L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 10X. 323 SUCCOMBE AU CHOC

– Que faire ? Que faire ? lecomte… non le prince Strezzi, n’a pas prévu le cas. Je n’ai pasd’instructions.

– Cela est « une » désastre,gémit Amalia qui, on n’a jamais su pourquoi, s’obstinait àconsidérer le mot désastre comme une féminité.

Les deux époux venaient de nous rejoindre aujardin.

Leurs grosses figures exprimaient lebouleversement intime, et au-dessus de leurs gros corps, leurs grosbras se levaient désespérément vers le ciel.

Le désespoir des êtres gras abonde engesticulations grotesques.

Certes, nous aurions ri, discrètements’entend, si nous-mêmes n’avions été bouleversés par ce qu’ilsvenaient de nous apprendre.

Après le déjeuner, Herr Logrest s’était rendudans le cachot de notre frère pour lui faire part des résolutionsadoptées à Vienne, sur la prière du prince Strezzi.

– Oh ! gémissait le gouverneur, j’aipris toutes les précautions. Je lui ai dit que ces dames avaientsupporté l’épreuve avec un courage digne d’admiration, que missEllen pensait qu’il montrerait le même stoïcisme, car elle m’avaitencouragé à le venir voir… Ah ! tout cela n’a servi de rien.Il m’a écouté jusqu’au bout, le sourcils froncés, les yeux fixes…Et quand j’ai eu terminé, il est tombé raide, sans connaissance,comme s’il avait attendu que j’eusse tout dit pour s’évanouir.

Tanagra, moi-même, avions pâli étreints parune horrible appréhension. Mais miss Ellen décidément possédait uninvraisemblable empire sur ses nerfs, car tout en épongeant sesyeux vraisemblablement obscurcis par les larmes, ellemurmura :

– Alors, qu’avez-vous fait, mon bon etcher M. Logrest ?

Le cher M. Logrest se redressasous la câlinerie de la voix.

– Eh bien ! Fräulein, j’ai appelé.Les gardiens sont accourus, nous avons jeté de l’eau froide auvisage du pauvre malade… Il a rouvert les yeux, mais il ne nousreconnaissait plus, nous avons tenté de le remettre sur ses pieds,mais ses jambes refusaient de le porter. Nous l’avons étendu sur sacouchette où il marmonne des histoires embrouillées,incompréhensibles… Je crois que cela est du délire. Certainement,il a subi une commotion terrible, de grands soins lui seraientnécessaires, on ne peut les lui donner dans le cachot… ; et lediriger sur l’infirmerie, cela est grave pour un prisonnier qui estcondamné au secret le plus absolu.

– Eh bien, télégraphiez à M. leprince Strezzi.

– Télégraphier ! Ah ! Fräulein,les séraphins sourient à votre âme candide ! Tout le mondeignore où est détenu votre frère. Le confier au télégraphe, c’estl’enseigner à tout le pays.

J’étais en proie évidemment à une illusion… Ilme sembla qu’une lueur joyeuse s’allumait un moment dans les grandsyeux de miss Ellen.

Une illusion, je le répète, car un secondregard me la montra grave et triste, disant d’un tonpénétré :

– Alors, cher M. Logrest, consultezvotre bon cœur.

Le poussah s’agita plus désespérémentencore.

– Mon bon cœur… Que voulez-vous que monbon cœur me conseille dans une extrémité aussi fâcheusementimprévue ?

Avait-il pensé embarrasser soninterlocutrice ? Peut-être.

Elle ne parut pas le soupçonner, car elleadressa son plus gentil sourire à l’épouse du gouverneur et ellemodula doucement :

– Par votre bon cœur,j’entendais désigner votre bonne et respectable compagne. En facede la souffrance, les femmes savent mieux que les hommes ce quel’humanité commande impérieusement.

