L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 6OÙ LA JEUNE FILLE SE MÉTAMORPHOSE

Il y eut un silence pénible.

Moi, je me taisais, car j’avais la convictionque la pauvre chère venait d’exprimer la vérité.

Le gouverneur nous examinait avec l’étonnementd’un homme qui ne conçoit pas que l’on marque tant de tristesseparce qu’un captif est au secret.

Et le mutisme de tous pesait lourdement surmes épaules, quand… quand se produisit ce que je n’attendaiscertainement pas.

Ce fut miss Ellen qui reprit l’entretien, etcela avec un calme dont je fus pétrifié.

Jusque là, n’est-ce pas, la jeune fillen’avait à mes yeux d’autre importance que d’être l’effigie absoluede sa sœur. Maintenant, elle força mon attention.

– Voilà qui est net, reprit-elle.M. Strezzi est parti. Notre frère est au secret. Il ne nousreste à apprendre que ce qui a été décidé de nous. M. legouverneur, dont j’ai pu apprécier la courtoisie depuis quelquesjours, peut-il nous éclairer à cet égard.

Et mais ! Elle était décidée, la Tanagranuméro deux.

Logrest s’était épanoui. Sa courtoisie !Miss Ellen avait proclamé sa courtoisie. Rien ne chatouille plusagréablement la vanité d’un geôlier. Aussi répondit-il avec desrévérences souriantes, qui le faisaient ressembler à ces magots,dits de la Chine, que fabriquent les porcelainiers de Birmingham etd’ailleurs.

– Mais certainement, je serai honoréd’éclairer votre honorable personne. Mes instructions à votre égardsont tout à fait aimables et gracieuses, à moins que vous nerepoussiez les avantages que l’on désire vous accorder.

– Quels sont-ils ?

– Voyons, Fräulein très honorable, vousavez passé près de deux semaines, sous ma garde… Je déplore de vousgarder, croyez-le, car je devine que vous préféreriez un autreséjour. Quoi que l’on fasse, n’est-ce pas, une cage est toujoursune cage. Mais enfin, à l’impossible nul n’est tenu, et le plusgalant gouverneur doit, à son grand regret, se montrer quelquefoisgeôlier.

– Vous l’êtes aussi peu que possible,Herr Logrest.

– Ah ! Fräulein, s’écria lepoussah ! Quelle récompense de vous entendre le dire aussifranchement… Vous le reconnaissez, je vous ai permis l’accès dujardin particulier… Oui, je sais… Il y a de hautes murailles àl’entour et des fossés en arrière… Que voulez-vous ? Noussommes dans une forteresse. Mais être captive parmi les fleurs,c’est moins pénible qu’un cachot. Je vous ai fait prier, parAmalia, mon épouse, de daigner partager nos repas. Enfin toute labonté compatible avec nos… situations respectives.

La jeune fille approuvait du geste lanomenclature des faveurs dont elle avait été l’objet. Elle fitplus, elle ajouta une nouvelle flatterie à l’adresse du gouverneur,et ceci d’un ton si naturel que je ne devinai point laraillerie.

– Je le répète, Herr Logrest. Si l’onpouvait jamais oublier que l’on est captif, c’est certainement vousqui opéreriez ce miracle.

Le contentement de l’obèse personnage parutaugmenter encore.

– Alors vous ne me tenez pas rigueurd’avoir dû vous prier de vous laissez enfermer chaque soir dans lachambre Verte… La nuit, vous étiez vraiment prisonnière. Mais lanuit, on dort et l’on ne songe guère aux verrous.

– Tout cela est on ne peut plus exact.Auriez-vous l’intention d’appliquer à ma sœur et à notre ami, sirMax Trelam, le même traitement favorable.

– C’est cela même, et je dois le dire, jeremplirai ainsi les intentions du Très Haut et Excellentissime HerrComte Strezzi. C’est seulement au cas où vous vous révolteriezcontre l’autorité que me confère ma charge…

– Oh ! deux jeunes personnes sontdes rebelles peu à craindre.

Le gouverneur fit claquer joyeusement sesdoigts.

– Ah ! Fräulein, si j’étais un jeunegarçon à marier, je vous jugerais redoutable !

Puis, enchanté de ce qu’il considérait êtreune galanterie du plus pur talon rouge, comme vous dites,amis français, il reprit :

– Mais contre les murs du château, jesuis de votre avis. Je ne pense pas que vous les fassiez tombercomme les fortifications de Jéricho. Toutefois, vous n’êtes passeules, et le gentleman anglais, lui, à la réputation européenned’un homme adroit et hardi. L’hypothèse de la rébellion visesurtout sa personne.

