L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 7EN ROUTE

Durant quelques minutes, je demeurai tout àfait inconscient de moi-même.

La Tanagra, Miss Ellen, deux sosies. Sanscompter le troisième que m’avait indiqué tout à l’heure la bonneMrs. Trilny, la maman de miss Ellen, blonde, quarante ans, maisressemblant si parfaitement à sa fille, que la directrice n’avaitpas hésité à reconnaître leur étroite parenté.

Être blonde, paraître quarante ans, on y peutarriver par déguisement, maquillage, teinture… On n’a jamaiscertainement l’âge que l’on paraît, ni les cheveux quel’on semble avoir.

Pourquoi cette réflexion d’apparenceinopportune ?

Parce qu’un rapprochement s’était opéréautomatiquement en mon esprit.

La mère d’Ellen s’était présentée la veille àla pension. Le matin un boy, m’avait apporté une lettre de Tanagram’enjoignant de quitter Londres. Pourquoi ces deux femmes n’enferaient-elles pas une seule ?

Mon trouble cérébral augmentait de seconde enseconde, et je ne puis penser, sans inquiétude, à ce qui fût advenude mon intellect, si Mrs. Trilny en avait jugé à propos de me tirerdu labyrinthe de mes réflexions pour me demander :

– Pensez-vous qu’il soit possibled’éviter le scandale ?

Ah ! c’est juste. J’étais venu pour cela.Le « patron » me l’avait recommandé, tâcher d’éviter lescandale à Trilny-Dalton-School, à la digne directrice qui avaitpréféré s’adresser au Timesplutôt qu’à Scotland-Yard.

Une phrase inepte me monta aux lèvres. Je laprononçai, par exemple, d’un ton sentencieux qui impressionna moninterlocutrice.

– Quand on souhaite qu’autrui ne parlepas d’une chose, il convient de n’en pas parler soi-même.

La respectable dame me considéra un instant,puis d’une voix hésitante :

– Voulez-vous dire que je dois faire lesilence sur la disparition de la pauvre enfant ?

– C’est bien là ce que j’exprime.

– Vous avez donc reconnu d’où vient cettetriste aventure ?

– Oui et non, fis-je, un peu embarrassé,je l’avoue.

Mais une pensée subite me rendit monaplomb.

– Oui, c’est oui, décidément. Je parsdans un instant pour le Continent et j’ai l’impression que j’yrencontrerai une personne, à qui il sera bon de conter l’aventureavant de se livrer à quelque démarche que ce soit.

– Mais, la directrice semblaithésitante,… mais si la pauvre mère venait me réclamer safille ?

– Envoyez-la au Times…

La vieille dame me saisit les mains, les serraavec force.

– Je comprends… il y a un secret que vousne croyez pas pouvoir me confier. Et alors vous m’indiquez qu’auTimes, tout s’expliquera. Merci, merci… Ah ! je suisbien heureuse d’avoir fait votre connaissance.

Je profitai de ce qu’une pendule scolairesonna la demie après huit heures pour prendre congé, sansm’expliquer davantage.

La confiance de Mrs. Trilny me remplissait deconfusion. Pauvre dame qui rendait hommage à ma discrétion, sanssoupçonner que le mystère m’apparaissait beaucoup plus compliquéqu’à elle-même.

Bah ! À défaut de la réalité, donnerl’illusion est encore une bonne action. Sur cette réflexion,démontrant à tout le moins mon ardent désir de vivre en bonneintelligence avec moi-même, je m’acheminai vers la gare deCharing-Cross.

Tedd, mon boy, m’attendait, ma valise d’unemain, mon ticket de l’autre. Je lui lis sommairement mesrecommandations pour la garde de mon appartement ; comme je nesavais trop où le hasard de l’aventure allait m’entraîner, je luienjoignis, au cas où un fait grave se produirait, de l’insérer auTimes, à la colonne « Petite correspondance »sous les initiales M. T X. Le Times se trouvepartout. De la sorte, je serais avisé certainement.

Après quoi, je le renvoyai à la douceoisiveté, qui serait son apanage durant mon absence.

Il me restait vingt-sept minutes à dépenseravant l’heure du départ.

J’en profitai pour me lester d’une couple desandwiches, d’un verre de porto-wine, et cette satisfactionstomacale accordée au personnage préoccupé que j’étais, je gagnaile quai, pris place dans un compartiment de first class(première classe) et m’abandonnai à une rêverie qui, je suis forcéde le reconnaître, n’était point pour flatter l’orgueil d’unroi du reportage, lequel se sentait parfaitementesclavedes événements.

Une secousse, le train part. À ce moment unvoyageur bondit en trombe dans le compartiment, jette sa valisedans le filet, puis sa canne, son chapeau, se laisse tomber sur labanquette dans l’angle opposé à celui que j’occupe et lance à hautevoix :

– By devil, j’ai frisé le ratagedu smoking (fumant).

L’expression indiquait que l’individu avaitcette mauvaise habitude, trop répandue dans la société londonienne,de parler cockney, c’est à dire une langue verte dessalons, qui n’a aucun rapport avec la belle langue anglaise etqui donna à ses adeptes un air de palefreniers déguisés en gens dumonde.

Après cette entrée bruyante, du reste, moncompagnon de voyage s’était accolé dans son angle et avait parus’absorber dans la lecture d’un journal.

C’était un homme de taille au-dessus de lamoyenne, sec, nerveux, évidemment vigoureux. Son visage bronzém’apparaissait inquiétant. L’arcade sourcilière très en relief, lementon carré décelaient la volonté dominatrice, et dans ses yeuxgris, à reflets d’acier, sur ses lèvres minces, un adepte deLavater n’eût pas hésité à diagnostiquer la cruauté.

Au demeurant, il me déplaisait à tel point,que si le voyage avait dû se prolonger, j’aurais changé decompartiment.

Ceci paraît absurde, n’est-ce pas. Eh bien, cesouvenir est l’un de ceux grâce auxquels je ne plaisante plus quandon me parle de pressentiments.

Parfaitement, mon « moi » serévoltait contre cet inconnu. Il le trouvait néfaste à mon endroit.Pourquoi faut-il que l’homme prétendu civilisé dédaigne soninstinct ?

Ah ! Si j’avais à ce moment cassé la têteau personnage, si je l’avais envoyé par la portière sur la voie,j’aurais évité bien des malheurs et mon acte brutal eût été, aupoint de vue de la justice absolue, une bonne action.

Enfin, ceci sans doute ne devait pasêtre. À quoi bon les regrets stériles.

À dix heures quarante, le train me déposaitsur le quai du port de Folkestone, à deux pas de l’embarcadère dusteamer Marguerite, à destination de Boulogne.

Je descendis, gagnai la passerelled’embarquement.

Mon compagnon de voyage exécuta les mêmesmouvements.

À l’homme de peine qui s’était chargéde ma valise, j’enjoignis de la déposer au bar-buffet du steamer.Mon compagnon de route donna vraisemblablement un ordre semblableau porteur de son bagage, car celui-ci emboîta le pas à mon hommede peine.

Ah ! Mais, il m’agaçait le personnage auxyeux gris.

Une fois encore, je me déclarais être stupide.Il est inévitable que des voyageurs suivant une même direction,accomplissent des actes identiques. Je m’étais assez déplacé dansma vie pour être fixé à cet égard.

Pour me distraire, j’examinai les passagersqui embarquaient.

Des touristes, des voyageurs de commerceallant drainer les poches des clients du continent, l’inévitablepasteur accompagné de son épouse et de ses sept enfants formés enmonôme par rang de taille.

Mais j’abandonnai la famille ecclésiastiquepour faire don de mon attention à une dame qui accourait sur lequai, escortée par deux commissionnaires chargés d’une multitude depetits paquets. Le tout eut pu être enfermé dans un sac de voyagede moyenne taille, mais sans doute la « lady » avaitvoulu résoudre le difficile problème d’atteindre au maximum del’encombrement avec des colis de petit volume.

Je dis lady, car elle était anglaiseévidemment, anglaise renforcée même avec son long cache-poussièreécossais noir et blanc, aux poches gonflées probablement d’uneautre légion de petits paquets ; avec son chapeau de paillecerclé d’une ceinture de fleurs bleues et jaunes qui« criaient » même sous la clarté électrique du quai, etsurtout son immense voile bleu, enroulé autour du chapeau, du cou,du visage, lequel ne laissait pointer qu’un menu bout de nez,donnant l’impression d’un chasseur à l’affût dans une embuscade detulle.

Par exemple, la jeune femme… je l’appelaijeune femme par politesse, car son accoutrement lui donnait laforme hétéroclite d’un bagage doué de mouvement, la jeune femme,répéterai-je toujours par politesse, s’agitait comme uneFrançaise.

Elle déambulait à petits pas presséss’arrêtant pour presser les porteurs qui marchaient plus vitequ’elle, puis accélérant son allure afin de les joindre, se mettantà compter ses innombrables paquets, en personne qui craint de lesvoir s’égarer :

– Dix… quatorze, seize. Où est ledix-septième ?… Vous avez perdu le dix-septième… Non, non, jeme trompe… je l’ai mis en poche… All right ! cela va bien.

Sur la passerelle, elle interpella tout lemonde.

– Personne pour indiquer ma cabine… Jesuis le nombre : 8… pour Mrs. Dillyfly… Ah ! là, sur lepont… Je remercie… Venez, commissionnaires, venez, le temps estpetit, vous déposerez les bagages dans la cabine… Je rangeraiensuite, car il est écrit qu’une pauvre femme doit toujoursranger.

Au passage, je notai que si le voile bleulaissait passer le nez en avant, il ne cachait pas non plus enarrière, un chignon roulé d’un blond doré, dû, selon touteprobabilité, à une teinture savante.

Deux minutes plus tard, les commissionnairesrepassaient sur le quai.

La pauvre petite femme, mistress Dillyfly,procédait à présent au rangement de ses colis.

Presque aussitôt, le mugissement de la sirèneébranla l’atmosphère.

Les amarres furent larguées, un panache defumée couronna les cheminées, et la « Marguerite » se mitlentement en marche sur l’eau calme du bassin.

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