L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

Chapitre 20SONS DE CLOCHES, SIRÈNE DE DIRIGEABLE

C’est le matin du mariage. L’espoir vague,tenace, louchant et absurde d’un miracle empêchant la cérémonies’envolait en moi.

À 10 heures, miss Tanagra, je me hâte del’appeler ainsi, car bientôt la miss que j’aime aura fait place àmistress ou mieux à Lady Strezzi… me fait prier de passer dans sonappartement.

Je ne l’ai pas revue depuis 11 jours. Pourquoicet appel. Ah ! Je crois entrevoir le motif.

Elle souhaite me recommander le calme, larésignation. Peine inutile, chère aimée. Je souffrirais mille morts(une expression encore que je plaisantais naguère… Il faut avoirtouché le fond des désespérances, pour savoir que les mots les plusexcessifs sont faibles pour exprimer certaines choses). Jesouffrirais donc mille morts, plutôt que de me permettre le gestequi pourrait susciter votre détresse.

Mais je me rends à la convocation.

Elle est dans un boudoir, attenant à sachambre. Déjà prête, en mariée, son voile en dentelles flottantautour d’elle.

Tanagra vient à moi, lentement. Elle glissesur le tapis ainsi qu’un fantôme blanc.

Elle me prend les deux mains et je frissonneau contact des mains brûlantes.

Elle m’attire près de la fenêtre, me présenteson visage en pleine lumière, et elle dit :

– Regardez-moi.

C’est une prière et c’est un ordre. J’obéis.Mes yeux se fixent sur ses traits chéris.

Oui, je devine. Elle a voulu que je merendisse compte de ce qu’elle a souffert.

Ah ! la tristesse a marqué sa chèrefigure. Ses grands yeux se sont pour ainsi dire creusés dans unhalo bleuâtre Les plis mélancoliques se sont accusés… C’est presqueun sanglot que ce cri monté à mes lèvres.

– Oh ! Tanagra !… MissTanagra !

Elle secoue la tête. Ses mains se crispent surles miennes. Je sens qu’elle se raidit contre une angoissesurhumaine. Mais son visage redevient calme, ses doigts desserrentleur étreinte ; elle parle, d’une voix basse.

– On a peur de la mort !… Ah !certains actes de la vie tuent plus sûrement que l’inévitablefaucheuse… Ils tuent et vous laissent la terrible faculté decontinuer la voie de souffrance. Mais je ne vous ai pas appelé pourme plaindre. Gémir ne saurait arrêter le malheur qui passe. Non,non, je veux vous préparer l’oubli, la consolation, la joie, à vousqui aviez consenti à aimer la sœur de l’espion.

– Oublier… Ah ! pauvre chère, celan’est point possible.

– Si, je le veux… Je suis une mortemaintenant, n’est-ce pas… ? ou une mourante, si vous levoulez, rectifia-t-elle sur un mouvement dont je ne fus pas maître.Supposez que vous êtes auprès de l’amie qui va disparaître, qui esttorturée à la pensée de vous laisser seul dans la vie avec votrechagrin… Et écoutez-moi, en voulant de toutes vos forcesemployer votre énergie à réaliser mon ultime désir.

Et comme je secouais évasivement la tête, elleajouta d’un accent qui m’enveloppa d’un frémissement, d’une sortede caresse d’âme… Ah ! Comme il est difficile d’exprimer cequi est vrai et grand. Elle ajouta :

– Si l’on savait la joie que l’on peutainsi donner à ceux qui n’ont d’autre pouvoir que de créer dubonheur pour les autres.

Elle me dominait, la chère fille. Ellem’entraînait sur la pente de sa volonté tendre.

– Ah ! Si je le pensais,murmurai-je, je promettrais d’essayer.

– Croyez-moi… Pensez que je dis vrai.Pourquoi faire deux désespérés, alors que l’un peut renaître auxdoux espoirs… Mais si, mais si, ne niez pas ainsi d’une têteopiniâtre. Je suis la Tanagra qui n’est plus. Je voussupplie de regarder vers la Tanagra qui est.

Je la considérai avec un effarement pénible.Je crus un instant que la folie s’appesantissait sur l’infortunéejeune fille.

D’un mot, elle chassa cette idée.

– Ma sœur Ellen.

– Quoi vous voulez exprimerque… ?

– Qu’Ellen est aussi sœur d’espion… Elleest ma vivante image. Elle est moi et elle est de plus une âme pureet douce que n’ont point ridé les vilenies de la vie. Oh ! Jesais bien, pauvre ami. Vous allez vous révolter, mais vous laverrez ; vous me retrouverez en elle, vous reconnaîtrez le« trésor »… Et vous continuerez à m’aimer en elle. Levoulez-vous ?

J’eus un geste las.

– J’essaierai tout ce qu’il vous plairad’ordonner.

Elle me serra nerveusement les mains, avec unevigueur dont je n’eusse pas cru capables ses doigts fuselés.

– Non, non, pas ainsi. Ellen vaut d’êtreaimée de tout un brave cœur… Je suis sûre que vous l’aimerez… J’aisouhaité seulement vous dire : Max Trelam, ne résistez pas àce sentiment, dérivé de celui qui vous attache à moi. Ne résistezpas, je vous en conjure. Vous voir heureux par elle, elle heureusepar vous, sera mon pardon.

– Votre pardon ?

– Certes. N’est-ce pas moi qui, entraînéepar un rêve, vous ai amené à la souffrance qui nous réunitaujourd’hui.

– Béni soit le rêve.

– Oui, béni, comme vous le dites, s’ilaboutit au bonheur des deux êtres que j’aime le plus au monde.

Une fille de chambre entra à ce moment, aprèsun coup discret frappé à la porte.

– Monsieur demande si Fräulein peut lerecevoir.

– Qu’il entre ! Qu’ilentre !

X. 323 parut presque aussitôt. MissTanagra courut à lui et avec une intonation je ne saurais direjoyeuse, et cependant cet accent contenait une satisfactioncertaine.

– Il a promis.

– Ah !

L’espion me regarda une seconde. Puis il mesecoua affectueusement la main.

– Ah ! Vous serez bien notre frère,alors, Max Trelam, car vous veillerez avec nous à la garde dutrésor.

Quelle situation ! Comme tous les genssensés ou se croyant tels, j’ai souri à l’audition des œuvresdramatiques du répertoire où une jeune personne est mariée contresa volonté par les soins d’un père, d’un tuteur, d’une marâtre.

Cela semble impossible, invraisemblable.

Et voilà que je me trouvais dans une situationanalogue. On m’arrachait le cœur, puis on me disait : On va tele replacer dans la poitrine ; il palpitera pour une nouvellefiancée.

Tout cela dans un moment où la liberté dediscussion même m’était refusée.

Car les personnes du« cortège » arrivaient. Demoiselles d’honneur enfraîches toilettes, le sourire de commande aux lèvres, songeant quede cet hymen naîtrait peut-être le leur.

Et puis ce furent les garçons d’honneur, lesinvités de marque, témoins ou autres.

Avec une énergie surhumaine, miss Tanagra,X. 323 cachaient leurs angoisses.

Ils m’enlaçaient dans cette aisance mondainedissimulatrice des pensées intimes.

On me présentait ; moi-même, jeprononçais les paroles banales que l’on échange avec des inconnus,des indifférents, que l’on doit par politesse (oh ! lapolitesse ! !) affecter de rencontrer avec une ineffablesatisfaction.

Et l’impression de rêve me reprenait.

Ce n’était plus mes amis espions que je voyaisen face de moi ; c’étaient M. etMlle de Graben-Sulzbach, membres adulés del’aristocratie viennoise.

Mon bras appartenait, paraît-il à une petitebaronne qui répondait au nom d’Argire de Hohenbaufelt. X. 323m’avait conduit à elle (je soupçonne qu’il avait en vue de me créerune occupation) et la petite baronne s’était emparée de moi.

En trois minutes, j’étais devenu sa chose, sonhomme-lige.

Ah ! la bavarde, accapareuse et légèrebaronne viennoise.

Elle me parlait, m’étourdissait, me confiantavec des mines flirteuses des secrets de haute importance : lapointure de ses gants, de ses souliers, très jolis à voir envérité, quand elle les sortait des étoffes froufroutantes de sarobe, pour me permettre de les admirer, ainsi que le bas de soie àjour, sous lequel transparaissait la peau rosée comme celle d’unenfantelet.

Car j’admirais. La baronne n’eût pas admisqu’il en fût autrement.

Cette baronne Argire était ce que l’on estconvenu d’appeler une femme adorable.

Ah ! l’adorable petite pluiefine !

Seulement, le calcul de. X. 323, cecalcul que je lui prête et qu’il dût faire, se trouva juste. Sousl’averse des confidences de ma compagne, je vécus en un rêve lesdernières minutes me séparant de la conclusion définitive de mavie.

Je pris place dans l’un des carrosses degala.

Et jusqu’à Stephankirche, elle me débita desriens, sans s’arrêter, pour un peu je dirais, sans respirer.

Nous voici dans la cathédrale. – La baronnecontinue son ramage. Seulement, par respect pour le temple, ellechuchote. Mes yeux errent autour de moi. J’ai pris conscience quema « dame de mariage », comme l’on dit ici,n’éprouve pas le besoin d’être écoutée. Elle est comme lesmoucherons, heureuse de pouvoir bourdonner à sa fantaisie.

Là-bas, le prêtre officiant s’est approché desépoux, agenouillés côte à côte.

Mon cœur cesse de battre un moment. Il mesemble que je vais tomber. Je sens que tout est fini, que lesanneaux sont échangés.

La baronne, elle, ne s’aperçoit de rien.Comment comprendrait-elle quelque chose, alors que toute sonattention doit être à peine suffisante pour mettre un peu d’ordredans la cavalcade échevelée de ses propos enfantins.

Ite missa est ! Allez, la messeest dite !

C’est fini. Tanagra est unie au misérableComte Strezzi !

Des tableaux défilent devant mes yeux. Cohuecongratulante de la sacristie ; course des voitures à traversla ville, lunch assis, par petites tables, des toasts prétentieuxet vides, dont chaque mot proclamant le bonheur des mariés me tombesur le cœur ainsi qu’une gouttelette de plomb fondu.

Et puis X. 323, iciM. de Graben-Sulzbach, vient m’arracher à la baronne, quidéplore d’être sitôt séparée d’un gentleman(elle ditgentleman pour me flatter en qualité d’Anglais) aussi charmant.

Correspondant du Times, je vaispartir, avec les époux, dans le dirigeable Strezzi et je rendraicompte de l’expérience aéronautique, qui, pour les héros del’expédition, remplacera le banal voyage de noces.

C’est de l’Exercier platz (Place demanœuvres) du Striben-ring que nous allons nous envoler dans lesairs.

Le dirigeable est là, énorme. L’immense pocheallongée brille au soleil. Sa nacelle longue de quarante mètres,qui semble une maison démontable, suspendue au-dessous del’enveloppe renfermant le gaz hydrogène, vacille à quelquescentimètres du sol.

Des hommes tiennent les cordes de sûreté. Iln’y a rien à craindre d’ailleurs. Aucun souffle ne traversel’atmosphère que le soleil s’abaissant vers l’horizon strié deflèches d’or.

Adieu, poignées de mains, rires. Le comteStrezzi m’apparaît. Je ne l’ai pas aperçu de la journée… Cecis’explique ; je ne songeais qu’à Elle. Oh !l’horrible visage dans la joie. J’ai envie de lui sauter à lagorge, de montrer à tous ces gens qui nous entourent comment un bonAnglais corrige un coquin.

La main de X. 323 se pose sur mon bras.Il a lu ma pensée sur mes traits ; il se penche à mon oreilleet me glisse ces seuls mots :

– Le frère des espions doit savoirattendre !

Je veux l’interroger. Il est déjà dans ungroupe voisin, échangeant des compliments avec des assistants queje ne connais pas.

Puis un signal.

On nous accompagne, on nous hisse dans lanacelle où attendait le personnel manœuvrier. On jette au dehorsles saumons dont le poids équilibrait la force ascensionnelle. Unhurrah vibre dans l’atmosphère.

Et puis la terre s’éloigne, les maisonssemblent s’aplatir, la foule devient fourmilière.

Nous montons, nous montons. Vienne déploie lelabyrinthe de ses rues sous mes yeux. L’horizon s’élargit sanscesse. J’aperçois des points illustrés par la légendeNapoléonienne, Schönbrunn et ses jardins, les champs de bataille deWagram et d’Essling.

Plus haut encore. J’ai l’impression dechute en haut : Je tombe dans l’azur.

Je me sens pris d’une terreur soudaine,irraisonnée, innommable. Plus rien ne me rattache au monde, plus detendresse, plus d’espoir. Je suis seul, tout seul dans l’espace,avec autour de moi, à droite, à gauche, partout, l’abîme.

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