L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 14JE DEVIENS SUR UN REGISTRE LE MARI DE MA BIEN-AIMÉE

Bruxelles ! Trois ou quatre heuresd’arrêt… Nous arrivons au milieu d’une grande fête des associationscatholiques flamandes. La Brabançonne, ce chant national belge,alterne avec des cantiques.

Des défilés de ces jolis soldats belges, sibien habillés, succèdent à des processions dominées par desbannières ornées de dentelles merveilleuses, sorties des doigts defée des dentelières bruxelloises.

Voilà ce que nous entrevoyons en nous rendantau Grand Hôtel, où nous procéderons à une toilette renduenécessaire par une journée de voyage sur route. Je commencevéritablement ici mon « association » avec missTanagra.

Au bureau de l’hôtel, je deviens lebaronnet Willms, voyageant pour son agrément avec sa sœurLydia.

Et d’être baronnet me paraît tout à faitfolâtre, bien que ma chère compagne m’ait gravement affirmé que,peut-être, nous sommes espionnés, et que ce déguisement de noms apour but de dépister les surveillants possibles.

À onze heures vingt-cinq du soir, l’automobileemmène le baronnet Willms et sa sœur à la gare du Midi, par lesboulevards Anspach et du Hainaut, lesquels, malgré l’heure tardive,sont encombrés par une foule bruyante et joyeuse.

À la gare, nous nous séparons de notre watmanet du landaulet qui m’est devenu cher. N’est-ce point dans cettemaison roulante que j’ai engagé mon avenir.

Et quand il s’éloigne, j’ai un petit chagrin.Il me semble qu’il emporte un peu de mon souvenir ; quequelque chose de moi est demeuré dans sa carrosserie.

Mais, miss Tanagra me rappelle que« le train n’attend pas ». Sa voix dissipe mesvelléités de mélancolie. Qu’importent les souvenirs quand laréalité est là, auprès de moi, adorable et douce.

Le quai, le train, nous nous installons.

Bruit de ferraille, sifflets, mouchoirs agitéspar des personnes qui restent après avoir accompagné celles quis’éloignent. Le train a quitté la gare ; un moment encore ilcircule au milieu des constructions de la capitale belge, puis ilroule dans la campagne, projectile haletant parcourant l’ombre.

Au jour, nous entrons dans Central-Bahnhof, lagare de Strasbourg.

Je distingue confusément la ville, qui ne seconsole pas d’être séparée de la France, ce que ma qualitéd’Anglais ne m’empêche pas de trouver parfaitement raisonnable.

Nous sautons d’un train dans un autre. Et àtoute vapeur, à travers les plaines d’Alsace, du duché de Bade, desmassifs de la Schwarzwald, cette pittoresque chaîne de montagnesboisées de la Forêt Noire. À présent nous avons passé dans leWurtemberg. Je reconnais cela aux parements des uniformes desgendarmes, qui, revolver à la ceinture, se tiennent immobiles dansles gares, tels des statues chargées de rappeler aux hommes que laloi est respectée en Allemagne, et qu’il en cuirait à quiconques’aviserait de l’oublier.

Quelques tours de roue encore. Nous sommes enBavière. Des soldats au casque de cuir surmonté de la chenillenoire, semblent avoir été placés là tout exprès pour nous donner cerenseignement géographique.

Munich ! tout le monde descend !

Je traduis, n’est-ce pas, Car tout le monde necomprend pas les Allemands lorsqu’ils expriment cela dans leurlangue :

– München ! Allesaussteigen !

Une voiture nous conduit dans un hôtelparfaitement tenu, édifié sur la rive de l’Isar, la rivière bleuequi traverse la cité.

Nous allons pouvoir nous reposer, carl’Express-Européen, qui doit nous acheminer sur Vienne, ne passeraque le lendemain dans l’après-midi.

Mais les mœurs des hôteliers sont les mêmesdans tous les pays.

Au bureau de l’hôtel, avant même que nousayons, miss Tanagra et moi, dit ce que nous souhaitons commelogement, on nous présente un registre et l’on nous invite à yinscrire nos noms, prénoms, profession, lieu de provenance, lieu dedestination.

À ma profonde surprise, ma compagne me prendla plume des mains et se penche sur le carnet. Pourquoi ?J’aurais aussi bien qu’elle même écrit baronnet Willms et sa sœurLydia. A-t-elle craint que j’aie oublié ce nom depuisBruxelles ?

