L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 12L’ÉVASION DE LA MALADIE

Vous pensez sans peine que l’heure venue de melaisser enfermer dans ma chambre des Madgyars, je n’avaisaucunement le désir de dormir.

La pensée que miss Ellen avait un but, qu’ellesuivait une ligne de conduite parfaitement définie, m’obsédait.

Que mes confrères en reportage se mettent à maplace. Quoi de plus horripilant pour le « ténor duTimes », que de ne pas percer le mystère de la petitecervelle d’une fillette.

Comme pour me rapprocher de l’endroit où sedégusterait le grog froid, accessoire inexplicable de l’inconnu quime chatouillait impitoyablement, je m’étais assis près de lafenêtre donnant sur la cour.

De là, j’apercevais cette cour sombre, dont lalumière parcimonieusement distribuée par les quatre lanternesoccupant les angles, ne parvenaient pas à dissiper l’obscurité.

Je regardais la rigole en caniveau bordant lesconstructions à deux mètres environ du pied des façades, et aussiles fenêtres de l’infirmerie, la petite voûte d’accès, vaguementéclairée par un lumignon placé à l’intérieur et que je devinaisseulement par son faible rayonnement.

À minuit, un roulement de voiture.

C’est le docteur Volsky, fidèle à sapromesse.

Le véhicule s’arrête en face de l’entrée del’infirmerie. Je reconnais la silhouette du médecin, son grandmanteau qu’il revêt toujours dans ses promenades nocturnes.

C’est une vision rapide, car M. Volskys’engouffre sous la petite voûte de l’escalier de l’infirmerie.

Ce diable de X. 323 va-t-il boire cettefois le grog sauveur ?

L’idée, émise par miss Ellen, a fait du chemindans mon cerveau, et je me demande sérieusement si, dans lalucidité exceptionnelle du délire, le malade n’a point indiqué lerévulsif intérieur qui lui rendra la santé.

J’ouvre ma fenêtre. Oh ! mouvementirraisonné, impulsif. Je supprime l’obstacle des vitres qui mesépare de cette façade noire, derrière laquelle il se passe unechose qui m’intéresse d’une façon outrée, presque maladive.

La soirée est un peu fraîche, mais je n’yprends garde.

Une horloge, probablement celle du clocher deGremnitz, détaille dans la nuit le quart, le double coup piqué dela demie, les trois coups, un appuyé, deux piqués, des trois quartsaprès minuit.

Je bous littéralement. Pour que le docteurséjourne aussi longuement, il faut que son client l’ait placé enface d’une imagination nouvelle du délire.

Ah ! une ombre jaillit de la voûte del’infirmerie, ouvre la portière de la voiture. Le grand manteau, lechapeau, c’est le docteur. Il s’en va.

Un désir fou d’apprendre quelque chosem’étreint. Et avant d’avoir pu mesurer l’incorrection de mon acte,j’ai lancé dans l’espace cette question :

– Docteur ! Docteur ! a-t-ilbu ?

Les médecins ont l’accoutumance del’affolement des proches auprès des lits de douleurs qu’ilsvisitent. M. Volsky me pardonne évidemment mon appel un peufamilier, car il répond par un geste affirmatif et disparaît dansle véhicule qui s’ébranle aussitôt.

J’écoute le roulement qui décroîtrégulièrement, un instant renforcé, lorsque la voiture passe sousla grande voûte aboutissant à l’ancien pont-levis et à l’extérieur.Un retentissement sourd m’avertit que les lourdes portes du châteause sont refermées derrière le carrosse médical.

X. 323 a bu, j’en suis assuré. Le plussage est de me coucher.

Nous verrons demain si le grog est aussisalutaire que semblait l’espérer miss Ellen.

Nous avons été délivrés, dès la pointe del’aube, ainsi que chaque matin. Dans la salle à manger, le premierdéjeuner nous avait réunis : Tanagra miss Ellen et moi.

Il en était toujours ainsi, Herr et FrauLogrest étant accoutumés à prolonger leur séjour au lit.

Je remarquai que miss Ellen était aussitaciturne que sa sœur.

Aussi taciturne et plus inquiète apparemment,car au moindre bruit, elle tressaillait, regardait vers la porteavec anxiété.

Que craignait-elle donc ? Avait-elle unpressentiment funeste touchant le mal mystérieux qui avait terrasséX. 323 ?

J’allais à tout hasard l’interroger à cesujet, quand un vacarme insolite arrêta la parole sur mes lèvres,me laissant seulement la faculté de constater qu’un étonnement sepeignait sur les traits de miss Tanagra, tandis que miss Ellendevenait blême et que ses grands doux yeux se cernaient brusquementd’un cercle bistre.

On eût dit que tout son sang avaitsoudainement afflué à son cœur.

Et pourtant que pouvaient au fond, lui faireles cris, les exclamations jaillissant de la chambre àdormir des époux Logrest, dont nous étions séparés par uncouloir.