Avec une tranquillité qui m’abasourdit, missEllen répliqua :

– Sir Max Trelam ne se révoltera pas. Jevous réponds de lui, comme de ma sœur.

– Est-ce vrai, demanda le gouverneurm’interrogeant du regard ?

Et comme miss Ellen fixait en même temps surmoi le rayon vert-bleu de ses yeux, si étrangement semblables àceux de la Tanagra, je répondis sans avoir la notion bien précisede ce que je disais :

– Certainement, cela est vrai. À aucunprix je ne voudrais faire mentir qui répond de moi.

Du coup, notre épais geôlier se frotta lesmains à s’enlever l’épiderme.

Il était réellement très content de lasolution amiable obtenue en douceur.

Je tournai les veux vers ma pauvre Tanagra.Elle avait les yeux rivés sur moi, et sur son visage, je lus commeune joie douloureuse. Je courbai la tête. J’avais lu dans la penséede cette victime, soucieuse de s’immoler encore.

Elle savourait la satisfaction déchirante deconstater qu’une première entente venait de s’établir entre missEllen et moi.

Si nous avions été seuls, je lui aurais criésur-le-champ :

– Vous vous méprenez… C’est à vous encoreque j’obéis, en obéissant à sa voix qui est la vôtre, à son regardqui semble jaillir de vos yeux.

Lut-elle sur mon visage ces phrases traversantmon esprit ? Je le crois, car ses prunelles allèrent cherchermiss Ellen, fixèrent leur rayon sur la jeune fille avec uneexpression d’immense tendresse, puis elles revinrent sur moi,impérieuses.

Et mon moi intérieur, tout frissonnant,traduisit en dehors de ma volonté même :

– Je veux me fondre en elle… Elle avaittout mon cœur, je lui donne le vôtre… Aimez-moi en elle, je vous enconjure, car elle pourra aimer et se dévouer toute à vous. Ellesera l’épouse… Moi, hélas, je n’aurais été qu’une voyageuse,toujours entraînée par le terrible devoir accepté.

Ma raison approuvait cela. Ma tendresse s’enindignait.

Et dire qu’une heure plus tard… Mais à quoibon… Je ne cacherai rien. Chaque chose aura son tour… Je continuedonc en respectant la chronologie.

Herr Logrest cependant prenait un accentpaterne :

– Décidément, il y a plaisir à se trouvervis-à-vis de gens comme il faut. Les relations acquièrent de suiteune aisance plus grande. Je souhaite de mon côté vous donner toutesatisfaction, dans la mesure de mes moyens, s’entend.

Et la face hilare, (en d’autres circonstances,elle m’eût amusé), il ajouta :

– Si aimable que soit un geôlier, sonabsence est ce qu’il peut offrir de plus agréable. Je vous l’offredonc, et ce m’est un sacrifice, car je me prive du plaisir de votrecompagnie… Vous pouvez gagner le jardin, vous isoler, oublier que,bien malgré moi, croyez-le, je dois être mêlé à votreexistence.

Tanagra, comme moi-même, regardait lefonctionnaire. Sans doute, elle songeait à l’ineptie de cegouverneur, nous accablant de politesses, avec la pensée absurdeque nous cesserions de sentir la griffe parce qu’il la gantait develours.

Mais miss Ellen ne parut pas partager notremanière de voir. Elle remercia avec effusion, puis presquegaiement :

– Je profile de la permission de l’ami, –elle souligna le mot – en qui je ne reconnais pas du tout ungeôlier, encore qu’il affecte de se flétrir de ce nom.

Et le poussah bredouillant son contentement,elle glissa son bras sous celui de sa sœur, m’invitant du regard àles suivre.

– Allons au jardin. Je vous en ferai leshonneurs. Ce tout à fait charmant Herr Logrest m’en avait déjàpermis l’accès en attendant votre arrivée. C’est une merveille debon goût et d’heureuse utilisation du terrain.

Nous eûmes juste le temps d’entendre legouverneur, éclatant d’aise sous cette dernière flatterie, flèchede Parthe décochée par la jeune fille, glousser :

– Kolossal ! Kolossal !

Et nous nous trouvâmes dans le jardin, au pieddu petit escalier rustique de cinq marches, que je me souvenaisavoir gravi, les yeux bandés, deux heures auparavant.

Il était du reste coquet, ce jardin de prison,couvrant trois ou quatre mille mètres carrés entre le pavillonoccupé par le gouverneur et l’enceinte extérieure.

