Marcof-Le-Malouin

Chapitre 16LA ROUTE DES FALAISES.

Au moment où le comte et le chevalier semettaient en selle, le lieutenant civil de Quimper, accompagné dedivers magistrats et suivi d’une escorte, arrivait au château pourdresser un inventaire détaillé et apposer officiellement lesscellés. Le comte poussa du coude son compagnon. Ils échangèrent unsourire.

– Qu’en dis-tu ? murmura le comte enmettant son cheval au pas.

– Je dis qu’il était temps !répondit le chevalier.

Les deux cavaliers franchirent le seuil duchâteau en affectant beaucoup d’indifférence et de calme, et enlaissant échapper quelques mots qui pouvaient donner à penserqu’ils se rendaient au-devant d’autres gentilshommes arrivant parla route de Quimper. Mais une fois sur la pente douce quiaboutissait au point où se croisaient le chemin de la ville etcelui des falaises, ils s’empressèrent de suivre ce dernier.

– Un temps de galop, Raphaël ! ditle comte en éperonnant son cheval. On ne sait pas ce qui peutarriver…

Dix minutes après, jugeant qu’ils étaient horsde vue et rien n’indiquant qu’ils eussent un danger à redouter, ilsmirent leurs chevaux à une allure plus douce.

– Corbleu, Diégo ! s’écria Raphaël,la matinée n’est pas perdue !

– Certes ! répondit le comte, lajournée a été moins mauvaise que nous le pensions. Ah ! cematin, je n’espérais plus !

– Le morceau est joli, à défaut du gâteautout entier.

– C’est là ton avis, n’est-cepas !

– Et le tien aussi, je suppose !

– Oui, ma foi ! mais en yréfléchissant, je ne puis m’empêcher de me désoler un peu !Cette mort est venue faire avorter un plan si beau ! Nousavons de l’or, Raphaël, mais nous ne sommes pas riches et Henriquen’a pas de nom !

– Bah ! tu lui donneras letien ! Maintenant que le marquis est mort, rien ne t’empêched’épouser Hermosa.

– Hermosa n’est plus jeune.

– Oui, voilà la pierre d’achoppement.Mais après tout elle est belle encore, et quand elle aura cessé del’être tu t’en consoleras avec d’autres.

– Là n’est point la question. Je penseplus à l’argent qu’à l’amour. Or, environ soixante-quinze millelivres pour chacun ce n’est guère !…

– Eh ! ne quittons pas le pays.Lançons-nous dans la politique. Si Billaud-Varenne tient parole,avant peu la noblesse va se voir assez malmenée. Alors nousquitterons nos titres, nous reprendrons nos véritables noms, etnous trouverons bien au milieu de la révolution qui éclatera, lemoyen de faire fructifier nos capitaux.

– Et si la noblesse triomphe ?

– Eh bien ! nous garderons nostitres, et, comme nous connaissons une partie des secrets desrévolutionnaires, nous les combattrons plus facilement.

– Tu as réponse à tout.

– Tu t’embarrasses d’un rien.

– Corbleu ! Raphaël ! je suisfier de toi. Tu es mon élève, et bientôt tu seras plus fort que tonmaître !…

Raphaël sourit dédaigneusement. Le comte levit sourire, et ses yeux se fermant à demi laissèrent glisser entreles paupières un regard moqueur qui enveloppa son compagnon.

– Maître corbeau !… pensa-t-il.

Il n’acheva pas la citation. En ce moment lesdeux hommes, qui avaient quitté la route des falaises pour unechaussée plus commode située à peu de distance et tracéeparallèlement à la mer, les deux hommes, disons-nous, chevauchaientdans un étroit sentier bordé de genêts et d’ajoncs. Ces derniers,s’élevant à cinq et six pieds de hauteur, formaient un rideau quileur dérobait la vue du pays. Les chevaux, auxquels ils avaientrendu la main, allongeaient leur cou et avançaient d’un pas égal etmesuré.

Depuis quelques instants le comte semblaitprêter une oreille attentive à ces mille bruits indescriptibles dela campagne, auxquels se mêlait le murmure sourd de la houle. Lechevalier paraissait plongé dans des rêveries qui absorbaient touteson intelligence. Enfin il redressa la tête, et s’adressant à sonami :

– Diego ! dit-il.

– Chut ! répondit le comte en sepenchant vers lui.

– Qu’est-ce donc ?

– On nous suit !