Ah ! by Jove ! Ce n’est pas cela. Ilparaît que dans le parcours, j’ai perdu la qualité de baronnet, etje crois bien aussi celle d’Anglais.

Elle écrit :

« Comte de Graben-Sulzbach, de Vienne(Autriche) et son épouse. »

Mon épouse ! C’est stupide quand onsouhaite tendrement une chose, d’éprouver pareille angoisse à lirece qui est le but de l’existence.

Mon épouse ! Je rougis jusqu’à la racinedes cheveux.

Miss Tanagra aussi doit avoir ressenti unepointe d’émotion, car sa main n’est plus aussi assurée lorsqu’elletrace au-dessous de nos nouveaux noms, cette ligne d’une véritérelative :

« Venant de Biarritz, se rendant àVienne ».

Pour Vienne, c’est vrai ; mais pourBiarritz ! ! !

Une question du directeur de l’hôtel tombe aumilieu de mes réflexions, les met en débandade, à l’instar d’unpavé jeté dans une assemblée de grenouilles. Cet homme,raisonnablement obèse, une barbe de fleuve, rouge ainsi que sescheveux clairsemés entre lesquels la peau du crâne apparaît rosecomme l’épiderme d’un petit porc de lait, cet homme questionneobséquieusement :

– Quelles chambres mettrai-je à ladisposition de M. le comte et de Gnädige Fraucomtesse.

Gnädige, peste ! On voit bien quel’Allemand a le respect inné des titres.

Mais ma compagne de voyage répliqua sanss’émouvoir.

– Un appartement… deux chambres et unsalon.

L’homme à la barbe ardente s’inclina tout àfait bas. Les Allemands ont aussi le respect des gens qui font dela dépense.

– J’ai cela au premier, la vue sur larivière, très pittoresque, exposition unique.

– Alors, faites monter les bagages, jevous prie.

Et je suis le Hansknecht (garçon) quinous guide vers l’appartement, qu’il nous confie mystérieusementêtre réservé à la Noblesse.

Ce garçon là n’ignore certainement pas quetout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute.

Miss Tanagra et moi, nous sommes seuls dans lesalon qui sépare nos chambres respectives. Nous allons entrerchacun chez soi. Je la retiens un moment, pour lui dire :

– Vous espérez donc, miss Tanagra, queX. 323 sera de notre avis ?

– Ah ! murmura-t-elle tendrement, sil’espoir n’existait pas…

– Oh ! il existe… Car, sur leregistre de l’hôtel, sauf les noms imaginés, vous avez écrit ce quidoit être la vérité de demain.

Sans doute, elle ne voulait pas s’avancer sansavoir consulté X. 323, car elle ne retint qu’une partie de maphrase.

– Vous vous méprenez. Graben-Sulzbachn’est pas un nom imaginé.

– Que voulez-vous dire, fis-jel’accompagnant docilement sur le terrain qu’elle paraissait choisirde préférence ?

– À Vienne, à la Cour et dans la ville,je suis bien réellement comtesse de Graben-Sulzbach.

Je ne pus retenir une exclamationstupéfaite.

– Comme vous étiez, à Madrid, marquise deAlmaceda, sans doute.

Je riais, lui montrant ainsi que les nomsm’importaient peu, car je lui en avais attribué un plus joli quetous les autres, l’Aimée.

Mais elle secoua la tête, etlentement :

– À Madrid, je suis marquise de Almaceda,par licence courtoise de mon frère, détenteur du titre. À Vienne,je suis comtesse de Graben-Sulzbach, parce que titre et nomm’appartiennent en propre.

Puis avec un sourire qui corrigeait l’ironiedu ton :

– Si vous le voulez bien, dans unedemi-heure, nous parcourrons la ville. Munich vaut qu’on l’admire.C’est une belle et fière cité.

Elle avait disparu avant que j’eusse songé àrépondre.

En vérité, je me trouvais devant elle unétrange état d’esprit. Elle bouleversait mon sang-froid, commejamais je n’aurais supposé qu’il pût l’être.

Je me sentais à la fois son appui et sonesclave.

Oh ! Tanagra, Tanagra, aujourd’huiencore, est-ce que je sais bien ce que mon cœur éprouve en face devous !

