L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 3UN CRIME ANONYME CONTRE ANONYME

Je venais d’assister à la perpétration d’unattentat effroyable, dépassant en horreur tout ce que la traditionnous rapporte au sujet des grandes tueries et je conservais uncalme vraiment inexplicable.

Bien plus, j’examinais le Canon du Sommeilavec une attention presque bienveillante. Je me confiais lehip ! (cri d’applaudissement) qui retentirait de laClyde à la Mersey et à la Tamise, lorsque je publierais dans leTimes la description du mystérieux engin.

Cela fut si fort, que je m’oubliai jusqu’àdire au comte Strezzi :

– Vous permettez que je prenne uncroquis, qui m’apparaît sensationnel.

Ce à quoi il répondit avec un mélange d’ironieet de bienveillance :

– Oh ! un croquis à un seulexemplaire. Je serais désolé de vous refuser cela.

Il me sembla qu’un sourire aussitôt effacé,passait sur le visage de X. 323. L’homme indéchiffrableavait-il voulu que je fusse en cet étatd’esprit ?

Je n’oserais certes pas affirmer lecontraire.

Je me mis donc à dessiner, tandis que le douxronflement du moteur m’annonçait que ma « salle dedessin » se déplaçait à pas mal de kilomètres à l’heure.

Cinq, six, dix minutes au plus me permirentd’exécuter un croquis de la salle, avec son canon, l’écranphototélégraphique, les manettes, les projectiles. Oh ! dearme, dans un encadrement approprié, quel admirable dessin depremière page pour le Times !

Le comte vint jeter un coup d’œil à montravail. Sans un mot, il m’indiqua même une légère correction. Sansun mot, dis-je, cela est exact, car il se borna à appuyersuccessivement son index sur un point de mon dessin et sur l’organecorrespondant du canon.

Au surplus, la cabine semblait être unesuccursale des tours du Silence à Bénarès. Tanagra avait laisséretomber ses mains à ses côtés, elle regardait droit devant elle,dans une stupeur épouvantée. X. 323 s’était rapproché ;il avait emprisonné le cou de la jeune femme de son bras, et seslèvres, posées sur ses cheveux bruns et or, il murmurait peut-êtredes encouragements que je n’entendais pas.

Strezzi, lui, considérait attentivement uninstrument, analogue d’aspect à un manomètre, mais muni de troisaiguilles qui tournaient avec des vitesses différentes autour d’uncentre commun. On eût cru qu’il nous avait oubliés. Il neparaissait plus s’occuper de nous, et je me souviens que jem’hypnotisai sur l’appareil dont la vue l’absorbait.

Soudain, les aiguilles cessèrent de semouvoir. Au même instant, le ronron du moteur se tut.Notre « vainqueur » actionna les boutons etmanettes… Et de nouveau l’écran du plafond se peupla d’images,m’apprenant que le dirigeable avait stoppé au-dessus d’une régionmamelonnée, couverte de forêts.

Où était situé ce district, à quellenationalité, à quel groupement politique appartenait-il ? Jedevais toujours l’ignorer.

Comme tout à l’heure, les images glissaientsur l’écran. Je compris que le comte amenait en contact avec ledisque rouge de visée, un point qu’il désirait bombarder d’unprojectile de sommeil et de contagion.

Et je suivis curieusement le maniement,intrigué de savoir quel pouvait être l’objectif ; dans un paysqui me paraissait un désert forestier.

Je n’attendis pas longtemps. Un ravin profondse dessina sur le plafond. Je ne l’avais pas aperçu plus tôt, parceque les taillis couvrant les hauteurs me le masquaient.

Un petit château mi-féodal, mi-moderne,occupait le fond de la dépression, au bord d’une jolie rivière quiserpentait entre des bouquets de bois, des prairies apparemmentdisposées en parc.

Était-ce à ce château qu’il allait envoyer unmessage de mort ?

Oui. Le bâtiment coïncide avec le disquerouge, tout mouvement s’arrête.

Lentement Strezzi reprend un projectile, ilcharge le canon du sommeil.

La culasse se referme. Après quoi, son regardse pose sur Tanagra.

– À votre tour, ma chère femme, decollaborer à mon œuvre… pacifique.

Ma chère femme ! Les mots sonnent dansmon crâne comme une atroce plaisanterie. C’est un rire de lutinsdans la lande du pays de Galles qui devrait accompagner la voix ducomte.

Ma « fiancée » d’hier, aujourd’hui àjamais étrangère, a un grand geste de recul, d’horreur. Ses mainstendues désespérément en avant semblent repousser le crime auquelon la convie.

Quel crime ?

Nous l’ignorons. Qui réside dans ce châteauinconnu ? Qui donc, au milieu de cette forêt dont nousapercevons seulement l’ombre, l’image, a été condamné par notreterrible compagnon ?

Tout nous est voilé, tout. Sur terre, personnene saura qui a frappé, aucun de nous ne saura qui fut victime.

Le crime restera anonyme contre anonyme. X.contre X., dirait mon ami Loystin, l’aimable sollicitor deBelgravia.

Pourquoi pensai-je à Loystin à ce momentprécis… Je ne vous le dirai pas, car je serais incapable de me ledire à moi-même. Mon imagination, ma folle du logis metransporte une seconde dans Belgravia.

