L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 17LA VISITE DU PROPRIÉTAIRE

Strezzi reprit, sans cesser de montrer soninsupportable sourire :

– Actuellement, tous les policiers del’Empire sont à la recherche de X. 323. Il est habile, certes.Mais tout le monde est plus adroit que l’homme le mieuxdoué. Il sera donc pris. C’est une question de jours, de semaines…,soit. Le temps peut varier, la finale, elle, ne variera pas.

Il marqua une pause comme pour assurer à sesparoles une pénétration suffisante dans notre esprit, puis ilcontinua lentement, nous tenant sous son regard, ainsi que lenaja fascinant un oiselet.

– J’avais songé à faire encore œuvre declémence… Vous concevez cela, sir Max Trelam. On a le cerveau farcides contes de l’Alma mater universitaire ; on nous a vantéAuguste pardonnant à Cinna… Épargner un ennemi est absurde. Mais,la déviation atavique du raisonnement prévaut… Donc je voulais vouslaisser vivre dans la forteresse de Gremnitz. Dans quelques années,mon œuvre menée à bien, j’aurais même pu vous rendre à la société…X. 323 ne l’a pas voulu… Tant pis pour lui… et aussi pourvous. Vous êtes des satellites emportés dans l’orbe d’un astreerrant. L’immuable logique des causes vous entraîne aux mêmesperturbations, aux mêmes fins.

Sa voix sonnait étrangement dans lelaboratoire. Elle éveillait d’imperceptibles vibrations dans lesrécipients de cristal rangés sur les planchettes, sur les tables.Elle semblait se dessiner en vigueur sur un grelottement deschoses.

Et ce grelottement se communiquait à nosnerfs. Je voyais mes chères aimées Tanagra frissonner, et jesentais, avec la honte d’un gentleman conscient de sa faiblesse,que leurs grands yeux aux reflets verts et bleus, fixés sur moi, nepouvaient puiser aucun encouragement dans mon attitude.

Moi aussi, je frémissais, secoué par uninvincible tremblement.

– Donc, poursuivit le princeStrezzi, j’ai renoncé à la manière sentimentalepour adopter la manière forte. X. 323 capturé, vouspérirez tous, avec la consolation d’assurer à la science un pas enavant. Mon cher maître et ami, le professeur Morisky vous admettraà l’honneur de devenir des sujets d’expériences.

Tous trois nous eûmes le sentiment que nousallions défaillir… Sujets d’expériences de ce fou, apôtre exécrablede la propagation des fléaux. À quelles maladies, à quelleshorribles affections nous condamnerait-il ?

Et comme s’il répondait à notre pensée, leprince expliqua :

– Un mal étrange, terrifiant, domina toutle moyen âge. Aujourd’hui, il a presque disparu de la surface duglobe. Morisky le fera renaître, et votre sang servira à lapréparation du sérum nocif qui répandra de nouveau la lèpre parmiles hommes.

Nous eûmes un soupir profond, incapablesd’articuler un son.

La lèpre ! La décomposition vivante.L’être s’effritant en squames sans cesser de penser… Ilcondamnerait Tanagra, miss Ellen, à ce supplice devant lequel lesplus cruelles inquisitions, les plus affolés Ignace de Loyola, lesplus sanguinaires assassins auraient reculé.

Un flot de haine me monta aux lèvres ;j’eus le besoin irrésistible d’insulter le bourreau et… il ne mevint à la bouche que cette réminiscence du poète néerlandaisFeldgraeve :

– Vous avez donc toute honte bue, quevous vous ravalez sans effort au rang des plus répugnants desfauves ?

Il me répondit d’un ton de bonne humeur, encontinuant la citation :

– J’aime la haine ! Je ne m’inquiètepas de ce qu’elle fait de moi. Je m’intéresse seulement à cequ’elle fasse de mes ennemis des victimes.

Cet assassin connaissait aussi Feldgraeve.

Puis, aussi calme que si mon interruption nes’était pas produite, il enchaîna son discours :

– Cependant, mon cœur reste pitoyable.Votre existence, mesdames, menace la mienne, met ma fortune enpéril, et néanmoins, je serais disposé à vous faire grâce.

– Vous, m’écriai-je d’un ton de douteoutrageant ?

– Moi !

– Sans doute à quelque conditioninacceptable ?

Il haussa les épaules avecinsouciance :

– Oh ! moi, je préférerais n’importequoi à la lèpre… Ceci n’est point un conseil, c’est l’énoncé d’unevérité. Vous êtes libres d’ailleurs d’accepter ou de refuser lavie. Je ne vois pas dès lors quel intérêt vous auriez à ignorer mesconditions.

J’échangeai un regard avec miss Ellen. D’unmouvement des yeux, la jeune fille me pria d’interroger.

Tanagra, elle, semblait absente. Un pli deréflexion traçait un sillon sur son front. À quoisongeait-elle ? Sa main cherchant celle de sa sœur etl’étreignant doucement me le révéla. C’était à l’enfant à qui elles’était dévouée qu’elle pensait encore.

