Marcof-Le-Malouin

Chapitre 20UN PRÊTRE ASSERMENTÉ.

En 1791, la Bretagne ne se soulevait pasencore ouvertement, mais de sourdes menées faisaient fermenter dansla tête des paysans de vagues idées de lutte contre le nouveau modede gouvernement établi. Depuis la proclamation de la constitution,une scission s’était opérée dans le clergé, et cette scissionmenaçait de partager non-seulement les prêtres, mais encore lesparoisses.

Au mois de juillet 1790, quelques jours avantla fête de la Fédération, Armand-Gaston Camus, prêtre janséniste,aidé par ses amis, avait provoqué la régularisation du temporel del’Église. Le temporel est, on le sait, le revenu qu’unecclésiastique tire de ses bénéfices. D’abord, la proposition futmal accueillie par l’Assemblée ; Camus prétendait vouloirmettre le clergé en communion d’intérêt avec le peuple, mais lecôté droit crut apercevoir dans cette motion un moyen employé pourservir la cause de Jansénius, et il la repoussa de toutes sesforces, n’épargnant pas à l’orateur le ridicule ni les injures.

Camus, néanmoins, ne se tint pas pour battu.Le 12 du même mois, il revint à la charge et développa ses idées.Il ne s’agissait de rien moins que d’une révolution dansl’établissement de la constitution existante du clergé. Camusassimilait la division ecclésiastique à la division civile,réduisait les cent trente-cinq évêques à quatre-vingt-trois,détruisait les chapitres, les abbayes, les prieurés, les chapelleset les bénéfices, confiait le choix des évêques et des curés auxmêmes corps électoraux chargés de nommer les administrationsciviles, et statuait enfin qu’aucun évêque, à l’avenir, ne pourraits’adresser au pape pour en obtenir la confirmation. De plus, lecasuel était supprimé et remplacé par un traitement fixe.

Après une vive et orageuse discussion,l’Assemblée adopta ce projet que l’on nomma la Constitutioncivile du clergé. Louis XVI, cependant, n’approuva pasimmédiatement cette décision ; et avant de la sanctionner deson pouvoir royal, il demanda du temps pour réfléchir. Puis ilécrivit au pape de venir en aide à sa conscience. Le pape fitlongtemps attendre sa réponse, et pendant de longs mois, laconstitution devint un obstacle à la concorde générale. Enfin, le26 décembre, le roi, obsédé par les manœuvres de ceux qui lepoussaient, approuva le décret et sanctionna du même coup l’articlerelatif au serment que devaient donner les prêtres à cetteconstitution nouvelle, article arrêté depuis peu par l’Assemblée.Le lendemain de ce jour, cinquante-huit ecclésiastiques prêtèrentce serment au sein de l’Assemblée, et le décret fut bientôtplacardé par toute la France avec ordre d’y obéir, en dépit dessages observations de Cazalès qui s’y opposa vivement.

« Les querelles religieuses vontrecommencer, s’écria-t-il du haut de la tribune ; le royaumesera divisé et réduit bientôt à cet état de misère et de guerrecivile qui rappellera l’époque sanglante de la révocation de l’éditde Nantes !

Le 4 janvier 1791, M. de Bonnac,évêque d’Agen, monte à son tour à la tribune et refuse le sermentprêté par l’abbé Grégoire ; d’autres prêtres suivent sonexemple. La séance devient orageuse ; on entend des cris dansles tribunes et au dehors de la salle. Alors l’Assemblée décrèteque les membres interpellés répondront seulement oui ounon. Tous les évêques et tous les ecclésiastiques quisiégent à droite répondent par un refus formel. Le 9, vingt-neufcurés des paroisses de Paris refusent d’accepter la constitution.Le 10, l’abbé Noy envoie à Bailly son serment civique signé de sonsang. Le même jour, une caricature, colportée dans tout Paris,représente un prêtre en chaire : une corde, mue par une poulieet tirée par les patriotes, lui fait lever les bras. Enfin, surhuit cents ecclésiastiques employés dans la capitale, plus de sixcents préfèrent renoncer à leurs places plutôt que d’obéir àl’ordre de l’Assemblée.

