L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 3LA MODE S’IMPLANTE DE MOURIR DE RIRE

Un mois après l’affaire de Trieste,dont on avait parlé abondamment durant huit jours, et qui étaitensuite tombée dans l’oubli, comme tous les événements dont lapresse cesse de s’occuper, le 18 février exactement, je m’éveillaivers dix heures du matin, la tête lourde et l’esprit maussade.

 

J’avais passé une part de la nuit au cercledes Robkins de Belgravia-Square, pour mener à bien une étudepsychologique, dont le patronm’avait chargé.

Il s’agissait d’interroger habilement le jeunelord Fitz-Dillam, dont le père, âgé de soixante ans avait frappé desix coups de couteau à découper (nacre de Canton et acier deSheffield) une fille Deborah Bell, femme de chambre de sa nièce lagracieuse lady Ashton.

Vous pensez bien qu’Alcidus Fitz-Dillamn’était pas désireux de ce genre d’entretien. J’avais dû appeler àla rescousse un certain champagne plus qu’extra-dry, grâce auconcours duquel, la langue de mon patient s’était déliéeet m’avait donné la preuve que le sexagénaire s’était induitlui-même en erreur, en se persuadant que la maid DeborahBell tenait dans sa vie une place si grande, qu’un flirt avec lemécanicien de l’auto de tourisme ne pouvait avoir d’autre solutionque le découpage mentionné ci-dessus.

J’avais aussitôt rallié les bureaux duTimes ; écrit un article tout à fait sensationnel surce curieux cas pathologico-psychologique, et, ma copie remise à lacomposition, j’étais rentré chez moi, comme la quatrième heuresonnait à Stampa-Bank, dans la cendre grise du petit jour.

Était-ce le champagne trop dry, ou la maiddébitée par tranches ? Mon sommeil avait été peuplé de visionsdésagréables et je me réveillais très affligé par ce fait quemes cheveux me semblaient douloureux.

C’est ainsi, n’est-ce pas, que l’on exprime enFrance un lendemain de champagne à outrance.

Mon « boy » Tedd accouru à lasonnerie, je lui fis préparer mon tub… et je me livrais aux délicesaquatiques parfumées de la suave mixture de Lubin’s-perfumery,quand le boy heurta à la porte de mon cabinet de toilette.

– Vous dérangez, criai-je.

– Ce n’est pas moi, sir, répondit-il,c’est l’homme de la poste (le facteur). La poste désire unautographe de Monsieur.

– Qui vous a permis de rire ainsi contremoi, drôle.

– Je ne ris pas, le postman demande unesignature pour laisser une lettre recommandée.

Je donnai une signature mouillée, je reçus enéchange une lettre entourée de timbres d’Österreich (Autriche), etsur l’enveloppe, je reconnus, avec une légère émotion que jen’analysai pas sur l’heure, l’écriture connue de la Tanagramystérieuse.

Les timbres avaient été oblitérés à Lemberg,non loin de la frontière russe.

Un costume de tub, si l’on peut exprimer ainsile costume nature, est tout à fait in convenable pour lire lamissive d’une lady.

Je m’empressai donc de le compléter par lesparures incommodes que les chemisiers, bottiers, tailleurs ontimaginées pour faire fortune et, revêtu de l’apparence correctequ’un gentleman doit toujours présenter lorsqu’il est en relationavec une lady, je passai dans mon petit salon. C’est là seulement,en un logis de garçon, qu’il est admissible de recevoir une dame,se présentât-elle sous la forme épistolaire.

Par ma foi, si la marquise de Almacedaécrivait volontiers, je dois constater qu’elle se déplaçait plusvolontiers encore. Son premier billet émanait des murs de Trieste,le second de Lemberg, à l’autre extrémité de l’EmpireAustro-Hongrois. Seulement, elle traitait d’un même sujet.

C’était la médication de mon chagrin qui secontinuait. Le second pansement moral appliqué par labelle et voyageuse infirmière était ainsi conçu :

« Je veux, ami, que vous soyez enparticipation dans la lutte actuelle.

« J’ai prononcé le mot crime. Maintenant,j’ai la certitude qu’il est juste. Au surplus, vous allez en jugeren apprenant ce qui s’est passé, à Moscou-la-Sainte (Russie), le 12février courant. Vu la rigueur de la censure russe, il m’a fallugagner le territoire autrichien pour vous donner des nouvelles quevous serez probablement seul à connaître en Angleterre. Libre àvous d’en offrir la primeur à votre cher Times, sous lacondition que rien ne fera supposer que les renseignements émanentde moi, non plus que de votre autre ami.

