L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 13LA PRÉSENTATION DES CIRCONSTANCES

– J’avais huit ans… X. 323, monfrère, en comptait seize. Ce soir de janvier, une tempête hurlaitau dehors, et à travers les vitres, découpant leurs rectangles surle noir, on apercevait par moments tourbillonner des essaims dechoses blanches.

C’était la neige qui dansait sa sarabandeglacée. La furieuse farandole de l’hiver striait les ténèbres,chassée dans la plainte du vent, et sur la terre, sur les arbres,les chemins, les champs, les maisons, jetait sa ouate froide.

On eût cru qu’un formidable ensevelisseur del’Espace enfermait en son suaire la nature dépassée.

Dans la chambre, aussi il y avait la mort.

Deux lits aux chevets adossés à la même paroi,séparés par une ruelle.

Dans l’un, une forme rigide sous les draps.Deux cierges brûlaient auprès. La forme immobile était notre mère,morte vers le milieu du jour.

Dans l’autre, un homme au visage ravagé par ladouleur, aux cheveux grisonnants. Ses mains tremblantes tenaient unmédaillon ovale, portrait de celle qui n’était plus. De grosseslarmes roulaient sur les joues creuses de l’homme.

Celui-là était notre père, qui devait mouriravant l’aube.

Et debout au pied de ces lits funèbres, deuxenfants, X. 323 et Tanagra regardaient muets, épouvantés,celle qui avait cessé de souffrir, celui qui cheminait vers letrépas.

Oh ! l’atroce veillée. Le vent siffle, laneige tombe, l’homme pleure, les enfants attendent la minute quiles fera orphelins.

Vers la quatrième heure après minuit, lemourant renonce à sa douloureuse contemplation d’une miniatureretraçant celle qui fut et ne sera jamais plus. Il fixe son regardluisant sur les enfants. D’une voix déjà extra-humaine, qui nerappelle plus son organe habituel, il ordonne :

– Approche, mon fils ; approche,petite.

J’ai peur, je tremble. Il me semble qu’autourde moi s’agitent des êtres invisibles ; mais mon frère s’estglissé délibérément dans la ruelle.

Pour ne pas me sentir seule, je le suis. Je mepresse contre lui, comme si je comprenais que tout à l’heure, ilsera mon unique protecteur.

Mais notre père parle.

– Il n’est qu’une chose enviable surcette terre : la Justice. Elle seule est digne de l’efforthumain. Elle seule peut remplir l’esprit. Le faible peut pour lajustice souvent plus que le puissant. Ce dernier l’ordonne, lapaie ; l’autre la démontre. Seulement le faible doit donnerson sang, tandis que le puissant se contente de dépenser un peud’or.

Il s’arrêta un instant, eut une aspirationprofonde. Sur son front perlaient des gouttelettes de sueurqu’irisaient les rayons obliques de la flamme des cierges.

Je ne comprenais pas ses paroles, mais ellesme faisaient frissonner. D’instinct, je pressentais que le moribondparlait d’une lutte formidable ; je devinais que la Justiceest un trésor, gardé par les dragons de la haine, des intérêts, enune forteresse inexpugnable.

Dans mon cerveau d’enfant s’agitaient deslambeaux de phrases entendues naguère, durant les soiréesfamiliales… Je me rappelais la tristesse de ma mère, j’entendaisrésonner les paroles consolatrices et énergiques de celui qui, à cemoment, nous regardait de ses grands yeux, devenus immenses par lefait de l’amaigrissement de la face, de ses grands yeux où levoisinage de la mort piquait des lueurs phosphorescentes.

Certes, ma pensée enfantine était incapable decoudre ces phrases se représentant en désordre à mon souvenir. MaisX. 323 savait,lui. Il devait m’apprendre pourquoi,dans une même journée, notre père et notre mère mouraient, non pasde maladie, non pas d’un mal voulu par la nature, mais étreints parle poison.

Vous conter le détail de leur douloureusehistoire me conduirait à dévoiler le secret que je dois taire, caril est la sauvegarde de X. 323.

Je vous dirai seulement que nos parentsappartenaient à une famille naguère riche, honorée, qu’un ennemiinlassable avait conduite à la honte et à la ruine. Nos grandsparents étaient morts volontairement pour échapper à unecondamnation imméritée, pour fuir le bagne où ils eussent étéenvoyés innocents.

Restés seuls, père et maman avaient grandidans la misère, chaque souffrance leur rappelant le misérableauteur de leur détresse, ils avaient fait un terrible serment.Venger les morts, laver leur mémoire de la souillureinjustifiée.