Et les deux époux se renvoyant des minesattendries et satisfaites. (On est toujours content de se voirrendre justice), la jeune fille continua :

– Dites, Frau Amalia. Ne pensez-vous pasqu’aucun « secret » ne peut empêcher detransférer à l’infirmerie un prisonnier dangereusementmalade… ; à l’infirmerie, on n’est pas plus libre qu’encellule… Je pense du moins… ; mais ma pensée n’est rien, c’estla vôtre qui doit faire autorité. Depuis que je vous connais, j’aiappris à vous aimer, à apprécier la rectitude de votre jugement, etje m’inclinerai devant la décision que dictera votre sagesse.

– Ah ! petites filles, petitesfilles, me confiai-je, combien vous êtes malignes quand vousdésirez obtenir quelque chose !

La réponse de la bonne dame, provoquée en cestermes, n’était pas douteuse. Elle déclara qu’à son sentiment defaible femme (se connaître soi-même est, paraît-il, lesummum de la sapience), il lui apparaissait évident qu’un tonneaude bière devait être descendu à la cave, et un malade porté àl’infirmerie.

En suite de quoi, Ellen se jeta à son cou, etle gouverneur, entraîné par l’assentiment général, nous quitta pourdonner les ordres utiles au transfert du prisonnier dans la partiedu château réservée aux soins médicaux.

Le soir, à dîner, miss Ellen fut absorbée…Elle s’informa à diverses reprises de l’état de son frère.

Les renseignements n’étaient pasencourageants.

Des accès de délire alternaient avec despériodes de lourd sommeil. Krisail, un vieux caporal infirmier du5e régiment de chasseurs tyroliens, admis sur saretraite aux fonctions d’infirmier-major au château de Gremnitz,affirmait que le malade devait avoir une fièvre violente.

Seulement, aucun docteur n’est attaché à laforteresse.

À l’ordinaire, on requiert les soins de HerrVolsky, le médecin civil du bourg de Gremnitz… Mais là encore lefameux « secret » emplissait le gouverneur deperplexité.

Le secret pouvait-il admettre la présence dudisciple d’Esculape ?

Miss Ellen, assise auprès deMme Amalia, lui parla à voix basse, et la grossedame s’écria tout à coup :

– Ce que me dit cette gentille Fräulein me paraît tout à fait juste.

– Et que dit-elle ?

– Que pour le médecin, on pourraitattendre à demain, que peut-être le prisonnier ira mieux.

– Cela est possible, approuva legouverneur enchanté de n’avoir pas à prendre une décisionimmédiate.

– N’est-ce pas, cette enfant est laraison même. Jugez-en. Elle ajoute que le malade aura d’autant plusde chances de voir son état s’améliorer, qu’il sera mieux soigné…Or, dit-elle, un vieux soldat n’est peut-être pas l’infirmier rêvé…Je suis tout à fait de son avis, ce n’est pas à lui que jeconfierais votre garde, mon cher mari, si le mal, ce dont je priele ciel de nous préserver, moissonnait votre précieuse santé.

Les tourtereaux obèses échangèrent de petitesmines tendres.

– Je ne puis cependant autoriser la Frauprincesse Strezzi ou l’aimable Fräulein  à assumer la tâche degarde-malade… Ceci serait en opposition directe avec mesinstructions.

– Non, non, la pauvre chère petitefleurette ne demande pas une aussi impossible chose.

– Que demande-t-elle donc en ce cas, jene sais aucunement.

– Elle demande tout simplement queMartza, ma domestique, passe la nuit à l’infirmerie. Bien styléepar nous, Martza, c’est une bonne personne, vous savez, nousoffrira plus de garanties qu’un vieux soldat comme Krisail…N’oubliez pas qu’on a dû mettre sous clef l’alcool destiné auxpansements… Cet alcool s’évaporait dans la pharmacie avecune trop grande rapidité, et Krisail prenait l’habitude de marcherde travers, ce qui n’avait rien de martial. Si vous y consentez,moi je me priverai du service de Martza.