– X. 323, murmurai-je, songeantaussitôt au génial et chevaleresque espion, à cet ami (la Tanagradisait vrai) dont je ne connaissais pas le visage, car, en Espagne,je l’avais vu sous divers aspects dont aucun, j’en avais laconviction, n’était son aspect réel.

Puis avec un léger mouvement de joie, premièremanifestation du réveil de mon âme de journaliste.

– Voyons la primeur pour leTimes.

Ah ! elle était de nature à satisfaire leplus exigeant des reporters.

Voici ce que me mandait ma correspondante deLemberg.

« Le Czar, Empereur de toutes lesRussies, désireux de rendre la prospérité à ses peuples, en mettantfin aux bouleversements révolutionnaires a pensé que l’entente detous les partis représentés à la Douma (assemblée élue) étaitnécessaire. Il a donc obtenu des divers groupements politiques quechacun désignât un délégué chargé d’élaborer, de concertavec les autres, un programme de réformes financières,administratives, militaires, civiques, susceptible de rallier lapresque unanimité de l’Assemblée.

« Ceci, bien entendu, en dehors duSaint-Synode, ou Conseil supérieur de la religion grecqueorthodoxe, lequel conseil est, on le sait, irrémédiablement inféodéà l’idée d’autocratie théocratique, grâce à quoi il a dominéjusqu’à ce jour et l’Empereur et la nation russe.

– Par Jupiter, grommelai-je, tout lemonde sait cela. La révolution slave est née de la tyrannie de ceSaint-Synode, qui ne voit dans la divinité qu’un moyen detyranniser les hommes.

Et je repris ma lecture.

« Les cinq délégués, il y en avaitcinq : Albarev, Triliapkine, Arzov, Birski et le princeAlexandrowitch Voran, partirent secrètement, chacun de son côté,gagnèrent Moscou la Sainte et se réunirent dans l’enceinte duKremlin, où une salle spéciale avait été affectée à leursdélibérations.

« C’était la salle Nicolaieff, cetterotonde percée d’une seule porte, et qui prend jour par une toiturecirculaire, dont les vitraux, sortis des usines d’Odessa, figurenten personnages polychromes l’allégorie de la Russie réunissantl’Europe à l’Asie. Les premières séances s’écoulèrent paisiblement.Tous les délégués se montraient remplis de bonne volonté. Letravail avançait rapidement et l’on pouvait prévoir qu’avant unequinzaine, le programme des réformes attendues pourrait être soumisà l’approbation du Czar et de la Douma.

« Or, le 12 courant, dans la soirée, lescinq commissaires se réunirent en comité de rédaction,afin d’arrêter le texte définitif des articles votés jusqu’à cemoment, texte qui serait envoyé le lendemain à Saint-Pétersbourg,afin que les pouvoirs intéressés pussent en commencerl’étude, tandis que la commission de Moscou achèverait sonœuvre.

« La séance s’ouvrit à huit heuresexactement.

« Les délégués s’enfermèrent suivant leurusage, ne voulant pas qu’un écho quelconque de leurs discussionsparvînt au dehors.

« Des gardes du régiment d’Ekaterinoslavveillaient dans la galerie sur laquelle s’ouvre l’unique porte dela rotonde Nicolaieff.

« Ces gardes furent relevés troisfois : à 10 heures, à minuit, à 2 heures du matin. L’officier,commandant le service commença à trouver le temps long.Véritablement, la commission devait éprouver des difficultés derédaction, impossibles à expliquer, puisque le lendemain, uncourrier spécial avait été commandé pour convoyer àSaint-Pétersbourg, la part du travail accomplie, ce qui démontraitclairement qu’au moins, avant la séance, les commissaires secroyaient d’accord.

« Toutefois, une consigne ne se discutepas. Le capitaine, c’était un capitaine qui était à la tête dudétachement, rongea son frein.

« Mais quand quatre heures sonnèrent, luiannonçant qu’il fallait de nouveau procéder à la relève desfactionnaires, il ne fut pas maître d’une certaine impatience. Soncerveau d’homme d’action se rebellait contre la pensée que desêtres raisonnables pussent prolonger, de gaieté de cœur, aussilonguement le tête à tête avec des paperasses barbouilléesd’encre.