Allons ! Je me retourne vers Strezzi quiattend ma décision d’un air fort paisible, tandis que Morisky, lui,se livre à une inquiétante cuisine dans les étuves, aidé par lecontremaître Goertz qu’il a appelé à lui d’un geste anguleux.

– Voyons les conditions ?

Un frémissement passa sur le visage duprince.

– Une seule. Ces« dames » (damen en allemand) possèdent biencertainement, dans une cachette connue d’elles seules, unephotographie de leur frère… Qu’elles me la confient, ellesvivront !… et lui…

Il n’achève pas. Les deux sœurs se sontredressées. Dans leurs yeux un éclair brille… L’indignation achassé la terreur.

Elles ont compris, comme moi-même, l’odieuseproposition.

Ce que veut Strezzi, c’est le visageréel de l’homme insaisissable, parce que nul ne le connaîtsans déguisement.

Il a fait le raisonnement suivant :

– X. 323, dans ces circonstancescritiques, a évidemment adopté la plus sûre de ses transformations.Il circule au naturel,et ainsi il est introuvable.

La mise en scène d’horreur, l’angoisse dont ilnous a fait frissonner, tout cela était la préparation savante del’état d’esprit où il pensait nous avoir à sa merci.

Et les paroles de X. 323 me revinrent enmémoire.

– Celui-là est un adversaireexceptionnel.

Mais les Tanagra, elles aussi, sont des âmesd’exception.

La lèpre leur apparaît moins à redouter quel’infamie de la trahison. C’est d’une seule voix vibrante, assurée,qu’elles ripostent :

– Jamais.

Je les confonds dans une même admiration.Elles n’ont pas tenté de ruser, de nier la possession d’unportrait réel de leur frère. Elles avouent qu’elles enconnaissent, qu’elles pourraient en livrer, mais elles refusentd’agir ainsi.

Une contraction des traits de Strezzim’indiqua sa déception.

Cependant, il s’adressa à moi :

– Que pensez-vous de l’obstination de cesdames, sir Max Trelam ?

Moi aussi, je veux me montrer crâne. Aussi jeprononce :

– Je ne puis que les approuver, vous n’endoutez pas.

Alors il me couvre d’un regard venimeux.

– J’estime que vous ne discernez pasentièrement les résultats de la décision que vous approuvez.

Je suis résolu à l’héroïsme. Je suis assuréqu’il va me tomber une cheminée sur la tête, mais je neveux pas rendre perceptible mon inquiétude intérieure. Je réussis àrailler assez agréablement :

– Vous me ferez plaisir en comblant cettelacune.

Il a une moue ironique :

– Plaisir, c’est beaucoup dire. Enfin,j’aurai accompli tout mon devoir de cicerone, je vousaurais renseigné. Par leur refus, ces charmantes dames vouscondamnent à la lèpre, en même temps qu’elles-mêmes.

Eh bien…, il paraît que l’on s’accoutume trèsvite à l’horrible. Je ne sourcille pas, et il me vient à l’espritune réplique que l’on croirait empruntée aux romans deMlle de Scudéry. Après tout, j’en ai lu, c’estpeut-être tout uniment un effet de mémoire. Cependant, comme jetrouve qu’en pareille circonstance, cette mémoire nemanque pas de panache, je lui donne la volée :

– Mourir par elles, pour elles, et avecelles, voilà trois raisons de bénir la mort.

Ah ! les chères créatures. Elles tendentleurs mains vers moi, comme pour me remercier de la tendresseenclose dans la phrase un peu ridicule en sa boursouflure.

Mais l’organe sec de Strezzi coupe legeste.

– Vous commencerez à bénir demain, sirMax Trelam.

Et l’index pointé vers les étuves, devantlesquelles Morisky et Goertz se meuvent ainsi que des diables,marmitons noirs de la rôtisserie infernale.

– C’est à votre intention que l’ontravaille là… J’ai un dernier mouvement de bonté. Je vous laissevingt-quatre heures de réflexions… Demain, à pareille heure, unepiqûre de bouillon de culture vous punirait d’hésiter encore.

Il prit sur une table une de ces légèresseringues de Pravaz, intermédiaires délicats des injectionssous-cutanées. Il la promena devant mes yeux.

– Admirez la supériorité de la sciencemoderne, sir Max Trelam. Ce joli instrument est plus dangereux quetout l’arsenal des tortures antiques… Et dire que certaines gensnient le progrès.

Il riait ; l’organe grelottant deMorisky, le rude timbre de Goertz lui firent écho, et cette gaieté,je vous assure, avait quelque chose d’impitoyablement pénible.

Le savant chauve avait refermé les portes desétuves.

– Tout sera prêt demain à onze heures.Jusque-là, plus rien à faire.