Et conciliante :

– Voyons, Logrest, on ne peut refuser defaire un peu de bien, quand il n’impose pas un lourd sacrifice.

– Vous êtes véritablement, s’écria legouverneur avec enthousiasme, un ange qui a descendu l’escalier duParadis.

Quelles ailes il aurait fallu pour enlever cetange !

– Ce qui veut dire, minauda la rondepersonne ?

– Que je nomme Martza infirmière, aussilongtemps que vous le souhaiterez.

Ce fut un concert de remerciements auxquels,sur un regard de miss Ellen, regard que je jugeai impérieux (je metrompais peut-être), je joignis ma voix.

À partir de ce moment, j’eus l’impressionqu’il se passait autour de moi quelque chose de mystérieux.

Mais quoi ?

Voilà ce que le « perspicacereporter » Max Trelam, comme me désigne le patron, auTimes, ne discernait pas du tout.

X. 323 délirait, Martza ne pourraitétablir aucune communication entre lui et ses deux sœurs.

Alors ?…

Vous connaissez ma manie des pointsd’interrogation. Ah ! elle sévissait à cette heure avec uneénergie sauvage.

Au moment de nous séparer de nos hôtes, pourréintégrer les chambres qui nous servaient de prison nocturne,quelques répliques me donnèrent matière à me creuser la cervellependant une partie de la nuit.

Mistress Amalia et miss Ellen adressaientleurs recommandations à la grande Martza, toute prête à allerprendre son poste au chevet de mon… beau-frère futur.

La robuste fille riait bêtement, répétant àchaque instant :

– Soyez paisible, Frau. Ne vous troublezpas, Fräulein. Martza sait ce que parler veut dire. Le Meinherrsera dans les douceurs comme un pigeon dans les petits pois ausucre.

Ce à quoi Ellen répliqua à la fin :

– Oui, mais il faut aussi des« délicatessen » pour la pensée… Promettez-moi, Martza,de vous pencher sur notre cher malade et de lui dire bienhaut : « Vos chères sœurs m’envoient pour vous soigner.Elles sont toute affligées de ne pouvoir venir elles-mêmes.Guérissez donc, vite pour les rassurer, car M. le gouverneur,bien qu’il soit la bonté même, hésite encore à appeler un médecindu dehors.

– Mais il ne comprendra pas, s’exclamaMrs. Logrest. Il a le délire.

– Oh ! bien chère Frau Amalia,riposta la jeune fille, je pense comme vous. Mais vous êtes troppoétique pour douter que l’âme sent passer la caresse d’une âmeaimante, alors même que le cerveau est incapable de formuler effetet cause.

Poétique ! ce qualificatif accolé à unephrase empruntée à la métaphysique brumeuse d’outre-Rhin. Il n’enfallait pas tant pour gagner la sphérique beauté.

Elle s’évertua donc, avec cette petite missEllen, qui décidément suivait obstinément un plan de conduiteincompréhensible pour moi, à seriner la phrase destinée aumalade.

La grande fille, riant aux éclats, se prêta aujeu, et en quelques minutes, elle parvint à répéter textuellementl’improvisation de ma nouvelle fiancée.

Un quart d’heure après, j’étais bien et dûmentenfermé dans ma chambre des Madgyars.

Je m’étais approché de la fenêtre grillée. Jeregardais à travers les barreaux la cour sombre du château, avecses rangées de fenêtres aveuglées par des volets obliques.

Mais spécialement mes yeux se portaient sur lafaçade de gauche, formant l’angle droit avec celle d’oùj’observais.

Tout à l’extrémité, deux degrés accédaient àune porte basse, l’infirmerie. Et je considérais aussi troiscroisées du premier étage, obturées comme toutes les autres, maisqui me semblaient avoir une physionomie particulière.

C’étaient les fenêtres éclairant les salles,dans l’une desquelles gisait, inerte, privé de sentiment conscient,X. 323 que j’avais jugé naguère invincible.

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