« Les soldats rentrant au postedéclaraient d’ailleurs qu’aucun bruit de voix n’était arrivéjusqu’à eux. Or, la porte de la rotonde fermait bien. Une tenturela voilait à l’intérieur ; mais les éclats d’une discussionorageuse fussent parvenus aux oreilles des gardes occupant lagalerie.

« Ce rapport donna un corps à l’agacementdu capitaine.

« Il se décida à expédier un planton aucolonel qui assistait ce soir-là à une fête très brillante offertepar le gouverneur, à l’occasion de la dix-huitième année de safille.

« Le colonel s’étonna de l’ardeur autravail de la commission.

« Il en parla à d’autres officiers. Lachose parvint jusqu’au gouverneur. L’on se consulta. Tout le mondeconnaît la paresse slave et les Slaves eux-mêmes mieux que tout lemonde…

« Les délégués avaient dû s’endormir surleurs papiers. Impossible d’expliquer autrement la longueur de leurréunion. Il serait charitable de les envoyer dormir en des chambresplus spécialement affectées à cette opération.

« Seulement, personne ne voulait prendrela responsabilité de pareille démarche. Les délégués étaient deshommes choisis par le Czar, ils apparaissaient comme une émanationdu « petit père » (l’Empereur)… Le moyen d’oser dire àdes « émanations pareilles » :

« – Allez au lit !

« On se serait sans doute décidé àabandonner les commissaires et le détachement de l’Ekaterinoslav auhasard d’un réveil plus ou moins éloigné, quand l’héroïne de lafête, Mlle Sonia, (à 18 ans, on n’a point lerespect des institutions bien chevillé dans l’âme) proposa, commeun intermède impromptu, d’aller en procession réveiller ces« messieurs ».

« Elle désignait par avance laplaisanterie par le titre prometteur d’Aubade de la Douma.Le mot fit fortune. Aucun n’eût consenti à marcher lepremier ; mais Mlle Sonia prenant la tête dumouvement, chacun tint à honneur d’être le second.

« Cela s’organisa au milieu de grandséclats de rire.

« Sur les robes de bal, les habits desoirée, les uniformes, on jeta les chaudes pelisses, car il gelaitfort en cette nuit, à Moscou la Sainte.

« On sortit par deux du palais dugouvernement ; on traversa la cour célèbre, où se dressent cesdeux curiosités géantes du Kremlin, le canon qui n’a jamaistonné, et la cloche qui n’a jamais sonné.

« On atteignit le pavillon qui enferme larotonde Nicolaieff. L’arrivée de tout ce monde élégant mit en joieles soldats de garde. Ils suivirent le cortège. Dans la galerie oùveillaient les factionnaires, ceux-ci rendirent les honneurs etSonia, secouée par une hilarité incoercible s’approcha de la porte,derrière laquelle s’oubliaient les délégués. Elle frappa par troisfois, en criant à la joie générale :

« – Pour Dieu. Pour la Patrie. Pour leCzar, il est grand temps d’aller dormir.

« Seulement, les rires cessèrent ;après un instant d’attente. La porte demeurait close, et il nesemblait pas que la sommation burlesque eût attiré l’attention descommissaires.

« On se regarda avec un commencementd’anxiété.

« Le gouverneur en personne heurta laporte du pommeau de son sabre, produisant ainsi un vacarme dontrésonna tout le pavillon. Ce tintamarre n’eut pas plus d’effet quela douce voix de la jeune fille. Cette fois, les visages devinrenttout à fait graves.

« – Ah çà, qu’est-ce qu’ils fontlà-dedans, murmura le gouverneur ?

« – Oui, que peuvent-ils bien faire,répétèrent les assistants ?

« Et les suppositions les plus bizarress’échangèrent.

« – Ils sont peut-être partis sans queles factionnaires les aient vus.

« – Ou bien ils ont été frappés desurdité collective. Cela arrive souvent aux hommes d’État. L’auteurcomique Morky prétend que c’est en raison de cette affectionspéciale de l’ouïe que les diplomates parviennent si rarement às’entendre.

« C’étaient les jeunes gens qui lançaientces plaisanteries.

« Mais ces tentatives de gaieté nerencontrèrent pas d’écho.

