L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 10LA MYSTIQUE « SEMEUSE »

Vous connaissez Boulogne n’est-ce pas ? Àgauche du port, en regardant la mer, s’étale la plage de Capécure,la plage démocratique,comme vous exprimez en France. Là,on revêt son costume de bains dans les dunes, sous le regard duciel… et quand on surprend involontairement un de ces tableauxde mœurs, on le regrette vivement, parce que cela n’est pas beau.Je ne conçois pas qu’une démocratie n’ait point souci del’élégance.

Je serais démocrate, moi, ce qui n’est pas,car j’aime trop l’Angleterre pour verser dans cette utopie que lesignorants sont tout et les instruits rien ; mais enfin, jeserais démocrate, je voudrais que tous les adverbes ou adjectifsayant ce mot pour radical, exprimassent les choses les plus jolies,les plus suaves, les plus distinguées.

Si démocratique ne dépeint que ce quiest commun et laid, c’est donc que les démocrates sont desbarbares, et des barbares doivent être expulsés de lacivilisation.

Je passe à l’autre plage, dite plage duCasino, à droite du port. Ici, les cabines roulantes, les costumescoquets, c’est la plage élégante.

C’est elle que j’apercevais de ma fenêtre, lelendemain malin vers dix heures.

À huit heures, j’étais habillé, prêt à partir.Mes objets de toilette réintégrés dans ma valise, celle-ci bouclée,afin qu’au signal annoncé par Mrs. Dillyfly-Tanagra, je n’eussequ’à l’enlever, j’étais descendu au dining-room prendre le premierdéjeuner.

Naturellement, quand j’avais ouvert ma portesur le couloir, la porte d’en face s’était ouverte aussitôt, etAgathas Block, aussi prêt que moi-même, s’était montré.

Il s’était inquiété de ma santé avec unecourtoisie horripilante.

– Nous avons atteint l’hôtel à minuit etdemie, cher confrère, dit-il… Je vous vois sur pied à huit ;ne croyez-vous pas qu’un aussi court repos est antihygiénique.

En dépit de mon irritation intérieure, jeparvins à me maintenir au diapason.

Nous gagnâmes ensemble le dining ; nousdéjeunâmes à la même table…

Je soldai ma dépense.

Agathas m’imita religieusement.

– Est-ce que nous nous mettons en route,me demanda-t-il ?

Je haussai les épaules.

– Non. J’obéis simplement à mon habitude.Un ordre du journal doit être exécuté instantanément. Toutes lespetites causes de retard doivent être éliminées, la« note » est de ces causes… En payant à mesure que l’onconsomme, il n’y a ni discussions, ni temps perdu.

– Très juste, approuva mon gaillard d’unton convaincu… Comme l’on s’instruit avec un maître tel quevous.

Évidemment, il se moquait de moi. Je merendais parfaitement compte que mon explication n’était pas unphénomène de dialectique. Il me montrait qu’il s’en apercevaitégalement. Après tout, c’était de bonne guerre et j’aurais eumauvaise grâce à m’en plaindre.

– Alors que faisons-nous, repritl’agaçant personnage, après un instant ?

– Je rentre chez moi, lui dis-je sanshésiter, car j’avais préparé ma réplique à l’avance. Je vais rêveraux moyens de vous assurer un brillant reportage, tout enconservant pour moi un quelque chose de plus.

– Oh ! inutile de chercher.

– Pourquoi ?

– Parce que vous pouvez avoir confianceen moi. Je n’enverrai au Standard que ce que vousautoriserez.

– Bigre ! Si l’on apprenait auStandard votre proposition, je doute qu’elle fût goûtéepar la direction et les actionnaires.

Il se prit à rire avec abandon.

– Ne vous inquiétez pas de cela. On saitbien que le Standardn’est pas le Times, Et puis,je crois que l’on me féliciterait de savoir jouer les Warwick.

– Les Warwick ?

– Eh oui ! Comme cetillustre personnage historique, je régente un roi, mon cher« roi du reportage ».

Ah ! qu’il riait de façon énervante.

Mais j’étais résolu à conserver mon calme quoiqu’il advînt. Aussi pris-je le ton de la plaisanterie :

– Vous me dictez ma conduite. Je ne mesoucie pas d’être à la merci de Warwick. Et je vais rêver à luifaire, non pas la part qu’il voudra, mais celle que je jugeraicompatible avec les intérêts bien entendus du Times.

Sur ce, je me levai, remontai à ma chambre etm’y enfermai.