Des allées sinueuses, des rocailles, uneminuscule « Serpentine » dont l’eau clairebondissait en torrent miniature, parmi de lilliputiennesprairies.

Et puis des massifs de buissons enchevêtrés,copie adroite de la nature sauvage, créaient des réduits où, commel’avait indiqué Logrest, il devenait possible d’oublier la prison,masquée de tous côtés par les feuillages.

D’instinct, je marquai le désir de m’yarrêter, mais miss Ellen avait une idée autre.

Elle refusa d’un simple mouvement de tête etpoursuivit sa marche, entraînant sa sœur.

Étrange chose qui me surprenait. La jeunefille, protégée jusqu’alors par sa sœur Tanagra, mise, comme nousexprimons la gâterie à Birmingham, dans le coton premièrequality de la Caroline du Sud, semblait avoir pris ladirection de notre trio. Positivement, elle protégeait Tanagra.

Et pour qui avait pu apprécier la volonté decelle-ci, il y avait vraiment, dans la situation actuelle, quelquechose de déconcertant, de contraire à tout ce que l’on auraitsupposé.

Nous avions traversé le jardin dans toute saprofondeur.

Devant nous, masquée en partie par desespaliers, la muraille extérieure dressait sa crête de pierresnoirâtres à sept ou huit mètres au-dessus de nos têtes. Un escalierraide, des mêmes pierres, laves refroidies d’un volcan éteint desCarpathes, analogues à celles que l’on extrait des puys, auxenvirons de Clermont-Ferrand, un escalier collé au rempart enpermettait l’ascension.

– Montons, prononça miss Ellen ens’engageant sur les premières marches.

Sans résistance, Tanagra la suivit. Quepouvais-je faire, sinon imiter ce mouvement.

En haut, la muraille, crénelée sur sa faceregardant la campagne, formait terrasse ou chemin de ronde plutôt,car la plate-forme mesurant exactement l’épaisseur de laconstruction, ne dépassait pas deux mètres en largeur.

Miss Ellen voulait-elle nous montrer de quelpoint une évasion serait possible ?

Je me penchai par un créneau. Non, ma penséeétait folle. Le mur, dont l’élévation sur cette face se trouvaitaugmentée de toute la profondeur du fossé qui le bordait,plongeait, à douze ou quinze mètres plus bas, ses assises dans uneeau verdâtre, plus proche de l’état boueux que de la forme liquide.Descendre par là eût été s’enliser volontairement, sans compter quela pente à remonter ensuite pour gagner la campagne était garnie depiquets disposés en losanges et reliés par des fils métalliques,dits « ronces », entre lesquels le plus expert des clownsprofesseurs en dislocation, n’eût pas réussi à se glisser.

Du reste, elle comprit ma préoccupation, carelle murmura :

– Au delà du glacis succédant au fossé,se trouve une falaise rocheuse verticale surplombant la route deGremnitz à Grodek et à Lemberg… Si je vous ai conduits ici, c’estque, en cet endroit, je suis certaine qu’aucun espion ne saurait sedissimuler pour surprendre nos paroles.

– Ah !

L’exclamation fut tout ce que je pus formuler.Elle me stupéfiait, miss Ellen, la veille encore petitepensionnaire de Trilny-Dalton-School. Voici que maintenant, elles’occupait à dépister les espions.

J’allais d’ailleurs marcher de surprise etsurprise. J’allais comprendre quelle âme courageuse peut sedissimuler sous le masque candide d’une jeune fille. Une jeunefille allait consentir à s’expliquer.

Elle s’arrêta, s’assit dans un créneau, le dostourné au vide et doucement :

– Maintenant, causons… ou plutôt,écoutez-moi tous deux. Ne parlez pas, sauf pour répondre sij’interroge… Ne croyez pas que je veux vous régenter, non… Maisj’ai à dire… des choses qui ne sont pas d’une jeune fille, je lesens. J’ai besoin de tout mon courage. Si vous m’interrompiez, ilm’échapperait peut-être.

Je regardai la triste Tanagra. Sur son visageje lus une stupeur au moins égale à la mienne.

Ah ça ! Est-ce que miss Ellen se révélaità sa sœur autant qu’à moi-même ?

– Vous promettez, reprit la jeune fille.– Et sur un signe affirmatif de notre part : – Bien, alors jecommence. Des prisonniers sont susceptibles d’être dérangés à toutinstant, je ne me perds donc pas en préambule ; je vais droitau but… Croyez seulement qu’en temps normal, je n’aurais jamaisl’audace que la situation me contraint à montrer.

Ceci s’adressait à moi. Pourquoi ? Etj’écoutai de toute mon attention.

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