« À présent, une anxiété étreignait tousces gens venus au gouvernement pour une fête. Ils sentaient dansl’air un « inconnu » menaçant. Le colonel del’Ekaterinoslav, avec sa brusquerie militaire, exprima la penséeque tous hésitaient à émettre :

« – Il faudrait ouvrir la porte. Cesilence persistant n’est pas naturel.

« Seulement les délégués s’étaientenfermés. Bah, un petit lieutenant de la division de Géorgie qui,pour occuper la monotonie des garnisons du Caucase, avait appris laserrurerie et que ses camarades de promotion avaient surnommé àcause de cela : Louis XVI, se chargea de mettre la serrure àla raison.

« L’on entra en tumulte. Les déléguésétaient là, autour de la table au tapis vert, brodé aux angles desaigles impériales d’or.

« Seulement aucun ne pouvait pluss’apercevoir de la violation de la salle des séances… Ils étaientmorts, morts de rire, comme le député italien de Trieste. Et tousles cinq avaient conservé sur leur visage immobile, ce riredémoniaque, terrifiant, survivant au trépas.

« Détail caractéristique. Tous lespapiers avaient disparu, mais le tapis de table était saupoudré depoussières brillantes micacées.

« On avait donc volé les projets derésolutions du Comité.

« Maintenant, ami, quelques lignespour vous seul, qu’il faut que vous restiez seul à connaître.C’est quelque chose comme ma vie, comme celle de celui que voussavez, que je confie à votre discrétion. C’est vous dire ma grandeestime.

« Les papiers ont été volés. Lui et moisavons comment. Nous nous trouvions au nombre des invités dugouverneur. Notre présence à Moscou était la suite d’unraisonnement de lui ; raisonnement qui se trouva justecomme toujours. Nous avons donc procédé à une enquête dont nousavons gardé jalousement le secret.

« Le ou les coupables se sont hissés surla coupole de la rotonde. Comment ont-ils pu réaliser ce tour deforce et s’en aller sans être signalés par personne. Cela ne nous apas été révélé.

« Mais voici ce que nous pouvons affirmeravec certitude :

« La coupole vitrée est formée de deuxparties, dont l’une tourne sur galets et peut venir s’emboîter sousl’autre. C’est ainsi seulement qu’il est possible de renouvelerl’air de la rotonde Nicolaieff.

« Quand la partie mobile est fermée, elleest maintenue par un verrou intérieur. Ce verrou était bien pousséà bloc, mais il avait été actionné du dehors au moyen d’unélectro-aimant. Les ferrures ayant conservé une certaineaimantation, comme il advient toujours en pareil cas, ce fait atrahi pour nous l’opérateur.

« Dès lors, rien de plus simple. Lademi-coupole a tourné au-dessus de la tête des commissaires qui,tout à leur besogne, ne se sont probablement pas aperçus de cemouvement insolite.

« Le ou les criminels ont projeté au cecentre de la table le projectile qui fait mourir de rire. Lapoussière micacée signalée à Trieste d’abord et maintenant àMoscou, nous semble appartenir à l’enveloppe d’un projectileinédit. Qu’est ce projectile ? Cela je ne saurais le dire.

« Puis les malheureux envoyés du Czarayant succombé, rien n’a été plus facile que d’enlever par un moyenquelconque, les papiers.

« Voilà. J’ajoute que Moscou, dès lelendemain, fut terrifié par une inexplicable épidémie de typhus,qui frappa en premier lieu et dans la même journée, laplupart des invités du gouverneur et des militaires ayant pénétrédans la rotonde.

« Cette fois la maladie entraîne la mortpour beaucoup de malades.

« L’expérience de Trieste se modifie dansle sens du tragique.

« Je frissonne à la pensée du génie dumal qui frappe ainsi. Je frissonne car, de par notrevolonté, notre soif de justice et de bonté, il estnotre ennemi.

« Songez à ces choses, car, je vous lepromets, le moment venu, vous serez appelé à assister au combat.Nous voulons que notre ami ait sa part de gloire dansnotre expédition.

« Et ce m’est satisfaction de luidire : À bientôt peut-être.

« Je veux être pour vous celle quis’appelle :

« TANAGRA ».

Je ne me vanterai pas du succès foudroyantqu’obtint ma révélation dans le Time de tout ce que lamarquise m’avait autorisé à publier.

Je note seulement qu’à partir de ce moment, laTanagra eût pu revendiquer un premier triomphe.

Le souvenir de ma fiancée Niète n’était plusmon unique pensée.

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