Je pense même, si j’en juge par mes impulsionspersonnelles, qu’ils étaient comiques et l’événement sembla d’abordme donner raison.

La porte de la salle à manger fut pousséeviolemment. Deux rotondités gesticulantes firent irruption dans lapièce, suivies par une troisième personne, tout aussi agitée, quoique beaucoup moins volumineuse.

C’étaient Herr Logrest, mistress Amalia etMartza.

Ils roulaient des yeux furibonds, poussaientdes clameurs étranglées, étaient cramoisis.

Mais surtout, les époux gouverneursapparaissaient totalement grotesques. Dans leur émoi, ils semontraient, ce qu’ils évitaient soigneusement à l’ordinaire, entoilette de saut de lit, et cela était inénarrable.

Jamais les caricaturistes du Punch,notre « Rire » anglais, n’eurent inspirationaussi funambulesque que ces deux obésités en pantoufles, camisole,jupon court, pyjama, madras ou bonnet sur le chef, se livrant à lagymnastique la plus hétéroclite !

Quelques soient mes habitudes deconvenabilité, je crois que je me pris à rire, sans pouvoir dominercette hilarité véritablement déplacée en présence de l’émotion quiagitait indubitablement nos hôtes.

Et puis quelques paroles perceptibles dans leflux de leurs exclamations emportées, me ramenèrent à plus degravité.

– X. 323 … Le docteur Volsky dansson lit… Krisail et Martza endormis…

Une buée rose monta aux joues de miss Ellen.Dans ses grands yeux palpita comme un éclair, puis redevenue aussiétonnée d’apparence que sa sœur, que moi-même, elledemanda :

– Que vous arrive-t-il donc, me chèredame Amalia ?

Interrogation qui amena une nouvelle explosionde mots sans suite, accompagnés d’une mimique échevelée.

Les époux se rendirent compte que leurdésarroi les mettait dans l’impossibilité de s’expliquerclairement, car d’un commun accord, ils dirent à laservante :

– Martza, racontez, car en vérité, lediable est sur notre langue.

Et Martza avec des mines effarouchées, nousrégala de ce récit :

– Le diable ! Oh oui ! Il estdans tout ceci. Cette nuit, le docteur Volsky est venu. Le maladeétait toujours fou… ; il se prenait pour le médecin. Il nous aforcés à boire chacun un grog. Nous l’avons bu, car il avait promisde boire après nous… Quand nous avons eu absorbé nos verres, luin’a plus voulu. Il a dit : dans une demi-heure, je boirai toutce que vous voudrez…, dans une demi-heure, sans faute… Il a obtenudu docteur qu’il plaçât sa montre sur la table… Trente minutesc’est peu de chose, n’est-ce pas, pour guérir un fou… Alors, on aattendu… Je me rappelle très bien avoir compté jusqu’à dix septminutes… Après, ça se brouille… Je ne sais plus qu’une chose. C’estque, ce matin, je me suis réveillée dans le fauteuil où je m’étaisassise, que Krisail dormait dans un autre… Le docteur, lui, avaitdû s’en aller, car sa place était vide. Le malade, couvertjusqu’aux yeux, semblait dormir.

La grande fille leva les bras au ciel en ungeste rageur.

– Tout d’un coup, voilà que lescouvertures s’agitent et du fouillis des draps, qu’est-ce que jevois sortir : la tête du docteur, Meinherr et Fräulein…, latête du docteur avec les cheveux ébouriffés, la barbe hérissée,hurlant comme un démon : Qu’est-ce que je fais là ?… Uneservante ne peut pas répondre comme elle le voudrait à un Herrdoktor ; sans cela, j’aurais dit : Apparemment que vousdormiez… Vous avez même eu une idée bizarre de prendre le lit dufou… Du reste, ce furieux docteur ne me laissa pas le temps derépliquer. Il m’invectiva comme si moi, une fillesérieuse, j’avais pu avoir l’idée de le mettre au lit… On nejoue pas à la poupée avec un doktor. Et puis, voyez la bizarreriedes savants, voilà qu’il me demande ce que j’ai fait du prisonnier…On n’a jamais vu cela ! Qu’est-ce que vous voulez que j’enfasse, moi… Un prisonnier, ça n’est pas un ruban, ni une bague, niaucune des jolies choses qui font battre le cœur d’une Fräulein, enâge de songer au mariage.

Et comme je ne répondais pas à son idée, ilrecommence à m’injurier… Il saute à bas du lit, devant une personnede mon sexe. Je jette le cri de ma pudeur alarmée, mais je le faissuivre d’un cri de ma pudeur rassurée… Le docteur était habillé, ilavait même ses souliers… Quelle idée de se coucher comme cela… Ilne lui manquait que son manteau, son chapeau et son parapluie.

