L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 11LE COURS DE LA MALADIE

Trois jours… Ce furent peut-être les pluslongs de ma carrière de reporter.

Au matin du premier, Martza revint del’infirmerie. Évidemment, miss Ellen guettait son retour, car, aulieu de nous entraîner dans le jardin, où nous avions l’impressiond’une liberté relative, elle s’était installée dans le salon dugouverneur, voisin de la salle à manger, et s’était absorbée dansla lecture d’une revue polonaise.

Comme elle parlait assez mal cet idiome, ilétait permis de supposer que son plaisir de lecture devait êtremince.

Mrs. Amalia ne nous gêna pas. L’opulente damese levait tard, et, comme le dit votre auteur dramatique Donnay,qui a tant d’esprit : Vu sa dimension, Amalia se levaitvraisemblablement en plusieurs actes.

Enfin Martza parut. Alors ce fut uninterrogatoire en règle. Le mal demeurait stationnaire, maisX. 323 ne reconnaissait personne. Il ne paraissait comprendreaucune des paroles prononcées devant lui.

Pourtant, quand la brave fille lui avaitrépété, de toute la force de ses poumons, la leçon apprise laveille au soir, elle avait cru un moment qu’il reprenaitconscience.

Il avait répété à plusieursreprises :

– Médecin ! Médecin !

Mais ce n’était qu’une illusion. Sa boucheavait prononcé machinalement un mot qui l’avait frappé. Peut-êtreMartza avait-elle élevé la voix sur ces syllabes.

Miss Ellen écouta ce rapport avec un visageimpénétrable.

Elle força la servante à accepter unegratification, accompagnée de remerciements chaleureux et del’espoir qu’elle consentirait, pour tranquilliser une pauvre petitesœur bien chagrine, à s’imposer encore la fatigante veillée.

Cette grande Martza n’était pas méchante. Etpuis il est toujours flatteur d’entendre priser haut ses services.Je crois qu’elle eut les larmes aux yeux en promettant de sedécarcasser pour faire plaisir à la Fräulein, gentille etbonne comme un frais oiseau blanc.

Sur quoi la jeune fille demanda qu’onl’avertît dès que Frau Amalia serait visible, et, prenant le brasde Tanagra, qui assistait à l’entretien, elle nous entraîna dans lejardin aux petits sentiers couverts de gravier.

J’ai su depuis que Tanagra assistait avec unétonnement égal au mien, aux évolutions de sa jeune sœur.

Celle-ci du reste, montrait à présent unpessimisme outrancier. Elle redisait toutes les paroles de Martza,les commentant dans le sens le plus défavorable à la guérison de cepauvre X. 323.

Nous nous efforcions de la rassurer.

Mrs. Amalia nous surprit au milieu de nosdiscussions peu folâtres.

La grosse personne était toutessoufflée ; habillée à la diable, ce qui d’ailleurs nel’amincissait aucunement, elle s’était hâtée en apprenant que lachère petite fille Ellen avait du chagrin.

Véritablement, elle était excellente cettemonumentale épouse du gouverneur. Et de la sentir si désireused’adoucir les peines de ses hôtes, on se prenait à l’aimer, à neplus voir le côté caricatural de sa silhouette.

Et quand, avec une émotion communicative, missEllen eut gémi :

– Seul, sans médecin, mon frère va-t-ilmourir ainsi qu’un être abandonné de tous ?

Amalia jura par la Couronne et par leSceptre, par la Croix de Pologne et l’Aigle bicéphaled’Autriche, que le prince Strezzi, dût-il cracher le feucomme le madgyar Satanas lui-même, elle obtiendrait de soncher époux que l’on appelât en consultation le docteur Volsky dubourg de Gremnitz, ce qui parut remplir Ellen d’espérance.

Elle baisa les mains de Mrs. Amalia Logrest,qui s’en défendait de son mieux. Elle eut de ces cris du cœur quibouleversèrent la grosse dame :

– Je vous dis qu’il sera sauvé, sauvégrâce à vous… Ah ! Frau Amalia, je vous aimerai comme une sœurnouvelle.

Tant et si bien qu’à midi, durant le déjeuner,entre un plat de morue au gingembre et ungoulache, ragoûts nationaux, le gouverneur, pressé par sachère moitié, supplié par ses hôtes, décida d’envoyerMartza à Gremnitz, au logis du médecin, afin de prier ce dernier devenir donner ses soins à l’infortuné X. 323.

Et même, miss Ellen obtint sans discussion quele praticien, après l’auscultation du malade, serait invité àpasser au logis Logrest afin de faire connaître son avis aux sœurséplorées de son client.

Ladite visite m’apporta, à moipersonnellement, le tracas d’un dialogue, dont la conclusion, je lesentis, importait vivement à miss Ellen, et dont malheureusement jene comprenais pas du tout le but.

Au surplus, je rapporte les répliqueséchangées.

M. Volsky, un homme sec, petit, grisonnant, demouvements prestes autant qu’une souris, dont il avait les yeuxnoirs et vifs et l’air futé, en dépit de la redingote noire, de lacravate blanche, sans lesquelles on ne saurait administrer un julepen Galicie, M. Volsky donc, raconta en termesmédico-techniques ce que l’auscultation lui avait révélé.

En langage clair, l’Esculape n’avaitabsolument rien deviné en ce qui concernait la nature du mal. Toutau plus lui avait-il donné à tout hasard un nom. Il diagnostiquaitgravement une atonie du réseau nerveux, intéressant lecérébro-spinal moteur et le grand sympathique circulatoire.

Sous le roi de France, Louis le quatorzième,les médecins de Molière discouraient déjà dans ce genre.

Mais personne ne parut mettre en doute lasagacité du brave et important morticole. Et c’est ici que seplacent les questions de miss Ellen auxquelles je faisais allusiontout à l’heure. Les voici :

Miss ELLEN. – N’a-t-il pas prononcé une paroleindiquant où siège plus spécialement la souffrance ?

LE DOCTEUR. – Non, non, aimable Fräulein.Durant toute ma visite, il n’a cessé de répéter un mot.

Miss ELLEN. – Est-il indiscret de vousdemander lequel ?

LE DOCTEUR. – Pas du tout. Il disait :Froid ! Froid !

Miss ELLEN. – Cela n’indiquait-il pas chez luil’impression inconsciente de la fièvre froide ?

LE DOCTEUR. – Peut-être. Mais on ne sauraitl’affirmer vu l’état délirant du malade… Qui sait même si, par unphénomène d’amnésie ou d’aphasie, le malheureux ne dit pas des motstraduisant une pensée toute différente.

Miss ELLEN. – Mais à l’examen vous avez puconstater sa température ?

LE DOCTEUR. – Je l’ai fait… Elle m’a parusensiblement normale.

Miss ELLEN. – Alors, ne pensez-vous pas…,pardonnez-moi, monsieur le docteur. J’ai l’air de vous conseiller.Telle n’est pas mon intention, je sollicite humblement l’avis d’unhomme que ses lumières scientifiques désignent comme devant statuersans appel.

LE DOCTEUR (visiblement flatté). –Parlez, parlez sans crainte, Fräulein.

Miss ELLEN. – Si par hasard il souffre d’unesensation de froid, sa température étant normale, il n’y auraitaucun danger à l’élever un peu.

LE DOCTEUR. – Aucun, si l’on procédait parrévulsifs… Et même l’action réflexe de la révulsionpourrait être bienfaisante pour le système nerveux.

Miss ELLEN (très candide). –Qu’appelez-vous révulsif, monsieur le docteur. J’avoue monignorance, car je souhaite tout comprendre.

LE DOCTEUR (tout à fait paternel). –Le révulsif est le corps qui amène une réaction subite dans lestissus organiques.

Miss ELLEN. – Ah ! comme les compressesd’alcool lorsqu’on a la migraine.

LE DOCTEUR (souriant). – Justement,Fräulein, vous comprenez très bien.

Miss ELLEN. – Alors, vous seriez d’avis quedes lotions d’alcool sur tout le corps…

LE DOCTEUR. – Seraient évidemment toniques. Entout cas, elles ne sauraient faire de mal.

Miss ELLEN. – Ah ! si j’étais auprès demon cher frère, j’essaierais… C’est affreux de se dire que l’on nelutte pas corps à corps contre la maladie.

LE DOCTEUR (conciliant). – Je veuxvous donner le plaisir de la lutte… j’ordonne donc trois lotionsalcoolisées par jour.

Sur ce, Volsky se répandit en compendieusesexplications sur l’art de lotionner un être humain ; HerrLogrest et Mrs. Amalia se mirent de la partie… Confier l’alcool auvieil infirmier Krisail, un ivrogne invétéré, leur semblaitimprudent. Ce soudard évidemment en profiterait pour lotionner sonpropre gosier.

Mais alors Ellen proposa de donner à Martza lagarde des clefs de l’armoire aux alcools et éthers de la pharmaciede l’infirmerie.

La solution, conciliant tous les intérêts, futadoptée, et le docteur se retira en promettant de revenir lelendemain. Il ne manquerait pas du reste, ajouta-t-il aimablement,de se rendre, après sa visite, dans cet honorable logis du nonmoins honorable gouverneur du château fort de Gremnitz, pourrassurer ces gracieuses dames…

Le soir donc, Martza, très flattée de laconfiance qu’on lui marquait, reçut la clef de l’armoire auxalcools, jura que Krisail n’en distrairait pas une goutte, et s’enfut occuper son poste de garde-malade.

La grande fille, tout à la joie d’êtredans les honneurs,ne songeait plus au surcroît de fatigue quien résultait pour elle.