Je vois le square, avec ses maisons toutessemblables, où je reconnais cependant sans peine celle de Loystin…la plaque du sollicitor à droite de la porte, le perron à ladeuxième marche usée par les pieds des visiteurs ; cettemarche qui a doté le brave Loystin d’un tic dont s’amuse le toutLondres judiciaire. Depuis dix ans en effet, le sollicitor sepropose de faire remplacer le degré usé par un degré neuf. C’estune obsession véritable qui revient à chaque instant dans saconversation. Seulement, il faudrait une conférence d’un quartd’heure avec Olscrap, l’entrepreneur, et ce quart d’heureindispensable, mon digne ami ne l’a jamais eu à sa disposition.

À quoi s’amuse la pensée. Un mouvement deX. 323 la ramena de Belgravia à bord du dirigeable suspendudans l’espace noir sur la tête des gens qui vont mourir.

Il a pris Tanagra par la taille. Il l’amènedoucement mais irrésistiblement vers le levier du Canon duSommeil.

Cela est silencieux et atroce. C’est lapantomime d’une épouvante surhumaine. Les deux acteurs semblent desmarionnettes tragiques. Leurs gestes sont raides, heurtés ;ils me donnent l’impression d’assister à une chose non vécue. Et jesais qu’ils vivent, hélas ! et mon cœur se tord en moiéperdument.

Strezzi regarde comme moi. Ah ! lui, soncœur est certainement tranquille ; à son sourire tragique, àtoute son attitude, je jurerais que le spectacle lui estdivertissant. Et j’ai peur de sa gaieté… Cet homme est une bêteféroce et nous sommes dans sa cage… à mille pieds du sol !

X. 323 a appuyé la main de la jeune femmesur la poignée du levier. Au contact du métal, elle a une plaintedont je frissonne jusqu’aux moelles.

Est-ce de ses lèvres qu’a jailli ce hululementlugubre… Oh ! pas fort, ce n’était pas un cri, à peine unmurmure… les mots sont bêtes, aucun ne rend les sensationsinhabituelles… Enfin, j’ai conscience que je viens d’entendre unedéchirure d’âme.

Clac ! un choc métallique. Achevant sonrôle de guideur au crime, X. 323 a contraint sa sœurd’abaisser le levier de détente.

Le projectile est parti… les condamnésinconnus ont commencé leur éternelle hilarité.

Et comme je me sens glacé, avec ce sentimentque mes muscles se sont soudain durcis, pétrifiés, Strezziricane :

– Les noms ne font rien à l’affaire, maisil est bon de pouvoir donner une forme à ses souvenirs… Femme, ô machère épouse, je vous ai chargée de punir une femme qui conspiraitcontre la paix du monde. Une princesse et son enfant sont rayés dela liste des vivants. La paix est assurée.

Pauvre Tanagra ! Elle tourna vers lui unregard égaré, puis tomba à genoux.

Oh ! l’immonde individu. Faire d’elle lameurtrière d’un petit enfant !

Il eut un haussement d’épaules, puis fitretentir la sonnerie électrique.

La porte du réduit s’ouvrit aussitôt, livrantpassage à plusieurs hommes de l’équipage, vêtus de ce costumemi-marin, mi-civil, que le comte avait adopté à son bord.

Celui-ci désigna mes « amis ».

– Conduisez les passagers au compartimentn° 2.

Il s’inclina devant X. 323, enlaçant laTanagra qu’il venait de relever :

– Je vous serai obligé de rester enfermé,avec votre sœur et Max Trelam, jusqu’à l’arrivée au but de notrevoyage. Miss Ellen vous recevra au débarquement ; ainsi vousverrez que je tiens loyalement mes engagements à l’égard de qui nese dérobe pas à ses promesses.

Un instant après, mes amis et moi-même étionsenfermés dans la cabine hermétiquement close. Le moteurrenflait de nouveau avec une force indiquant que le dirigeabledonnait son maximum de vitesse. Maintenant X. 323, stupéfiantde calme parmi tant d’émotions, consultait sa minuscule boussole,et d’une voix calme, disait :

– Après être descendus vers le Sud, nousremontons droit au Nord.

Ce renseignement n’avait rien departiculièrement émouvant, n’est-ce pas ? Eh bien, il provoquaune détente brusque de mes nerfs tendus à se briser. Je m’affalaisur un siège et me pris à sangloter follement, entraînant àpareille manifestation lacrymale la pauvre Tanagra.

Je me souviens que X. 323 nousencouragea. Des mots affectueux bruirent à mes oreilles. Ilsemblait impassible et cependant, (maintenant que je le connaisbien, je sais combien tendre est son âme) il devait souffriraffreusement.

Mais cet homme prodigieux a une volontépoussée jusqu’à l’incroyable.

Il a un cœur d’enfant qu’une volonté de bronzeparvient à dissimuler.

Nous nous reconnûmes, tous trois rapprochés,lui entre nous deux, l’une de ses mains étreignant les mains de sasœur ; l’autre emprisonnée dans les miennes. Je crusl’entendre dire :

– Pauvres enfants !

Je compris de travers. – Je crus qu’il faisaitallusion à ce petit prince, dont Strezzi nous avait annoncé letrépas.

– Oh, oui ! murmurai-je, pauvrepetit inconnu !

Mais il frappa du pied, et la voix dure, commesi ma réflexion eût été la goutte d’eau qui fait déborder leverre :

– Celui-ci, je ne le connaispas, ma pitié reste vague… Ceux que je plains, c’estvous !

Son regard allait de sa sœur à moi-même.

Ce coup d’œil jeta dans mon épouvantabletristesse, comme un rayon de soleil.

Je sentis que désormais X. 323 voyait enmoi un frère, qu’il m’estimait assez pour m’admettre en saparenté.

Et je fus délicieusement flatté d’avoir forcél’estime d’un espion, à qui mon affection, ma sympathie, monrespect étaient allés de suite.

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