Au moins, je ne verrais plus l’Agathas Blocket sa figure antipathique.

Je m’installai confortablement près de lafenêtre, ainsi qu’un homme qui souhaite attendre sansimpatience.

Car à dater de cet instant, j’étais unreporter dans l’attente.

Et comme, dès que l’on parle de X. 323,tout devient extraordinaire, j’attendais quelque chose quej’ignorais, avec cependant la certitude que cela seproduirait.

Oui, mais cela ne se produisit pas desuite.

Il y avait une heure et demie,quatre-vingt-dix minutes que je me forçais à admirer la baignadematinale à la plage du Casino. Pour m’occuper, j’avais dénombré lesjolies baigneuses, ce qui exige une certaine contention d’esprit,car elles sont un peu perdues parmi les autres.

Après quoi, j’avais joué au bossu.

C’est un jeu inepte, mais dans ma situation,je m’occupais comme il m’était possible. On cherche un bossu. Bien,en voici un. Il s’agit maintenant, dans un rayon de cinquantemètres, de trouver un cheval blanc. Si le quadrupède se présente,on a gagné ; sinon, on a perdu.

Cela n’est très drôle, ni pour le joueur, nipour le bossu, ni pour le cheval ; mais enfin cela fait passerle temps.

J’en étais à mon dixième « personnageen bois courbé », selon l’expression irrévérencieuse del’Américain Twain, et à mon septième cheval blanc, quand on frapparespectueusement à la porte.

Vous avez remarqué, n’est-ce pas que l’onheurte une porte avec autorité, respect, courtoisie ouhumilité.

Dans le cas présent, le respect ne faisait pasdoute. Et comme le respect est toujours agréable, j’allai ouvrirafin de connaître le visiteur si déférent.

J’aurais dû le deviner, c’était le gérant enpersonne.

Il me bombarda de trois saluts plongeants,puis en confidence :

– Monsieur, me dit-il, depuis laséparation, les œuvres religieuses sont tenues de faire appel à lacharité… Une sœur rédemptionniste de l’hôpital de Pont-de-Briquesquête parmi les voyageurs. J’ai pris la liberté grande del’accompagner, afin de montrer le bon vouloir des Boulonnais àl’égard d’une œuvre qui rend les plus grands services.

Après quoi, il s’adressa à une personneinvisible dans le couloir.

– Entrez, ma sœur, entrez. Le gentlemanconsent à vous recevoir.

La porte d’en face s’était entrebâillée, etdans l’ouverture je distinguais la face curieuse d’AgathasBlock.

Probablement l’habit religieux le rassura, carla porte se referma sans bruit.

Au surplus, la religieuse pénétrait chez moiet accaparait mon attention.

– Mon frère, dit-elle dans un murmure, jevous remercie de ce que vous pourrez soustraire de vos ressourcesau profit de nos pauvres malades. La plus légère obole sera labienvenue.

Étrange ! étais-je halluciné ? Lavoix qui frappait mes oreilles me rappelait celle de Mrs. Dillyfly…et cependant le visage que j’apercevais sous la cornette, ce visageempreint de cette pâleur maladive que les religieuses empruntentsans doute à l’atmosphère de l’hôpital, ces yeux clignotants demyope abrités par des lunettes à bon marché, rien ne rappelait lapétulante Anglaise, non plus que la gracieuse marquise deAlmaceda.

Je me passai la main sur le front, avec l’idéede chasser l’illusion, et avec effort, je répondis :

– Vous accepterez bien une bank-noteanglaise. Je n’ai pas « changé » encore.

– Oh ! mon frère, le change estfacile à Boulogne, où vos compatriotes apportent l’aisance et semontrent généreux pour nous.

Je m’inclinai. Elle me devenait sympathiquecette « Épouse du Ciel » qui glorifiait la générositébritannique.

Je sortis mon portefeuille.

À ce moment, la sœur s’adressa augérant :

– Vous seriez tout a fait aimable de meprécéder chez le voyageur voisin. Je souhaite réduire au minimum letemps que je vous oblige à perdre.

Le « manager » s’inclina et allafrapper à la porte voisine dans le corridor.

Je déposai une bank-note de cinq livres (125francs) dans l’aumônière noire que me présentait la quêteuse.

Celle-ci me remercia d’une inclination de latête, puis me tendant un papier plié :

– Acceptez le remerciement desRédemptionnistes… La prière qui y est jointe est toujours exaucéepar Celui qui, ignorant la haine, est tout amour.

Et elle sortit lentement, me laissant avec monpapier à la main.