Leur existence s’était épuisée à cette lutteinégale. D’abord, ils avaient cru triompher ; mais leurennemi, mis sur ses gardes on ne sait comment, avait jeté dans labalance le poids formidable d’une immense richesse et d’une desplus hautes situations de l’État.

Ici le mystère scelle mes lèvres. Cet hommeavait ravi un trésor, je dis trésor, en ce sens que rien n’étaitplus précieux pour mes parents. Fort de ce vol, il avait obtenud’eux une entrevue, sous couleur de régler avec eux les conditionsde la restitution, et au cours de cette entrevue tenue sanstémoins, dans la maison de campagne où nous étions prisonniers àcette heure, il leur avait versé le poison.

Voilà ce qui luisait dans les yeux de mon pèreà cette heure.

La « Tanagra » se tut durantquelques secondes.

Sur son visage bouleversé, se lisaitl’épouvante des souvenirs qu’elle réveillait, je le comprenais,pour que je connusse bien celle à qui allait ma tendresse.

Je lui étais reconnaissant infiniment.

À travers la funèbre évocation, il me semblaitentendre son cœur murmurer :

– Max Trelam, vous commencez à m’aimer.Cela est très doux pour moi ; mais je veux vous montrer toutel’âme de celle que vous recherchez.

Elle allait reprendre, quand le landaulets’arrêta.

Nous arrivions à la frontière belge.

Tandis que le watman s’acquittait desformalités nécessitées par l’entrée sur le territoire de laBelgique d’une machine automobile, nous primes un léger repas.

Puis, la machine repartit, nous emportant horsde France.

Alors, miss Tanagra se tourna brusquement versmoi.

– J’ai trop présumé de mes forces, medit-elle doucement. Laissez-moi abréger le récit de la nuitterrible qui décida de ma vie, qui aujourd’hui pèse sur elle, quidemain encore la dirigera.

– Je n’ai rien demandé, lui répondis-je.Je savais que vous étiez vous-même et cela me suffisait.

Elle secoua la tête :

– Non, non, cela ne suffit, pas…J’appartiens à une œuvre, avant de m’appartenir. Je ne suis pas decelles qui peuvent se donner toutes… Je ne dispose que d’une partde moi-même.

Puis arrêtant les mots qui se pressaient surmes lèvres :

– Mon père exigea de nous unserment : Vivre pour arracher à notre ennemi le trésorravi ; vivre pour relever le nom des nôtres… Et nous, lesenfants, nous avons juré au mourant. Nous avons entendu sessuprêmes conseils : Enfants, je succombe parce que j’ai voulucombattre au grand jour. Les faibles doivent appeler la ruse à leursecours. Il n’y a point félonie à tromper lorsque le but est nobleet désintéressé. Souvenez-vous de cela.

Qu’ajouterai-je. Mon père expira. Au matin,nous trouvâmes les portes de la maison de campagne ouvertes.Personne ne s’opposa à notre départ. Il y avait là deux personnagesmasqués, bien inutilement, car nous, les petits que l’on chassait,épaves de détresse, nous savions quels visages ennemis se cachaientsous les masques.

Ces deux hommes portèrent nos morts dans lejardin, où une fosse était creusée. Des sacs de chaux furentrépandus sur les cadavres, puis ils versèrent de l’eau sur letout.

Nous ne comprenions pas alors. Depuis nousavons compris. Ils détruisaient les restes de nos parents eteffaçaient ainsi toute trace du poison.

À ce moment, un éclair brilla dans les yeux dela jeune femme.

– Nous étions si jeunes que l’on nousavait dédaignés. Est-ce que l’on pouvait voir en nous desadversaires à craindre.

Eh bien, deux ans plus tard, nos morts étaientvengés, notre trésor recouvré, nos ennemis livrés au bourreau.

X. 323 venait de révéler ses prodigieusesressources de ruse, et moi, gamine de dix ans, je l’avais aidé pourla première fois. À dater de ce moment, nous étions deux et nous nefaisions plus qu’un.

Seulement, l’originalité des procédés employésavait attiré sur nous l’attention des gouvernants. Ils voulurentnous employer, nous promettant la réhabilitation de nos chers mortssi nous rendions les services que l’on requerrait de nous.

X. 323 accepta, sous la seule réservequ’il demeurerait seul juge du choix des campagnes à entreprendre.Il consentait à être espion ; mais l’espionnage, selon lui, nedevait s’exercer qu’au profit de la Justice.

Et maintenant, vous savez, Max Trelam, leserment prononcé sur un lit de mort.

Nous devons servir la justice jusqu’au jour oùsera proclamée l’innocence, où sera réhabilitée la mémoire de ceuxqui ne sont plus.

Leurs ombres nous accompagnent. À toute heure,à tout appel de mon frère, je dois répondre :

– Me voici !

Vous le voyez, je suis condamnée à vivre enmarge de la Société.

Ses yeux bleus-verts s’attachaient sur moiavec une inexprimable expression d’angoisse.

Ah ! pauvre, pauvre petite espionne,comme le sens des mots se modifie selon les êtres auxquels on lesapplique.

Une planète est un astre mort ; elledevient un réceptacle de vie si sa bonne fortune la jette dans lerayonnement d’un soleil !

Et je pris la main de miss Tanagra, je lapressai sur mes lèvres en bégayant, d’une voix tremblotante, disantle bouleversement de toute ma personne, si paisible àl’ordinaire.

– Vous savez, miss Tanagra, commejournaliste, j’ai l’habitude du livre. Eh bien, si vous êtes enmarge comme vous l’exprimez, je pense que vous avez choisi ceposte, parce que la marge est blanche comme votre âme.

– Espionne, fit-elle tout bas.

– Oui, espionne blanche, c’est entendu,et dont le frère est espion… Deux espions que j’estime et que…j’aime de tout mon cœur… Ce qui me donne une pensée, une pensée queje qualifierai d’heureuse sans la moindre vergogne. Il vousmanquait un historiographe. Un hasard providentiel m’a fait écrireune page de votre histoire ; je désire continuer. Expliquez ledésir comme il vous agréera : Amour-propre d’auteur ou bientout autre amour… Ce serait une solution tout à fait charmante, carle jour où ce digne X. 323 vous appellerait au service de laJustice, je répondrais en même temps que vous-même :

– Me voici !

Et cela signifierait, en unissant nos deuxvoix :

– Nous voici !

De cette façon, le serment que je n’ai pasfait, moi, uniquement parce qu’à l’époque où il fut prononcé, jen’étais pas dans l’endroit que je ne connais pas, puisqu’il est unsecret, ce serment, je l’accomplirais tout de même.

– Vous ?

– Naturellement. Vous ne pouvez pas vousdonner toute, je répète vos propres paroles… Alors, parcompensation je me donne tout entier… C’est une simple opérationd’arithmétique qui nous amènera à un total égal.

J’affectais la gaieté. Je présentais la chosedans le mode comique ; mais ma voix tremblait, mon cœur selivrait à des bonds de chamois escaladant les cimes.

Elle murmura avec un accent troublé.

– Comme vous êtes bon.

Mais je ne voulais pas de compliments,moi.

– Bon, pour le Times,certainement. Car les chroniques de votre historiographe ferontmonter follement son tirage.

Puis implorant :

– Eh bien, miss Tanagra,m’engagez-vous comme historiographe ?

Je sentis sa main grelotter contre mes lèvres.Et tout à coup, elle s’affaissa contre moi, un sanglot secouant soncorps gracieux.

– Mon frère décidera… Oh ! il diraoui… Je le supplierai… Et puis, je crois qu’il a pour vous uneestime affectueuse…

Mais cet instant de faiblesse ne dura pas.Elle se redressa brusquement, montrant ainsi quelle femmed’énergie, de volonté était enfermée dans sa gracieuse enveloppe.Et d’un ton si profond que j’en demeurai étourdi, comme enveloppépar une palpitation d’âme.

– Max Trelam, me dit-elle, vous êtes unréalisateur d’impossible. Vous venez de me donner une minute dejoie à racheter une existence de douleur. Je vous bénis et je… –elle renfonça le mot si doux que j’entrevis, oui positivement jel’entrevis sur ses lèvres, mais elle conclut :

– Et j’ai hâte, une hâte ardented’arriver à Vienne.

Le landaulet traversait à ce moment un de cesjolis villages belges si coquets dans leur méticuleusepropreté.

Sur la plaque indicatrice appliquée au mur dela dernière maison, je lus :

– Stéverloo !

On m’a demandé souvent pourquoi je marque unetendresse particulière à la Belgique, dont les habitants ne sontcependant pas très tendres à l’égard de notre vieille Albion.

Je pense que vous le comprendrez à présent, etque vous ne vous étonnerez pas de m’entendre affirmer que cevocable baroque de Stéverloo me semble l’une des modulations lesplus harmonieuses que la langue humaine ait formulées.

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