– On nous suit ? répéta le chevalieren se retournant vivement.

– Pas sur la route : mais là dansles genêts, il y a quelqu’un qui nous épie… Tiens la bride de moncheval…

Le chevalier s’empressa d’obéir. Le comtesauta lestement à terre et s’élança sur le côté droit du sentier.Il écarta les genêts, il les fouilla de la main et du regard.

– Personne ! s’écria-t-ilensuite.

– Tu te seras trompé !

– C’est bien étrange !

– Tu auras pris le bruit du vent pour lespas d’un homme.

– C’est possible, après tout.

– Ne remontes-tu pas à cheval ?

– Tout à l’heure.

Le comte recommença son investigation, maissans plus de résultat que la première fois.

– Corbleu ! fit-il en revenant à samonture, corbleu ! ces genêts sont insupportables ! Onpeut vous espionner, vous suivre pas à pas sans que l’on puisseprendre l’espion sur le fait !

– Tu es fou, Diégo, lors même qu’un hommeeût marché dans le même sens que nous, pourquoi penser qu’il nousépiât ?

– Allons, je me serai trompé.

– Sans doute, fit le chevalier en seremettant en marche. Écoute-moi, mon cher, j’ai à te communiquerune idée lumineuse qui vient de me surgir tout à coup…

– Quelle est cette idée ?…

– Voici la chose.

– Attends, interrompit le comte,regagnons d’abord le sentier des falaises. Du haut des rochers aumoins on domine la campagne, et personne ne peut vous entendre.

– Soit ! regagnons les falaises…

Les deux cavaliers traversèrent le fourré etse dirigèrent vers les hauteurs. Le vent agitait en ce momentl’extrémité des genêts, de telle sorte que ni le chevalier, ni lecomte ne purent remarquer l’ondulation causée par le passage d’unhomme qui courait en se baissant pour les devancer. Cet homme, dontla position ne permettait pas de distinguer la taille ni de voir levisage, arriva sur les rochers, les franchit d’un seul bond, tandisque les cavaliers étaient encore engagés dans les ajoncs, et, avecl’agilité d’un singe, il se laissa glisser sur une sorte d’étroitecorniche suspendue au-dessus de l’abîme.

Cette arête du roc longeait les falaisesjusqu’à la baie des Trépassés. Elle était large de dix-huit poucesà peine, située à quatre pieds environ en contre-bas de la route,et elle dominait la mer. On ne pouvait en deviner l’existence qu’ens’approchant tout à fait du pic des falaises.

L’homme mystérieux pouvait donc continuer àsuivre la même route que les cavaliers, et à écouter toutes leursparoles sans crainte d’être découvert par eux. D’autant mieux quela surface glissante des rochers ne permettait aux chevaux que demarcher au petit pas. Seulement il fallait que cet homme eût unehabitude extrême de suivre un pareil chemin ; car, il setrouvait sur une corniche large de dix-huit pouces, et la mortétait au bas !

Les deux cavaliers, une fois sur les falaises,continuèrent leur route et reprirent la conversation un momentinterrompue.

– Tu disais donc ? demanda le comteen regardant autour de lui, et en poussant un soupir desatisfaction, tu disais donc, mon cher Raphaël ?…

– Que si tu veux m’en croire, Diégo, nousallons chercher dans le pays une retraite impénétrable, ignorée detous les partis et où nous serons en sûreté.

– Pourquoi faire ?

– Tu ne comprends pas ?

– Non ; développe ta pensée,Raphaël. Développe ta pensée !

– Ma pensée est que cette retraite unefois trouvée, et nous parviendrons à la découvrir avec l’aide deCarfor, nous nous y enfermerons pour y attendre les événements.

– Bon !

– Nous y conduirons Hermosa que tu aimestoujours, quoi que tu en dises ; car elle est encore fortbelle et n’a pas quarante ans, ce qui lui donne le droit d’en avoirvingt-neuf.

– Après ?

– Tu y cacheras Henrique. De mon côté j’ymènerai ma petite Bretonne, et nous passerons joyeusement là lestrois mois d’attente dont nous a parlé Billaud-Varenne. Bienentendu que l’un de nous ira de temps à autre aux nouvelles, etque, si les événements l’exigent, nous agirons plus tôt…

– Eh bien ! cela me souritassez.

– N’est-ce pas ?

– Tout à fait, même.

– Tu m’en vois enchanté.

– Seulement, avoue une chose.

– Laquelle ?