Quand on n’a rien à faire, on lit avec aviditétous les papiers qui tombent sous la main. Je dépliai donc celuique je tenais de la religieuse et…

Et les Rédemptionnistes de Pont-de-Briques nese douteront jamais de l’émotion stupéfaite qui envahit Max Trelam,correspondant réputé du Times.

J’avais sous les yeux quelques lignesmanuscrites d’une écriture qui m’était à présent familière.

C’était l’écriture élégante de la Tanagra.

Et je lus ceci :

« Aussitôt qu’au cours de ma quête, jeserai entrée chez M. Agathas Block, profitez de ce que je lemettrai, durant quelques minutes, dans l’impossibilité de voussurveiller, pour sortir sans bruit.

« Traversez la cuisine, la courette quiest en arrière. Il existe là une porte sur une ruelle. Tournez àgauche. Cinquante mètres plus loin vous verrez une porte rougeâtredans la muraille de droite. Frappez-y trois coups. Elle s’ouvrira.Après laissez-vous guider.

La délivrance annoncée se présentait de lafaçon la plus inattendue.

Mais l’instant n’était pas aux exclamations,il fallait agir.

La religieuse… en était-ce une ? avaitlaissée ma porte entr’ouverte, comme pour me faciliter ma tâche. Enm’approchant, je pouvais l’entendre aller de chambre en chambre,avec le gérant qui, décidément, marquait un zèle louable àl’endroit de l’hôpital de Pont-de-Briques.

Elle pénétrait à ce moment chez les voyageursvoisins d’Agathas Block.

Il fallait me tenir prêt.

J’enlevai ma valise et la posai sur leplancher auprès de moi.

Une minute… La Rédemptionniste est de nouveaudans le corridor, précédée du gérant qui frappe à l’huis de monpersécuteur, avec les mêmes toc toc respectueux, je le constate,que ceux qui m’avaient favorablement disposé tout à l’heure.

Ils entrent. Ils sont entrés. La porte sereferme. La voie est libre.

Je me coule dehors, le cœur battant… Tout vabien, je descends l’escalier. Je me jette à travers la cuisine, oùles marmitons me regardent ébahis. Je suis dans la courette, dansla ruelle.

À gauche, m’a dit le billet… Je vais de cecôté, je cours. Une porte rougeâtre se découpe dans la muraille quiborde la voie à ma droite. Je m’arrête, je frappe trois coups.

Le battant tourne sur ses gonds. Je meprécipite dans un jardin fruitier et, l’issue refermée, je m’arrêteinterloqué, devant une robuste Boulonnaise en jupon court, encasaque de futaine, qui me dit tranquillement :

– Que le monsieur anglais me suive. Lavoiture est attelée. Il sera à Pont-de-Briques dans un petit quartd’heure.

– Ah ! balbutiai-je sottement, nousallons donc à Pont-de-Briques ?

Heureusement, mon interlocutrice n’y entenditpas malice.

– Nous, non. Le monsieur y va, ça c’estsûr. Mais moi, je reste à la maison. Qu’est-ce que mon homme diraitsi je me « trimbalais » en voiture avec unmonsieur.

J’eus l’air de frémir à la pensée de ce quedirait cet homme et je traversai le jardin, dans les pas de lacommère. Par un portillon à claire voie, nous passâmes dans unecour pavée. Entre les pierres poussaient des herbes folles.

Mais, une berline, attelée de deux vigoureuxchevaux stationnait là, semblant étonnée de se trouver en pareillieu.

La Boulonnaise me poussa dans le véhicule,veilla à ce que ma valise fût bien posée en équilibre sur labanquette du devant.

– Vous êtes mille fois bonne, madame,crus-je devoir prononcer.

La femme me regarda avec un gros rire.

– Bon la dame de monsieur a payé à lalargesse ; ça ne serait mie honnête de faire mall’ouvrage.

La dame de monsieur ! Qui appelait-elleainsi ? Je crois bien que je sentis une rougeur monter à mesjoues en songeant que ce pourrait bien être miss Tanagra.

Ma dame… elle… Cela ne me révoltaitcertainement pas. Alors que signifiait l’émotion qui m’avaitenvahi ?

Je me le demandais encore, quand la commères’adressant au cocher immobile sur le siège :

– Vas-y, mon fieu ! Et bon train… Laroute est large.

La porte charretière était ouverte, sans queje susse par qui, ni comment.

Le cocher toucha ses chevaux ; l’équipagese prit à rouler, m’emportant vers Pont de Briques et… dansl’inconnu.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer