L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 18NOUS SOMMES DES MORTS VIVANTS

Vingt-quatre heures ont passé, la sonnerie dechacune nous fouillant le cœur d’une blessure. Chacune me dit quel’instant nous séparant de l’irrémédiable s’est abrégé.

– Oh ! Tanagras !Tanagras ! sœurs que j’aime en une double silhouette, sur vostêtes adorées plane la lèpre hideuse.

L’infini, le sans bornes, ne se révèle-t-ildonc à nous que par notre capacité incommensurable desouffrir ?

On heurte à la porte du petit saloncommun, où nous nous sommes réunis en quittant nos chambresrespectives.

Et le contremaître Goertz paraît. Sa vue mebouleverse. On dirait que, dans mes veines, mon sang s’estsoudainement glacé. Mon cœur ne met plus en circulation qu’unliquide à température polaire. Ce n’est plus un courant caloriquequi parcourt mon être ; c’est un ice-ring, c’estl’anneau froid qui amène la mort de ceux qu’ont séduit lesValkyries… Wagner, Schopenhauer, Nietzsche, faut-il que je grelottepour songer à ces génies réfrigérants !

Mais Goertz est là.

Sa voix rude et sarcastique nous intimel’ordre de le suivre.

Il me semble que ses yeux brillent plus qu’àl’ordinaire sous ses lunettes rouges, découpant des disquessanglants sur sa face livide.

Je suis halluciné, hors du sens exact deschoses. Est-ce que je ne me figure pas lire dans ces regardsennemis une pensée de pitié.

La pitié dans cette caverne de ladésolation ! Ah ! mon brave Max Trelam, vous baissezferme. Peut-être est-il temps que vous mouriez, cher confrère, carréellement, si vous rentriez au Times, votre succès yserait médiocre. Vous n’êtes plus en forme, roi desreporters, mais là plus du tout.

Et cependant, si j’étais seul en cause, lecourage me serait facile. Dans ma chambre, au fond d’un placard,utilisant une fissure du roc, parmi des lamelles de fer-blanc, desoutils brisés, j’ai découvert un Trelesvak,ainsi qu’enAlbanie, on désigne par le nom du fabricant, les longs couteauxanalogues aux navajas espagnoles.

Une lame d’acier de trente centimètres, ungeste résolu, et la lèpre n’est plus qu’une menace vaine.

Seulement un geste résolu ne suffit pas… Il enfaut trois, dont les deux premiers devraient frapper mescompagnes.

Oserai-je jamais ? Un sauvage, un barbaren’hésiterait vraisemblablement pas… Mais je suis un civilisé, moi.Les moindres idées affectent en ma personne des complicationsinattendues.

Ainsi qu’en état de somnambulisme, je suiscelles que j’aime… Je ne discerne même plus s’il existe unedifférence dans l’affection que j’ai vouée à chacune des deuxsœurs.

– Entrez !

C’est Goertz qui ordonne. Nous sommes revenusdevant le laboratoire. La porte s’ouvre, se referme sur nous, surnotre guide.

Nous faisant face, le prince Strezzi, leformidable Morisky encadrés de leurs sinistres« ouvriers », nous considèrent.

Sur une table derrière eux, un bocal de verrecontient un liquide de couleur sépia. À côté, une seringue dePravaz dans son écrin.

C’est étrange. Malgré le trouble où je suis,je distingue chaque détail avec une surprenante netteté.

Je vois Strezzi. Il est préoccupé, encorequ’il affecte l’indifférence. Évidemment, il ne tient pasabsolument à nous inoculer la lèpre. Il préférerait de beaucoupnous voir lui livrer le secret de l’apparence vraie du protéemultiforme qu’est X. 323.

Mais nous nous taisons. Il est nécessairequ’il parle. Ses mâchoires se serrent, il doit grincer des dents.Ce génie du mal ne conçoit pas l’héroïsme de ses victimes,l’héroïsme contre lequel se brise l’arsenal de sescombinaisons.

Et son organe sonne sèchement :

– Le temps que je vous ai accordé pourréfléchir est passé, dit-il.

Machinalement, nous inclinons la tête… Lesmots prononcés ont un sens terrible qui fait tressauter follementen nous l’instinct obscur de la conservation.

Il se rend compte que notre volonté est laplus forte.

Sa voix se fait plus sifflante :

– Vous vous souvenez de mon offre. Unportrait de X. 323 ou le don de la lèpre.

Et pointant son regard mauvais dans mesyeux :

– C’est un dilemme, sir Max Trelam, ainsique vous l’avez certainement appris à l’Université deCambridge.

La peste étouffe le bourreau qui mêle mapauvre université à ses malhonnêtes affaires !

Comme Tanagra, miss Ellen et moi continuons àgarder le silence, il crispe ses poings et faisant un pas versnous, il demande :

– Je veux connaître votre décision.Oh ! Je n’ai que faire de longs discours. Répondez par oui oupar non.

Il y a une pause, puis son organe prononce laquestion qui va décider de notre sort.

– Voulez-vous me remettre la photographieréclamée ?

Les deux sœurs se tendent la main. Il semblequ’elles veuillent s’assurer contre toute défaillance en unissantleurs forces. S’entre-regardant comme pour se communiquer lecourage, elles murmurent :

– Non.

Oh ! les douces voix appelant la morthideuse sur les deux têtes adorées ! J’oublie que je suiscondamné comme elles. Je pleure sur elles seules… Il est vrai quedans ma poche, je sens mon couteau albanais… Une plaisanteriestupide me traverse.

– La lèpre est comme l’anémie ; lefer y porte remède.

Je n’ai pas le temps de m’apitoyer sur lafaiblesse de cette intempestive manifestation cérébrale, le princeStrezzi frappe le sol d’un talon furieux. Une teinte rouge debrique envahit son visage à la peau safranée.

– Alors, gronde-t-il d’un accent rauquequi me rappelle le signal du tigre en chasse que j’entendis naguèredans les nuits du Bengale, alors que le Times m’y expédiapour l’affaire passionnante du Diamant bleu de Galkoor. Alorsl’injection de la lèpre, l’agonie de plusieurs mois, où le malrongera lentement votre chair, où votre beauté deviendrahideur…

Les Tanagra ne le laissent pas continuer…Toujours les mains unies, exaltées par le sacrifice, elles disentensemble :

– La lèpre !

C’est par un cri qui n’a rien d’humain queStrezzi souligne cela :

– Vous l’aurez voulu. Tant pis pour vous.Allez, vous autres.

Les derniers mots sont un ordre qui s’adresseaux ouvriersprésents. Je m’en rends compte, en me sentantsaisir, immobiliser par des mains brutales.

Les hommes se sont emparés de moi, de mescompagnes. Ils nous maintiennent. Des cordelettes fixent nos mains,entravent nos chevilles.

– Je vous les remets, Morisky, gronde leprince.

Et le savant, arraché au bagne russe deSakhaline, exulte, une gaieté farouche contorsionne son visageapocalyptique.

– Goertz, appelle-t-il de sa voixgrinçante.

Le contremaître s’avance. Ses yeux brillentderrière ses verres rouges. On croirait que ses orbites contiennentdes charbons ardents.

– Herr professor, prononce-t-il avec unrespect réel.

Ce criminel respecte le savant qui a mis sascience au service de la destruction.

Celui-ci reprend :

– La seringue de Pravaz… Trentecentimètres cubes de sérum ; cela suffira pour les trois.

– Bien, Herrprofessor !

Et Goertz s’approche de la table où j’airemarqué le récipient au liquide brunâtre et la seringue dans sagaine.

Il nous tourne le dos, masquant cesustensiles, inoffensifs d’apparence et qui vont pourtant jeter dansnos veines, dans nos cellules, le germe de la plus hideuse desmorts.

Un petit clapotis de liquide agité parvient àmes oreilles.

Goertz se retourne. Il tend au docteur Moriskyla seringue de Pravaz, dont l’ampoule est aux deux tiers emplie dela substance brune.

Il ricane, ce damné contremaître.

– Voyez, Herr professor ; mapromenade de cette nuit n’a pas altéré mes qualités de précision…Je suis rentré depuis vingt minutes et cependant les trentecentimètres cubes y sont exactement. On pourrait comparer aumicroscope la graduation et le niveau du sérum, je réponds de lacoïncidence !

Morisky a un sourire amical à son aide… Il leconsidère ainsi qu’un élève favori, puis il darde le rayon de sesyeux pâles sur le prince Strezzi, qui répond à la muetteinterrogation par ce seul mot.

– Allez !

Allez… ; cela veut dire : injectezle sérum venimeux à ceux qui sont là, ceux dont la seule faute estd’avoir osé se placer entre l’assassin et ses victimes.

La lèpre ! La lèpre ! À elles, à mesbien-aimées !

Mes muscles se contractent, il me semble quemes forces n’ont plus de limite, que je vais briser mes liens,bondir sur les misérables qui m’entourent, les pulvériser, délivrerles chères petites choses si effroyablement menacées.

Rêve ! Exaltation nerveuse qui se brise àla résistance des cordelettes et qui me laisse anéanti, une sueurfroide aux tempes, un brouillard devant les yeux.

Un silence, des bruits de pas, un nouveausilence. Je crois que l’étreinte de mes gardiens se fait plusénergique. Une piqûre au cou… J’ai un cri étranglé… La piqûre,c’est l’aiguille de la seringue de Pravaz qui l’a causée… Mon tourest venu. Instinctivement je cherche à me débattre, à fuirl’instrument empoisonneur.

Effort inutile. On me maintient immobile… Jesens le liquide mortel pénétrer sous ma peau, la gonfler, latendre.

Et puis, je ne sais plus. Je suis devenuinconscient. Je flotte dans un monde irréel… Tout cela ne peut pasêtre vrai. La lèpre ! donner la lèpre mathématiquement, defaçon raisonnée… À moi, cela passerait encore, mais à miss Tanagra,à miss Ellen.

Je suis à cette limite où la Veille et leCauchemar se confondent.

On nous délivre de nos liens. Nous reprenonsla liberté de nos mouvements. Ce soin démontre, hélas, que lesacrifice est consommé.

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