notre devoir rempli, elle en ressent de la douleur.

Il s’exaltait, une émotion puissante faisaitpalpiter sa voix.

Il se domina par un effort violent qu’unelégère contraction de tout son être laissa deviner.

– Vous avez compris, Max Trelam ; jen’insiste pas. À présent, les ordres… Deux heures moins cinq, je mehâte !… Je répondrai seul au comte Strezzi… Dussions-nous êtrebrisés, il faut qu’Ellen soit sauve et heureuse. Seul, je suis àcette heure de volonté assez libre pour tout subordonner à cela…Promettez-moi de garder le silence absolu durant l’entretien.

– Je le promets, fis-je, la gorge serréepar l’angoisse.

– Et vous, ma sœur, hésiterez-vous àprendre le même engagement ?

X. 323 regardait ma« fiancée », celle que je nommais ainsi pour ladernière fois. Il y avait dans son accent, dans son geste, unedouceur infinie, une infinie pitié.

Et comme elle le considérait, les pupillesdilatées, un immense effarement jetant un voile flou sur sestraits, il reprit :

– Petite, petite, du courage… Le père, lamère, sont vengés, mais le déshonneur pèse toujours sur leur tombe…Nous avons juré que notre vie appartenait à leur cause… Nous avonsjuré, petite sœur… La main dans la main marchons à l’abîme.

Elle se leva, se jeta dans ses bras :

– Je me tairai, fit-elle, d’une voix sidéchirante que je crus entendre son cœur se briser.

X. 323 la baisa tendrement sur lesyeux.

– Oui, tu souffres, ma vaillante petitesœur… Mais ils sont là. – Sa main s’étendait autour de nous,désignant des choses invisibles. – Ils sont là, et ils bénissentles martyrs.

À ce moment, la pendule fit entendre lebourdonnement sourd qui précède la sonnerie.

Brusquement, l’étrange personnage replaça, –je dis le mot juste, car il semblait porter la jeune fille, – ilreplaça « miss Tanagra » sur sa chaise avec cetavertissement :

– Deux heures ! attention !

Le timbre sonna deux fois. Avant que lavibration sonore fût éteinte, la porte du salon s’ouvrit. Unlaquais parut, et s’effaçant pour laisser passer le visiteurattendu, il annonça :

– Son Excellence, M. le comteStrezzi.

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