Et, ainsi qu’elle nous le raconta le lendemainmatin, elle avait mené la vie dure au vieux soldat Krisail, ceguerrier altéré qui rôdait sans cesse autour de la bonbonne àalcool, comme un furet autour d’un petit lapin sans défense.

Toutefois, à une question de miss Ellen,demandant à la robuste fille comment elle pouvait supporter ainsila privation de sommeil, les coquelicots, fleurissant soudain sesjoues, me donnèrent à penser qu’elle avait bien pu ne pas êtreéveillée constamment.

Cela me rassura au sujet de Krisail… Le pauvremilitaire avait sans doute pu se permettre une accolade amicaleavec le récipient d’alcool.

Le malade répétait toujours :Froid ! Froid !

Quand le docteur Volsky arriva à son tour, ledélire de X. 323 s’était fait différent.

Ne se figurait-il pas à présent qu’il était lemédecin et que ceux qui entouraient son lit étaient des maladesconfiés à ses soins.

Il leur tâtait le pouls, décrivant tous lessymptômes de sa propre affection, et invariablement ordonnait desgrogs froids.

Miss Ellen écoutait pensive, sans doute aussidésolée que miss Tanagra qui, depuis le commencement de la maladiede son frère, vivait un songe éveillé, ne prenant plus part auxconversations, séparée du monde extérieur par une atroce angoisseque je lisais sur son visage défait.

Sa jeune sœur avait décidément un impérieuxdésir de s’instruire.

– Docteur, dit-elle, ne croiriez-vous pasqu’il se produit un phénomène de lucidité délirante. J’ai ouï direque certaines personnes, en état d’excitation nerveuse, peuventexprimer avec précision ce qui les sauverait. Ce grog froid, neserait-ce pas le salut ? Je vous questionne, enseignez uneignorante… Mais cette intuition si remarquable qui vous a faitappliquer les lotions révulsives comme vous dites, n’est-ce pas,ont amené une telle transformation… Peut-être que le grog…

À ma grande surprise, M. Volsky acceptasans sourciller « l’intuition remarquable » dontla jeune fille le gratifiait.

Véritablement, cette petite miss Ellensemblait connaître à fond les méandres de la vanité humaine.

Et il fut entendu qu’il ordonnait lesgrogs froids.

Le lendemain, nouvelle complication.X. 323, toujours médecin imaginaire, refusait obstinément deboire le grog préparé par Martza.

– Je ne puis pourtant absorber tous lesremèdes que j’ordonne à mes clients, exposait-il gravement… Pour ungrog, je veux bien faire une exception ; mais je veux que mestrois malades soient réunis et qu’ils absorbent le remède en mêmetemps.

Les trois malades, pour le pauvre délirant,étaient, on le devine, le docteur Volsky, Martza et l’infirmierKrisail.

Très patiemment, dans son désir d’êtreagréable à la chère attristée jeune Fräulein, le médecin,lors de sa visite, avait consenti à se prêter à la fantaisie del’hôte de l’infirmerie.

Alors X. 323 avait été pris d’unenouvelle lubie :

La lune, avait-il déclaré, joue un rôleprépondérant dans les phases morbides. Il convoquait donc les troismalades pour minuit exactement, l’influence sélénitique devant, àcette heure, se combiner à celle de l’esprit alcoolique pouratteindre au maximum de résolution morbide.

Alors, Ellen eut les larmes aux yeux.

– Oh ! docteur, docteur,supplia-t-elle, comme je l’ai compris à votre physionomie, miroirsi expressif de votre pensée, ce grog sauvera mon frère. Oh !je vous en supplie, vous avez été si bon déjà pour nous…

M. Volsky se défendit ; mais on sedéfend mal contre une adorable petite miss Ellen qui vous implore(moi-même je la trouvais adorable maintenant) et le médecincéda.

Il viendrait donc à minuit, mais à une heuredu matin, que le malade eût bu ou non, il repartirait, car il avaitle lendemain une opération chirurgicale à pratiquer, et en pareilleoccurrence, il importe de dormir pour avoir l’œil clair et la mainsûre.

L’expression de la gratitude de la jeune fillefut particulièrement abondante. Les paroles louangeuses coulaientde ses lèvres sans arrêt. C’était un fleuve de reconnaissancequ’elle faisait défiler devant le docteur qui, de toute évidence,ne s’était jamais vu à pareille fête.

Et miss Ellen devait être bien heureuse depenser que son cher frère boirait enfin son grog froid, car unquart d’heure après, je la surpris sur le chemin de ronde du murcrénelé où, quelques jours plus tôt, elle avait décidé de ma vie…Elle regardait la campagne environnante d’un œil avide, si absorbéequ’elle ne m’avait pas entendu venir.

Et miss Ellen fredonnait un air de rythmejoyeux !

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