– C’est que ta passion subite pour lajolie Yvonne de Fouesnan, la fiancée de ce rustre, te tient plus aucœur que tu ne voulais en convenir ces jours passés ?

En entendant prononcer le nom d’Yvonne,l’homme qui suivait les falaises en rampant sur la corniche fit untel mouvement de surprise qu’il faillit perdre pied, et qu’il n’eutque le temps de s’accrocher à une crevasse placée heureusement àportée de sa main.

– Mais, répondit le chevalier, je ne tecache pas que la belle enfant me plaît assez.

– Dis donc beaucoup.

– Beaucoup, soit !

– Et tu comptes sur la promesse de Carforpour l’enlever ?

– Sans doute.

– C’est demain, je crois, que la chosedoit avoir lieu ?

– Demain, après la célébration dumariage.

– Ah ! par ma foi ! je ris debon cœur en songeant à la figure que fera le marié !

– Oui, ce sera, j’imagine, assezréjouissant à voir. Les deux hommes se laissèrent aller à un joyeuxaccent d’hilarité.

– Quant à la retraite dont tu parles,reprit le comte en redevenant sérieux, il nous faudra nous enoccuper ces jours-ci.

– Nous en parlerons à Carfor.

– Pourquoi nous fier à lui ?

– Il connaît le pays.

– Crois-moi, Raphaël, en ces sortes dechoses mieux vaut agir soi-même et sans l’aide de personne.

– Eh bien ! nous agirons…

– C’est cela ; mais avant tout, ilfaut songer à mettre notre trésor à l’abri des mains profanes.

– Bien entendu, Diégo ; allonsd’abord à Quimper. Dès demain, nous entrerons en campagne.

– C’est arrêté !

Les deux cavaliers, suivant la route escarpéedes falaises, dominaient la hauts mer, nous le savons. Le cielétait pur, la brume, presque constante sur cette partie des côtes,s’était évanouie sous les rayons ardents du soleil ;l’atmosphère limpide permettait à la vue de s’étendre jusqu’auxplus extrêmes limites de l’horizon. Le comte, qui laissait errerses regards sur l’Océan, arrêta si brusquement son cheval quel’animal, surpris par le mors, pointa en se jetant de côté.

– Raphaël ! dit le comte.Regarde ! Là, sur notre gauche.

– Eh bien ?

– Tu ne vois pas ce navire qui court sirapidement vers Penmarckh ?

– Si fait, je le vois. Mais que nousimporte ce navire ?

– Dieu me damne ! si ce n’est pas lelougre de Marcof.

– Le lougre de Marcof ! répétaRaphaël.

– C’est le Jean-Louis, sang duChrist ! Je le reconnais à sa mâture élevée et à ses alluresde brick de guerre.

– Impossible ! Le paysan que nousavons rencontré il y a trois jours à peine, nous a dit que Marcofétait allé à Paimbœuf et qu’il ne reviendrait que dans douze joursau plus tôt.

– Je le sais ; mais néanmoins, c’estle Jean-Louis, j’en réponds !…

– Marcof n’est peut-être pas à bord.

– Allons donc ! LeJean-Louis ne prend jamais la mer sans son damnépatron.

– Alors si c’est Marcof, Diégo, raison deplus pour chercher promptement un asile sûr !…

– C’est mon avis, Raphaël ; car sice diable incarné connaît la vérité, et Jocelyn la lui apprendrasans doute, il va se mettre à nos trousses. Or, je l’ai vu àl’œuvre, et je sais de quoi il est capable. Je suis brave, Raphaël,je ne crains personne, et tu as assisté, près de moi, à plus d’unerencontre périlleuse, n’est-ce pas ? Eh bien !… toutbrave que je sois et que tu sois toi-même, nous ne pouvonsrivaliser d’audace et d’intrépidité avec cet homme. Il semble quela lutte, le carnage et la mort soient ses éléments. Marcof, sansarmes, attaquerait sans hésiter deux hommes armés, et je crois, surmon âme, qu’il sortirait vainqueur de la lutte ! Hâtons-nousdonc de regagner Quimper, Raphaël, et mettons sans plus tarder tonsage projet à exécution. Un jour nous trouverons l’occasion de nousdéfaire de cet homme, j’en ai le pressentiment ! Mais, en cemoment, ne compromettons point l’avenir par une imprudence.

Le comte et le chevalier, pressant leursmontures, quittèrent la route des falaises en prenant la directionde Quimper.

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