– Alors, Son Altesse m’accorde lapermission de sortir. Je serai de retour à l’heure indiquée.

Strezzi abaissa la tête pour affirmer.

– J’aurais préféré vous voir rester ici,Goertz… Tant que l’ennemi est libre on ne saurait prendre trop deprécautions.

– Bah ! Altesse. Supposez qu’il mesupprime… Vous savez que je m’y opposerais de tout monpouvoir ; mais enfin supposons qu’il réussisse… Je nereviendrais pas. Mon absence même vous avertirait qu’il rôde auxenvirons et faciliterait sa capture.

– C’est vrai, mais je tiens à vousconserver. Morisky me vantait encore ce matin vos services…

– Ah ! je lui en rendrai encore… Jene suis pas anarchiste à l’eau de roses, moi… Détruire est unbonheur pour moi. Allons, au revoir, messieurs… Il y a un satanémicrobe qui m’appelle au dehors, un microbe aux cheveux noirs quise dénomme Francesca… Une brave créature, allez… Elle a empoisonnésa mère, parce que la vieille gênait nos rendez-vous !

L’homme riait, bestial…

– À demain donc ; on sèmera lalèpre… De ça, je rirai longtemps… Les Compagnons de la dynamiteélèveraient une statue au professeur Morisky.

Il était sorti.

Strezzi, très calme, prit le bras du savantnéfaste et lentement nous dit :

– Vous serez libres dans mon usinesouterraine. Je veux vous la faire connaître. Devant la grandeur dela science, vous vous sentirez peut-être humbles. Vous comprendrezla lutte impossible… Vous apprécierez plus justement lasituation.

Puis la voix changée, cet étonnant misérableayant revêtu le masque indifférent d’un hôte montrant soninstallation, il nous fit parcourir la terrible usine, d’où la mortrayonnait sur le globe.

– Vous venez de voir lelaboratoire ; c’est l’asile de la création, la« pouponnière » des microorganismes. Vous allezcomprendre comment nous procédons sans danger à des expériencesconcluantes.

Et se dirigeant vers la paroi opposée à celleque masquait l’étuve, il ouvrit une porte. Je remarquais qu’elleétait garnie de bourrelets de caoutchouc assurant une fermeturehermétique.

– Approchez ! Cette seconde pièce depetite dimension, est la salle d’observation. L’opérateurs’y enferme…, restant en communication avec le laboratoire parcette ouverture circulaire ménagée au milieu du panneau… Unobturateur métallique aveugle l’ouverture aussitôt que lacommunication n’est plus nécessaire.

Bien, maintenant, juste vis-à-vis de la porteaccédant au laboratoire, une autre également percée d’un« judas » à volet automatique, permet de passer dans lehall d’expériences.

Il fit tourner sur ses gonds la seconde porteindiquée.

Celle-ci donnait accès dans une sallespacieuse, aux murs recouverts d’un émail mosaïque.

– Ici, dit-il, nous enfermons des singes,des rats, des cobayes.

Par le « judas » nous projetons lesmicrobes que nous souhaitons expérimenter. C’est ainsi que nousavons pu nous assurer de l’effet des projectiles du Canon duSommeil.

Des manomètres de notre invention traversentla paroi, indiquant à l’observateur placé dans la logette le degréde pression microbienne. Des pompes à triformaldéhydepermettent de neutraliser l’atmosphère, et de pénétrer sans dangerdans le hall pour y ramasser les morts et étudier les effets desprojectiles. La manœuvre des pompes est déterminée par ledéclanchement d’une simple manette.

Puis nous parcourûmes des galeries, desateliers de soudure, de découpage… Une dizaine d’hommes assuraienttoute la besogne, secondés par des machines qu’actionnait une chuted’eau souterraine.

Et je me surprenais à m’intéresser à cesmachines, merveilles d’ingéniosité mises au service de la mort laplus terrible.

Quand nous eûmes tout vu, Strezzi nousconduisit à un logement différent de celui que nous avions occupésla nuit précédente.

– J’ai fait transporter vos valises ici,dit-il. Je vous ai réunis dans un appartement : trois pièces,où vous serez chacun chez vous, et une salle commune, où il voussera loisible de vous réunir. J’ai voulu que vos puissiez discuterd’ici à demain.

Et avec un sourire d’une indicible cruauté, ilacheva :

– J’ai voulu aussi que vous puissiez vousplaindre, si vous me contraignez à vous inoculer la lèpre… Douleurexprimée est soulagée, dit le proverbe de Bosnie… Je suisbienveillant, moi ; bienveillant même quand je dois punir.

Sur ce, il se retira, nous laissant déprimés,stupides, anéantis par l’épouvante de cet Institut de mort, né endes cervelles criminelles, des méthodes de Vie jaillies des pursesprits de Pasteur, de Roux, de Melchnikoff, de Michel Gohendy… Lesténèbres enfantées par la lumière, n’y a-t-il pas là de quoi sentirsa raison vaciller !

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