Mais elle avait parlé. Je pénétrai dans lachambre qui m’était réservée, afin d’être prêt pour la promenade aumoment indiqué par ma chère compagne.

Et dans la capitale bavaroise, parmi lespassants qui ne le comprendraient pas, nous promènerions l’aurored’un doux bonheur d’amour.

Seulement toutes les aurores ne sont pasexemptes de nuages.

La nôtre devait avoir le sien, qui troublanotre tête-à-tête à travers la ville. Dans l’espèce, la nuée fut ungroupe de camelots criant je ne sais quelle feuillequotidienne.

Étant donné que les journaux allemandscomptent surtout pour exister sur leurs abonnements, c’est-à-dire,sur une base que les presses anglaise et française estimentreprésenter au maximum 33 pour cent du tirage, on ne crie lequotidien allemand en vue d’attirer l’attention de l’acheteur aunuméro que lorsqu’il contient une nouvelle tout à faitsensationnelle.

C’est ce que me fit remarquer miss Tanagra, etj’achetai le journal un zeitung quelconque, qu’aujourd’huiencore je voue à l’exécration des fiancés, car il m’apportait lepremier avertissement de la cruelle vérité : le bonheur estchose fragile, plus fragile que la neige fondante sur le toitexposé au soleil.

Ne critiquez pas la comparaison, je vous prie.Elle ne sort pas des tiroirs imaginatifs de Max Trelam. Son pèreest un certain Goethe que l’universalité des hommes, sur la foi dequelques-uns qui l’ont lu, proclament une des plus éclatantesmanifestations du génie humain.

Mais j’en reviens à mon zeitung.Pourquoi jeta-t-il une ombre sur notre pérégrination à traversMunich ?

Oh ! tout simplement à raison de deuxentrefilets encadrés, l’un en première colonne ; l’autre enquatrième.

Celui-là annonçait que Herr Haute NaissanceComte Strezzi, conseiller privé d’Autriche, administrateur généraldes services de Reconnaissances et d’Aviation militairesAustro-Hongroises, etc., venait d’effectuer aux environs de lafrontière austro-serbe, des expériences de marche de son ballondirigeable, le Strezzi, qui laissait loin derrière lui, etpour la vitesse et pour la maniabilité, l’aérostat similaire sipopulaire en Allemagne dû à l’inventeur Zeppelin.

L’autre relatait que de nouvelles victimes dela mort par le rire avaient été découvertes à Belgrade, enSerbie. Les chefs du parti patriote avaient été frappés parl’inexplicable maladie, et la peste bubonique touchait leshabitants depuis la funèbre trouvaille.

Et comme miss Tanagra, le visage soudainementattristé, lisait à demi-voix les deux articulets qu’elle soudaitl’un à l’autre, je me hasardai à lui dire :

– Que la mort hilare et la peste soientdes phénomènes connexes, je le crois. Mais que peut avoir de communavec ces phénomènes, une expérience de dirigeable.

Elle me répondit d’un ton dont la tristesse neme parut pas justifiée :

– La mort aussi est dirigeable entre lesmains d’un criminel audacieux.

– Oh ! Un personnage comme ce comteStrezzi ne saurait s’adonner à si odieuse besogne.

Elle me toisa avec une évidente ironie. Seslèvres s’agitèrent comme si elles allaient prononcer des mots delumière, mais elle réfléchit sans doute et feignantl’enjouement revenu :

– Continuons notre promenade. Aprèsdemain, à Vienne, je penserai à haute voix devant vous. Il fautauparavant que mon frère, mon chef, le permette.

Et puis, une anxiété soudaine, inexplicable,voilant le timbre argentin de son organe, elle reprit mon brasqu’elle avait abandonné pour déployer le journal… Elle m’entraînavivement. On eût dit que nous fuyions un danger invisible pour mapersonne.

– Deux jours d’attente, ou de répit,soupira-t-elle. Buvons les roses de ces jours d’espoir. Pourquoi lebonheur, le plus grand, le plus doux des bonheurs n’enmarquerait-il pas le terme !

J’avoue que je ne voyais pas pourquoi nous netrouverions pas la félicité en gare de Vienne. Il me semblaitqu’aucun dirigeable, qu’aucun trépas hilare ne pourrait nousdésunir.

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