Il m’injuriait toujours. Alors, je me suissauvée, le laissant avec Krisail que tout ce vacarme avait fini paréveiller… Deux hommes, ils s’expliqueront, je pense. On ne peutobliger une honnête personne comme moi à supporter les invectivesd’un vieux maniaque de docteur qui vole le lit desmalades !

D’une attitude très digne, Martza ponctuait laconclusion de son récit, quand un nouveau personnage se montra surle seuil.

Grisonnant, légèrement voûté mais robuste toutde même, l’allure militaire sous l’uniforme gris à boutons d’étainsoigneusement astiqués, le nouveau venu fut salué par un triplecri :

– Krisail !

L’infirmier, c’était lui, salua en portant lamain à son front.

Ah ! lui était calme, calme comme unbrave marchant au feu, et de fait le digne militaire remplit unecorvée qui, dans la vie d’un homme, peut apparaître aussi pénibleque monter à l’assaut.

– J’ai démérité, M. le gouverneur,dit-il d’une voix rauque… Le prisonnier s’est enfui… Il nous avaitendormis, je sais comment. Il manque de l’opium dans la pharmacie…Il a pris la voiture du docteur, et à présent, il est loin… Je vousapporte ma démission.

Nous écoutions.

J’étais stupéfait pour ma part. AinsiX. 323 avait accompli cette chose que j’avais crue impossible.Il s’était évadé. Libre, il trouverait peut être l’occasion decette revanche, dont il avait parlé naguère.

Mais les époux Logrest poussaient devéritables meuglements de désespoir.

– Que dirait le prince Strezzi… ? Etl’Empereur ? Et la Cour ?

La confusion fut à son comble quand le cocherdu docteur survint très inquiet du sort de son maître.

Celui-ci, racontait-il, s’était fait conduire,en quittant le château, jusqu’à l’entrée du bourg de Gremnitz. Là,il était descendu. Le cocher avait supposé un malade en danger àproximité. Il avait attendu jusqu’au jour. Alors, il avait pousséjusqu’au logis de M. Volsky, et ce dernier n’étant pas rentré,le serviteur venait conter ses alarmes au Herr gouverneur.

Tout devenait clair à présent. L’homme qui,cette nuit, avait répondu à mon appel par un geste affirmatif,n’était autre que X. 323 en personne.

Tanagra avait relevé la tête… Évidemment toutson être se tendait en une action de grâces vers les ForcesInconnues, qui avaient permis à son frère d’exécuter son audacieuxdessein.

Et puis, miss Ellen rappela brusquement monattention sur elle. Elle s’était approchée de mistress Amalia, etd’un accent irrité, elle disait :

– J’aime profondément mon frère ;mais je dois reconnaître que sa conduite est inexcusable.

Cette déclaration si inattendue coupa courtaux lamentations des époux Logrest, elle me fit sursauter et amenasur les traits de la sœur de la jeune fille, une expressiond’indicible étonnement.

Miss Ellen continuait imperturbablement.

– Rencontrer, non des gardiens, mais desamis… et mésuser de leur bonne grâce pour le plaisir de dérober saliberté, quelques jours peut-être avant qu’on nous la rende, c’estmal, car il aurait dû songer aux ennuis qui vont résulter pourvous, chers amis Logrest, de cette équipée.

– Oh oui ! gémirent les deux obèsesavec une touchante conviction.

– Or, poursuivit la jeune fille, je veuxque vous sachiez bien que nous désapprouvons le fugitif.Télégraphiez au prince Strezzi, avisez-le de suite. Tout retardpeut favoriser de nouvelles entreprises de ce malheureux frère…Voyez-vous qu’il se soit mis en tête de nous enlever de ce château.Oh ! il réussirait, voyez-vous. Il a le génie del’inattendu.

Que signifiait cela ? Véritablement, elleme semblait raisonner comme raisonnerait Strezzi lui-même. Ce futégalement le sentiment de mistress Amalia, car elles’écria :

– Ah ! chère petite fille, comme moncœur a bien fait d’aller à vous. Je n’aurais jamais espéré penséessi raisonnables et si affectueuses de votre part. Soyez remerciée,gentille colombe de neige… Et nous, Logrest, suivons le conseil del’aimée gracieuse enfant. Adressons un télégramme au prince.

– Mais il doit être en route pour Berlinaujourd’hui, hurla le gouverneur.

– Qu’est la distance de Vienne à Berlinpour l’électricité, s’empressa de répondre miss Ellen… La dépêche à« faire suivre », lui parviendra deux heuresplus tard, et voilà tout.

Conclusion qui amena les époux, Martza,Krisail, le cocher du docteur, à se ruer vers la porte en unecourse éperdue, dominée par ces cris.

– Au télégraphe ! Autélégraphe ! Et nous, restés seuls, comme miss Tanagra et moiallions demander à la jeune fille l’explication de son étrangeconduite, elle se laissa tomber sur une chaise, en proie à unecrise de rire, si violente, si contagieuse, que nous nous prîmes àrire avec elle, sans deviner la cause de cette joie débordante.

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