Bientôt la province vint augmenter le nombrede ces réfractaires. Sur les cent trente-cinq évêques, quatreseulement prêtèrent le serment exigé ; les autres serenfermèrent dans un refus absolu, déclarant que leur conscienceles empêchait d’accéder à ce que l’on exigeait d’eux. Lespopulations des campagnes, tiraillées en sens contraire, penchaientouvertement du côté de leurs anciens pasteurs. En Bretagne,surtout, l’émotion fut vive et profonde, bien qu’elle se produisîttardivement en raison de l’éloignement de la province de lacapitale et de la façon de vivre de ses paysans. Depuis lespremiers jours de 1791 jusqu’à l’époque à laquelle se passe notrerécit, cependant, les départements de l’Ouest s’étaient peu à peuoccupés de leur clergé menacé, et le schisme s’y faisait jour.Certains ecclésiastiques, adoptant les doctrines à l’ordre du jour,s’étaient empressés de se rallier au parti triomphant, et n’avaientpas hésité à lui jurer fidélité et obéissance. D’autres, aucontraire, et surtout les prêtres des départements de l’Ouest,avaient refusé obstinément de reconnaître la constitution, et parconséquent de lui prêter serment.

De là les assermentés et les insermentés. Cesderniers luttaient contre le pouvoir, excitant même le zèle deleurs concitoyens, et les conduisant de l’opposition passive à larévolte ouverte. Agissant soit avec connaissance de cause, soit parignorance, ils prêchaient la guerre civile. D’un autre côté, lespersécutions sans nombre qui devaient les atteindre allaient enfaire des martyrs. Puis, il faut le dire, parmi ces prêtresréfractaires, il se trouvait de dignes pasteurs, amis du repos etde la tranquillité, et ne comprenant pas comment eux, ministres duDieu de miséricorde, étaient ou n’étaient pas déchus de leursacerdoce, suivant qu’ils avaient prêté ou non un serment entre lesmains de citoyens revêtus d’écharpes tricolores. Ils disaientqu’ils servaient Dieu d’abord et non la révolution ; ilsdemandaient simplement qu’on les laissât continuer en paix leurpieuse mission, et qu’on ne les chassât pas des cures qu’ilsadministraient depuis si longtemps. Mais l’Assemblée législativevoyait en eux des agents provocateurs, et, les poursuivant sansrelâche, augmentait encore leur influence. Mis en révolte ouvertecontre la loi, ils agirent contre elle, et se firent un honneur etun devoir de ne pas céder. Non contents de blâmer ce qu’ilsnommaient l’apostasie des prêtres assermentés, ils excitaient lesfidèles à chasser ces derniers de leur paroisse, et à les traitercomme des profanateurs et des impies.

Presque toutes les communes avaient repoussépar la force les curés que l’on voulait leur imposer. Dans cellesoù on les souffrait, l’église était déserte. Les enfants mêmes sesauvaient en désignant le nouveau prêtre sous le nom de« jureur. »

Quant aux curés réfractaires, la persécutionleur avait donné une sainteté véritable. Chaque paroisse cachait aumoins un de ces proscrits. La nuit on leur conduisait, de plusieurslieues, les enfants nouveau-nés et les malades, pour baptiser lesuns et bénir les autres. Tout mariage qui n’eût pas été consacrépar eux eût été réputé impur et presque nul. Ne pouvant pasofficier de jour dans les églises qui leur étaient fermées, ilsimprovisaient des autels dans les bruyères, sur quelque pierredruidique, au fond des bois, sur des souches amoncelées, au borddes grèves, sur des rochers laissés à sec par la marée basse. Desenfants de chœur, allant de ferme en ferme, frappaient au petitvolet extérieur, et disaient à voix basse :

– Tel jour, telle heure, dans tellebruyère, sur tel autel.

Et le lendemain la population se trouvait aulieu et au moment indiqués pour assistera la célébration del’office divin. Ces offices avaient toujours lieu la nuit. Souventles sermons succédant à la messe faisaient germer dans les espritsde sourdes colères, et préparaient peu à peu à la guerre qui devaitbientôt éclater.

Les ministres de la paix prêchaient labataille, et ils étaient prêts à bénir les armes de l’insurrection.Des proclamations étaient presque toujours distribuées à la fin dechaque sermon, proclamations écrites dans un stylepolitico-religieux, et propre à frapper l’imagination de ceux quiles lisaient.

De même que plus tard les Espagnols devaientapprendre de la bouche de leurs moines un catéchisme composé contreles Français, de même les paysans bretons et vendéens recevaientdes mains de leurs recteurs des actes religieux dans le genre deceux-ci.

ACTE DE FOI.

Je crois fermement que l’Église,

Quoi que la nation en dise,

Du Saint-Père relèvera

Tant que le monde durera ;

Que les évêques qu’elle nomme,

N’étant point reconnus de Rome,

Sont des intrus, des apostats,

Et les curés des scélérats,

Qui devraient craindre davantage

Un Dieu que leur serment outrage.

ACTE D’ESPÉRANCE.

J’espère, avant que ce soit peu,

Les apostats verront beau jeu,

Que nous reverrons dans nos chaires

Nos vrais pasteurs, nos vrais vicaires ;

Que les intrus disparaîtront ;

Que la divine Providence,

Qui veille toujours sur la France,

En dépit de la nation,

Nous rendra la religion.

ACTE DE CHARITÉ.

J’aime, avec un amour de frère,

Les rois d’Espagne et d’Angleterre,

Et les émigrés réunis,

Qui rendront la paix au pays ;

J’aime les juges qui sans fautes

Condamneront les patriotes,

Le fer chaud qui les marquera,

Et le bourreau qui les pendra.

Lassés par ces résistances, la plus grandepartie des administrateurs essayèrent d’user de rigueur et deréprimer par la force. D’autres fermèrent bénévolement les yeux.Indulgence et sévérité demeurèrent impuissantes.

Jusqu’alors le département du Finistère, etsurtout les côtes méridionales, avaient été à l’abri de cescalamités. Les recteurs réfractaires ou constitutionnels vivaienten paix dans leurs paroisses. Malheureusement cette tranquillité nepouvait être de longue durée. Ainsi que le chevalier de Tessyl’avait dit à Carfor, l’administration du département, agissantd’après des ordres supérieurs, avait rendu un arrêté contre lesprêtres non assermentés, et cet arrêté allait recevoir le jour mêmeà Fouesnan son application rigoureuse.

Vers sept heures du soir, et au moment où lesoleil semblait prêt à s’enfoncer dans l’Océan, une douzaine decavaliers portant l’uniforme de la gendarmerie, commandés par unbrigadier, arrivèrent au grand trot par la route de Quimper, sedirigeant vers Fouesnan. En entendant le piétinement des chevaux,les paysans sortaient curieusement de leurs demeures ets’avançaient sur le pas de leur porte.

C’était encore un spectacle nouveau pour eux,dans cette partie de la Cornouaille, que de voir passer undétachement de soldats bleus. Les enfants criaient en courant poursuivre les gendarmes, chacun croyait à une ronde venant au secoursde quelque poste de douane. Personne ne devinait le véritable butde la cavalcade. Arrivés sur la place du village, le brigadier etsix de ses hommes mirent pied à terre, tandis que les autresgardaient les chevaux.

Les gendarmes s’avancèrent vers le presbytère.Par un singulier hasard, le vieux recteur sortait précisément del’église, et s’apprêtait à regagner son humble demeure. Son costumel’indiquait trop clairement au brigadier pour qu’il pût y avoirl’ombre d’une hésitation dans son esprit. Le gendarme marcha donctout droit au prêtre.

En voyant les soldats s’arrêter sur la placeau lieu de continuer leur route, les paysans étaient successivementsortis de leurs maisons et s’étaient rapprochés. Ils formaient uncercle autour des gendarmes. L’un d’eux, qui connaissait lebrigadier, s’approcha de lui.

– Bonjour, monsieur Christophe, luidit-il.

– Bonjour, l’ancien, répondit lebrigadier qui parlait assez bien le bas-breton.

– Qu’est-ce qui vous amène doncici ?

– Une réquisition de corbeaux.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Je te l’expliquerai une autre fois, mongars. Pour le présent, ôte-toi un peu de mon passage ;j’aperçois là-bas l’oiseau que je veux dénicher…

Et le brigadier, écartant brutalement lepaysan, passa outre en se dirigeant vers le prêtre. Celui-ci,devinant sans doute que c’était à lui que le sous-officier envoulait, attendait paisiblement sous le porche de l’église. Quandle gendarme fut en face du vieux recteur :

– Le curé de Fouesnan ?demanda-t-il.

– C’est moi, répondit le prêtre.

– Ça marche tout seul, murmura lebrigadier avec un sourire.

– Que me voulez-vous, mon ami ?

– Vous demander d’abord, comme la loil’exige, si vous avez prêté serment à la constitution ?

– Un pauvre ministre du Seigneur nes’occupe pas de politique. Il prêche la paix, voilà tout.

– Connu ! les grandes phrases etautres frimes pour ne pas répondre ; mais je représente lanation, moi, et la nation n’a pas le temps d’écouter les sermons.Répondez catégoriquement.

Un murmure d’indignation accueillit cesparoles.

– Silence dans les rangs ! commandale brigadier. À moins qu’il n’y en ait parmi vous qui aient envieque je leur lie les pouces et que je les emmène avec moi.

Les paysans se regardèrent, mais personne nerépondit.

– Voyons, continua le gendarme ens’adressant au recteur ; répondez, l’ancien !

– Que me voulez-vous ? C’est laseconde fois que je vous le demande.

– Avez-vous, oui ou non, prêté serment àla constitution, ainsi que l’ordonne la loi ?

– Non, répondit le prêtre.

– Vous avouez donc que vous êtesréfractaire ?

– J’avoue que je ne m’occupe que de mesenfants.

Et le recteur désignait du geste lespaysans.

– Alors, reprit le brigadier, faites vospaquets, mon vieux, et en route.

– Vous m’emmenez ?

– Parbleu !

– Et où allez-vous me conduire, monDieu ?

– À Quimper.

– En prison peut-être ?

– C’est possible ; mais ce n’est pasmon affaire, vous vous arrangerez avec les membres de lacommune.

– Mon Dieu ! mon Dieu !qu’ai-je donc fait ?

– Vous êtes insermenté.

– Monsieur le brigadier…

– Allons ! pas tant de manières, etfilons ! interrompit le soldat en portant la main sur lecollet de la soutane du prêtre.

Le vieillard se dégagea avec un geste plein dedignité. Mais les murmures des paysans se changeaient envociférations, et déjà les gars les plus solides et les plus hardiss’étaient jetés entre le prêtre et les gendarmes. Au plus fort dutumulte, le vieil Yvon accourut, son pen-bas à la main. Il seprécipita vers son ami le recteur, et s’adressant auxpaysans :

– Mes gars ! s’écria-t-il, on a tuénotre marquis, on veut emprisonner notre recteur. Lesouffrirez-vous ?

– Non ! non ! répondirent lespaysans en formant autour des gendarmes un cercle plus étroit.

– La Rose ! commanda le brigadier àun trompette, sonne un appel !…

Le trompette obéit. Le brigadier, alors, tirade sa ceinture l’arrêté du département, le lut à haute etintelligible voix. Après cette lecture, il y eut un momentd’hésitation parmi la foule. Le brigadier voulut en profiter.Saisissant une seconde fois le vieillard, il fit un effort pourl’entraîner, mais les paysans se précipitèrent de nouveau et lerecteur fut dégagé. Jusqu’alors là résistance se bornait à unesimple opposition passive. Cependant cette opposition étaittellement évidente, que le brigadier frappa la terre de la crossede sa carabine avec une sourde colère.

Il y avait là douze soldats en présence deprès de cinquante paysans. Le gendarme comprenait qu’en dépit descarabines, des pistolets et des sabres, la partie ne serait paségale.

– À cheval ! commanda-t-il à seshommes.

La foule, croyant qu’il allait donner l’ordredu départ sans exécuter son mandat, lui livra passage. Mais seretournant vers le recteur :

– Au nom de la nation, du roi et de laloi, je vous ordonne de me suivre ! dit-il.

– Non ! non ! hurlèrent lespaysans.

– Attention, alors ! fit lebrigadier en s’adressant à ses soldats.

– Mes enfants ! mes enfants !disait le prêtre en s’efforçant d’apaiser le tumulte.

Mais sa voix, ordinairement écoutée, seperdait au milieu du bruit. Puis les enfants se glissaientsilencieusement dans la foule et apportaient à leurs pères lespen-bas que leur envoyaient les femmes.

– Sabre en main ! ordonna lebrigadier.

Les sabres jaillirent hors du fourreau. Lespaysans se reculèrent. Le moment était décisif. Tout à coup unbruit de galop de chevaux retentit, et une nouvelle troupe desoldats, plus nombreuse que la première, déboucha sur la place. Lebrigadier poussa un cri de joie.

– Gendarmes ! ordonna-t-il ens’élançant, sabrez-moi cette canaille !

– À bas les gendarmes ! à bas lesbleus ! répondirent les paysans. Vive le recteur ! à basla constitution !

– Ah ! vous faites les rebelles, mespetits Bretons ! s’écria la voix du sous-lieutenant commandantle nouveau détachement. Attention, vous autres ! Placez lesprisonniers dans les rangs.

Les gendarmes occupaient le centre de laplace. Les paysans, refoulés, en obstruaient les issues. Unecollision était imminente. Les femmes pleuraient, les enfantscriaient, les soldats juraient, et les paysans, calmes et froids,les uns armés de faulx, les autres de fusils, les autres dufourches et du pen-bas, attendaient de pied ferme la charge descavaliers. Le vieux recteur, dont les gendarmes n’avaient pus’emparer, était agenouillé sous le porche de l’église et imploraitla miséricorde divine.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer