L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 1DANS LES NUAGES

J’étais penché sur la balustrade de bronzed’aluminium qui entourait toute la nacelle, n’ayant que deuxsolutions de continuité, l’une à l’avant, l’autre à l’arrière. Ces« coupées », analogues à celles qui interrompent lesbastingages d’un navire avaient pour but de livrer passage auxhommes d’équipage en cas d’avarie aux hélices. Le fond de lanacelle se continuait au delà, jusqu’aux extrêmes pointes del’enveloppe fusiforme, par une étroite passerelle métallique, pontvertigineux jeté au-dessus du vide, et où l’homme qui s’yengageait, n’avait d’autre point d’appui qu’un filin, tendu àhauteur d’épaules, en main courante.

L’ombre peu à peu avait envahi le ciel. Sihaut que nous fussions, sa vague ténébreuse nous avait atteints.Nous flottions à présent dans la nuit. Au-dessus de nos têtes, dansle ciel encore vaguement lumineux, les étoiles s’allumaient ;d’abord imprécises, mais augmentant d’intensité de minute enminute.

En dépit du naufrage intime de mon« moi », je m’intéressais à ces aspects nouveaux,inconnus de l’humanité qui rampe à terre. Le reporter duTimes se donnait carrière.

– Que prépare Strezzi ?

Ces trois mots bruissent à mon oreille. Qui aparlé ? Je regarde.

X. 323 est auprès de moi. Sur saphysionomie de Slave désabusé, une inquiétude se marque en ridesprofondes.

– Pourquoi la question, à laquelle ilm’est impossible de répondre ?

– Pour vous avertir. Tant que la lumièredu jour a pu permettre aux yeux des « hommesterrestres » de nous apercevoir, le dirigeable a marchévers l’Est.

– Eh bien ?

– La nuit venue, il a brusquement obliquévers le Sud.

– Comment savoir cela ? Il me paraîtimpossible de reconnaître la direction.

– La boussole, elle, la reconnaît. Cedisant, mon interlocuteur tirait d’une poche de son gilet, uneminuscule boussole d’argent, un petit chef-d’œuvre deconstruction.

– Elle m’a indiqué ce que je viensd’avoir l’honneur de vous apprendre.

– Puis-je donc vous être utile en quelquechose ?

Il inclina la tête :

– Oui. Soyez reporter, c’est-à-direcurieux. On se défiera certainement de vous beaucoup moins que demoi… Ainsi, il vous sera peut-être plus aisé de découvrir desfaits, peu importants en apparence, mais que je coordonnerai. Ilsuffit d’un bien mince point de départ pour arriver à lavérité.

– Eh ! murmurai-je, à quoi sert lavérité dans notre situation ?

Il me saisit le poignet, fouilla l’ombre d’unregard rapide, et si bas que je perçus à peine ses paroles, que jeles devinai pour ainsi dire :

– Pour écraser un ennemi, il convientd’être renseigné sur lui.

Je haussai les épaules.

– L’écraser maintenant !

Certes, j’admirais l’habileté de X. 323,mais à cette heure, au fond des nuages, au milieu d’un équipagedévoué au comte, son affirmation m’apparut comme une inutilerodomontade.

– Vous avez tort d’enchaîner ainsi vospensées… Max Trelam. Je me mets en opposition avec un homme qui m’avaincu momentanément, parce que j’ignorais son labeur souterraincontre moi.

Je rougis légèrement. Ce singulier personnageremettait les choses au point, et en même temps, il avait reconquisson influence sur moi.

– Une victoire, reprit-il d’un accent oùje crus discerner la douleur, une victoire ne s’achète pas sanssacrifices, il faut les faire tous, tous… pour gagner l’heure de larevanche.

– Oh ! vous les avez faits,prononçai-je avec amertume… Et moi plus que vous peut-être.

– Qui souffre est injuste, Max Trelam, jevous pardonne… et je vous renseigne… Le martyre n’est qu’à sondébut.

L’accent profond de mon interlocuteur éveillachez moi une vibration affreuse. Mes nerfs se mirent à trembloterainsi que des cordes tendues.

Je balbutiai :

– Que voulez-vous me faireentendre ?

– Ce que je sens être logique. Si masœur, moi-même, étions seuls, Strezzi pourrait craindre nous voirpréférer la mort, solution simple, rapide. Mais il tient Ellen. Ilest donc assuré que ses ordres seront exécutés… quels qu’ilsoient. Nous avons à gravir une échelle de honte.

– Laquelle ?

– Celle qui, à son avis, nous rendraaussi vils que lui-même.

– Et vous parlez d’accepter,d’obéir ?

– Oui.

Je le regardai avec stupeur… Je me comprenaisstupide… Le sens de cette déclaration devait m’échapper. Monintellect ne s’assimilait pas la pensée de X. 323.

Il s’aperçut évidemment de mon troublecérébral, car il reprit :

– Nous accepterons, Elle et moi,parce que l’espoir de vaincre finalement nous donnera le couragenécessaire… Des heures sonnent où il faut savoir se rouler dans laboue. Il sait le point faible de notre armure, il sait comment nousfrapper au cœur, mais il ignore qui nous sommes en réalité.

– S’il vous ordonnait de le lui enseignerpourtant ?

– Ceci n’est pas à redouter. Il est tropclairvoyant pour n’être pas certain que nous le tromperions… Dansce cas notre obéissance ne saurait être contrôlée. Ausurplus, la chose lui est indifférente. Il estime nous avoirréduits à l’impuissance ; il estime pouvoir nous y maintenir.Cela lui suffit.

Et avec un ricanement discret :

– Il a tort peut-être.

Je tressaillis. La conclusion inattenduem’ouvrait un horizon insoupçonné.

Il me sembla que la pensée de mon« ami » s’éclairait. Non que j’entrevisse avecnetteté un projet d’avenir, mais je concevais que l’ignorance duvéritable état civil de mes « associés entribulations » constituait une lacune fort dangereuse,alors que celui dont on ignore une chose aussi capitale, est ungaillard comme celui qui me parlait en ce moment.

Il se pencha vers moi et ses lèvres frôlantmon oreille :

– S’il savait cela, fit-il lentement, ilconnaîtrait, ou il pourrait connaître mon visage naturel. Quand onsait ce que la nature a fait d’un homme, on démêle toujours l’êtrevrai sous l’être déguisé… Je parle bien entendu de ceux qui ont lapratique des transformations. L’obscurité conservée sur ce seulpoint est l’atout de la partie engagée… Pour utiliser cet atout, ilfaut se courber jusqu’au moment venu de le jeter sur le tapis.

Je le regardais… Ses yeux luisaient dansl’obscurité. On les eût crus phosphorescents.

– Actuellement, prononçai-je niaisement,dans ce désordre des idées nouvelles nées de la confidence de moninterlocuteur, votre visage n’est donc pas…

– Le vrai ?… Il eut un nouveau rired’une discrétion menaçante. – Vous m’avez déjà adressé la mêmequestion, naguère, à Madrid, dans la petite maison de la rueZorilla, et je vous répondis alors.

– Tout n’est qu’apparence. – La réalitéest un jeu d’optique comme le faux, comme l’imaginaire,m’empressai-je de compléter, pour marquer que, moi aussi, je mesouvenais.

Sa main, qui emprisonnait mon poignet, leserra plus étroitement.

– Aujourd’hui, je vous connais davantage,Max Trelam, et je vous dirai : Mon meilleur déguisement estmon être vrai. Quand je le revêts, je deviens réellementintrouvable pour qui me cherche. Celui-là ne peut donc exister quelorsque j’ai échappé à mes ennemis… quand j’ai échappé,répétât-il en accentuant ces quatre syllabes. Je ne puis donc pasêtre l’homme qu’a créé la nature, alors que je suis captif ainsiqu’à cette heure, ou que je suis libre, comme je l’étais avantvotre arrivée à Vienne. La vérité de mon moi est une armesuprême dont je serais impardonnable d’user en dehors decirconstances exceptionnelles.

J’avais courbé la tête. La propositionparadoxale énoncée par X. 323 m’avait causé un étourdissement.Tout le mystère de la vie de cet homme résidait en cet aveu, qu’ilne pouvait consentir à être lui-même qu’en des occasionsd’exception.

Et en même temps, je mesurais le prodigieuxressort de cette nature d’élite, que les plus terribles épreuves neparvenaient point à abattre.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer