Marcof-Le-Malouin

Chapitre 15LA CHOUANNERIE.

– Ainsi, nous voici dans la baie desTrépassés ! dit Jahoua à voix basse et en répondant à sespensées secrètes.

Le fermier regardait autour de lui avec unesorte d’attention mêlée de crainte superstitieuse.

– Oui, répondit Marcof. Mais ne t’effrayepas, Jahoua, nous allons accomplir une bonne action, et s’il estvrai que les âmes des morts errent autour de notre canot, aucune nedoit chercher à nous nuire.

– Oh ! fit le fermier, je n’ai peurni des morts ni des vivants quand il s’agit d’Yvonne.

– Jahoua, interrompit brusquement Keinec,je crois que nous devons nous abstenir tous deux de parler de notreamour.

– C’est vrai, répondit Jahoua, tu asraison ; ne songeons qu’à arracher la jeune fille à ceux quil’ont enlevée.

– Laisse aller ! ordonna Marcof.

Keinec cessa aussitôt de ramer, releva sesavirons, et le canot, poussé seulement par l’impulsion de sa proprevitesse, s’approcha rapidement de la grève. La quille laboura lesable.

Sur un geste de Marcof, Keinec s’élança horsde l’embarcation et sauta dans la mer, qui lui monta jusqu’à laceinture. Marcof et Jahoua demeurèrent dans le canot. Keinecs’avança vers la terre ferme qu’il atteignit en quelques pas.

Là, il sauta sur un quartier de roc isolé, etexamina attentivement la plage étroite qui lui faisait face. Aucunêtre humain ne se présenta à ses regards investigateurs. Marchantavec précaution, il alla jusqu’aux roches énormes qui s’élevaientfièrement vers le ciel. Tout était désert autour de lui.

Keinec, connaissant les habitudes mystérieuseset étranges du berger-sorcier, pensa que Carfor était caché dansquelque anfractuosité qui le dérobait à la vue. Alors il s’arrêtade nouveau et appela plusieurs fois à voix basse. Personne ne luirépondit. Enfin, convaincu que celui qu’il cherchait n’était pasdans la baie ou qu’il refusait de se montrer, il retourna versl’endroit où il avait laissé ses compagnons.

– Eh bien ? demanda Marcof en levoyant près de lui.

– Rien ! répondit Keinec ;Carfor est absent ou bien il nous a vus.

– C’est peu probable.

– Que faut-il faire !

– Le chercher d’abord et ensuitel’attendre, si réellement il est absent.

Et Marcof, se levant vivement, sauta égalementà la mer.

– Garde le canot, dit-il à Jahoua quiavait fait un mouvement pour le suivre.

Le fermier s’arrêta et garda sa position aufond de la barque. Keinec et Marcof gagnèrent vivement la grotte.Le jeune homme avait pris, en passant près du brasier à moitiééteint, une branche de résine qui brûlait encore. Il pénétrahardiment dans la demeure de Carfor. La grotte était vide. Ces deuxhommes se regardèrent, se consultant mutuellement des yeux.

– Il n’est pas rentré, dit Keinec. Tu levois.

– Peut-être a-t-il pris la fuite !répondit Marcof.

– Il est sans doute dans les genêts.

– Ou en mer.

– Il n’a pas d’embarcation.

– La tienne n’était plus à Penmarckh.

– C’est vrai !

– Alors il ne serait pasrevenu ?

– Tu penses donc qu’il a conduit Yvonneloin d’ici ?

– Je pense qu’il aura accompagné celuiqui enlevait la pauvre enfant, et c’est plus que probable, pourdétourner les soupçons. Il serait ici sans cela !

– Crois-tu qu’il y revienne ?

– Sans aucun doute !

– Il faut donc attendre ?

– Oui !

– Attendre ! fit Keinec en frappantla terre avec impatience ; attendre ! Yvonne a besoin denous !

– Si nous n’attendons pas, de quel côtédirigerons-nous nos recherches ? Où sont allés ceux qui l’ontenlevée ? Ont-ils suivi les côtes ? ont-ils abordé dansles îles ? ont-ils rejoint quelque croiseur anglais ?

– Mais que faire alors ?

– Rester ici ! Carfor reviendra, tedis-je !

– Et nous le forcerons àparler ?

– J’en fais mon affaire, répondit Marcof.Va retrouver Jahoua. Cherchez tous deux un abri pour le canot, afinqu’on ne puisse le voir de la haute mer, et tenez-vous à l’ombredes rochers.

– Et toi ?

– Si Carfor, contre mon attente, nousavait aperçus et s’était sauvé dans les genêts, je vais le savoir.Mais, va ; laisse-moi agir à ma guise.

– J’obéis ! dit Keinec ens’éloignant.

Jahoua, impatient, se tenait à genoux dans lecanot, sa carabine à la main, prêt à sauter à terre. Keinec luitransmit les ordres de Marcof.

Tous deux conduisirent l’embarcation derrièreun énorme bloc de rocher à moitié enfoui dans l’Océan. Le canotdisparaissait complètement sous la masse de granit. Keinec l’amarrasolidement.

– Que devons-nous faire maintenant ?demanda Jahoua.

– Attendre Marcof ! répondit Keinec,et veiller attentivement.

– Eh bien ! aie l’œil sur la mer,moi je me charge de la grève.

– Reste à l’ombre ! que l’on nepuisse nous apercevoir d’aucun côté.

Et les deux jeunes gens, ne s’adressant plusla parole tant leur attention était absorbée par leurs proprespensées et par l’espérance de découvrir l’arrivée de Carfor,demeurèrent immobiles, les regards de l’un fixés sur l’Océan, ceuxde l’autre sur la plage et sur les falaises. Pendant ce tempsMarcof avait quitté la grotte, et s’était avancé vers ce sentierescarpé par lequel Raphaël et Diégo étaient jadis descendus dans labaie.

Marcof, pour ne pas être embarrassé dans sesmouvements, déposa sa carabine contre le rocher, affermit lespistolets passés dans sa ceinture, et consolida, par un doubletour, la petite chaîne qui, suivant son habitude, suspendait sahache à son poignet droit. Posant son pied dans les crevasses,s’accrochant aux aspérités des falaises, s’aidant, enfin, de toutce qu’il rencontrait, il entreprit l’ascension périlleuse, et gagnala crête des rochers avec une merveilleuse agilité.

Une fois sur les falaises, il se jeta dans lesgenêts qui s’élevaient à quelque distance. Puis il écouta avec uneprofonde et scrupuleuse attention. Ce bruit vague qui règne dans lasolitude arriva seul jusqu’à lui. Alors portant ses deux mains à sabouche pour mieux conduire le son, il imita le cri de lachouette.

Trois fois, à intervalles égaux, il répéta lemême cri. Après quelques secondes de silence, un sifflement aigu etcadencé se fit entendre au loin. Un rayon de joie illumina lafigure de Marcof.

Dix minutes après le même sifflement se fitencore entendre, mais beaucoup plus rapproché. Marcof imita denouveau le cri de l’oiseau de nuit et s’avança doucement dans lesgenêts en les fouillant du regard. Bientôt il vit les genêtss’agiter faiblement ; puis l’extrémité du canon d’un fusilécarter les plantes.

Marcof fit un pas en avant et se trouva face àface avec un homme de haute taille, portant le costume breton, etdont le large chapeau était constellé de médailles de sainteté, etorné d’une petite cocarde noire. Un étroit carré d’étoffe blanche,sur laquelle était gravée l’image du sacré cœur, se distinguait ducôté gauche de sa veste. Quoique vêtu en simple paysan, cet hommeavait dans toute sa personne un véritable cachet d’élégance. Safigure mâle et belle inspirait l’intérêt et la confiance. Une largecicatrice, dont la teinte annonçait une blessure récemment fermée,partageait son front élevé, et donnait à sa figure un aspectguerrier plein de charme. En apercevant Marcof il lui tendit lamain.

– Je ne vous croyais pas de retour ?lui dit-il.

– Je suis arrivé hier, répondit le marin.Le pays de Vannes et celui de Tréguier sont en feu !

– Je le sais ! Vous avez vu LaRouairie ?

– Il m’a fait dire par un ami deSaint-Tady qu’il ne pouvait se rendre à Paimbœuf.

– Et Loc-Ronan ?

– On dit que le marquis est mort !répondit Marcof.

– Tué, peut-être ?

– Non ; mort dans son lit.

– Un malheur pour nous, Marcof.

– Un véritable malheur, monsieur lecomte.

– On s’est battu à Fouesnan ? repritl’inconnu après quelques minutes.

– Oui.

– Aujourd’hui, n’est-ce pas ?

– Ce soir même.

– Vous y étiez ?

– J’ai donné un coup de main auxgars.

– Qui les attaquait ?

– Les gendarmes.

– À propos du recteur ?

– Oui !

– Je l’aurais parié. L’arrêté dudépartement nous servira à merveille. On dirait qu’ils prennent àtâche de tout faire pour seconder nos plans et nous envoyer dessoldats. À l’heure où je vous parlé, dix communes sont déjàsoulevées.

– Combien avez-vous d’hommesici ?

– Deux cents à peine.

– C’est peu.

– Boishardy doit m’en amener autant cesoir ou demain au plus tard.

– Vous occupez les genêts ?

– Tous ! Nous avons déjà attaquédeux convois destinés aux bataillons qui occupent Brest.

– Je ne savais pas que le premier coup defeu ait été tiré encore dans cette partie de la Cornouaille ?dit Marcof avec un peu d’étonnement.

– Il l’a été avant-hier, et vous arrivezau bon moment, car maintenant la guerre va commencer dans toute laBretagne.

– Je ne puis demeurer auprès de vous.

– Vous reprenez la mer ?

– Je n’en sais rien encore.

– Aviez-vous quelque chose d’important àme communiquer cette nuit ?

– Oui.

– Qu’est-ce donc ?

– Jean Chouan était à Fouesnan ce soirmême.

– Que venait-il faire ?

– Engager les gars à quitter levillage.

– Bien. Vous a-t-il chargé de quelquechose pour moi ?

– Non.

– Et que voulez-vous ensuite, mon cherMarcof ?

– Je vais vous le dire, monsieur lecomte.

Et Marcof raconta brièvement l’histoire del’enlèvement d’Yvonne.

– Tout me porte à croire, ajouta-t-il enterminant, que le comte de Fougueray et le chevalier de Tessy sontles deux hommes qui, vous le savez, se sont entretenus avec Carfor.L’un deux serait également l’auteur du rapt dont je viens de vousparler. Or, je crois important de vous emparer de ces deuxhommes.

– Sans aucun doute.

– Je vais m’efforcer d’atteindre Carfor,et si je l’ai entre mes mains, je saurai le faire parler. Pendantce temps, faites surveiller les côtes et les campagnes. Durantquelques jours, arrêtez tous ceux que vous ne connaîtrez pas pourfaire partie des nôtres.

– Je le ferai.

– Gardez-les jusqu’à ce que nous noussoyons revus.

– Très-bien.

– Quand voulez-vous que nous nousrencontrions ?

– Le plus tôt possible.

Marcof réfléchit.

– Après-demain, à la même heure, dans laforêt de Plogastel, près de l’abbaye, dit-il.

– J’y serai.

– Faites-y conduire les prisonniers, afinque nous puissions les interroger ensemble.

– C’est entendu.

– Adieu donc, monsieur le comte.

– Adieu et bonne chance, mon cher Marcof.Après-demain, Boishardy sera avec nous.

Et les deux hommes, échangeant un salutaffectueux, se séparèrent. L’inconnu, pour s’enfoncer dans lesgenêts. Marcof, pour revenir à la falaise. Quelques minutes après,Marcof était de retour auprès de ses deux compagnons.

– Eh bien ? demanda-t-ilvivement.

– Rien encore, répondit Jahoua.

– Attendons !

– Mais le jour va venir ! s’écriaKeinec ; nous perdons un temps précieux.

– Keinec a raison, ajouta Jahoua.

– Ne craignez rien, mes gars, réponditMarcof en les calmant du geste. Les côtes et les campagnes sontgardées. Si les ravisseurs d’Yvonne nous échappent à nous, ilsn’échapperont pas à d’autres.

– À qui donc ? fit Jahoua avecétonnement.

– À des amis à moi que je viens deprévenir.

– Des amis ?

– Oui, sans doute. Je m’expliquerai plustard.

– Pourquoi pas maintenant ? ditKeinec.

– Parce que je ne suis pas assez sûr devous deux.

– Je ne comprends pas vos paroles,Marcof.

– Tu ne comprends pas, mon brave fermier,ce qui se passe autour de toi ? Écoutez-moi tous deux, et sivos réponses sont franches, nous nous entendrons vite. Vous avez vuce soir ce qui a eu lieu à Fouesnan ?

– Oui.

– Eh bien ! dix communes se sontsoulevées également à propos de leurs recteurs. Les paysans,traqués, se sont réfugiés dans les bois. Le pays de Vannes et celuide Tréguier sont en feu à l’heure qu’il est. Par toute la Bretagnela guerre éclate pour soutenir les droits du roi et ne reconnaîtreque sa puissance. Des chefs habiles et hardis conduisent les bandesqui, d’attaquées qu’elles étaient, attaquent à leur tour. Avant sixmois peut-être, nous lutterons ouvertement contre les soldats bleusqui emprisonnent nos prêtres, détruisent nos moissons et incendientnos fermes. Dites-moi maintenant si, après avoir ramené Yvonne àson père, vous voudrez me suivre encore et combattre pour le roi etla religion ?

– Je suis bon Breton, moi, réponditJahoua ; je n’abandonnerai pas les gars, et j’irai aveceux.

– Moi aussi, ajouta Keinec.

– C’est bien, fit Marcof. Quoi qu’ilarrive, je vous conduirai après-demain à la forêt de Plogastel.Nous y trouverons M. de La Bourdonnaie.

– M. de La Bourdonnaie !s’écria Jahoua avec, étonnement et respect.

– Lui-même. Je viens de le voir, et c’estlui qui arrêtera ceux que nous cherchons, s’ils parviennent à nouséchapper.

– Voici le jour, dit Keinec en désignantl’horizon.

– Et une barque qui double lepromontoire, ajouta Marcof.

– C’est Carfor, sans doute, ditJahoua.

– Est-ce ton canot, Keinec ?

– Non.

– Alors, ce n’est pas le berger.

– Attends, Marcof ! fit brusquementle jeune homme en arrêtant le marin par le bras. Voici une secondebarque, et cette fois c’est la mienne.

– Allons, tout va bien ! réponditMarcof.

– Que devons-nous faire ?

– Gagner la grotte et attendre. Nous leprendrons dans son terrier, dit vivement Jahoua.

– Oh ! nous avons le temps, mongars ; Carfor a la marée contre lui. Il n’abordera pas avantdeux heures d’ici.

– Demeurons dans notre embarcation. Noussommes cachés par le rocher. Dès qu’il sera à terre, nous pourronslui couper la retraite.

– Bien pensé, Keinec ! et nousferons comme tu le dis, répondit Marcof.

Les trois hommes effectivement entrèrent dansleur canot et attendirent. À l’horizon, à la lueur des premiersrayons du jour naissant, on voyait un point noir se détacher surles vagues ; mais il fallait l’œil exercé d’un marin pourreconnaître une barque.

Le moment où Keinec avait signalé l’arrivée ducanot monté par Carfor, du moins il le supposait, ce moment,disons-nous, correspondait à peu près à celui de l’entrée deRaphaël et de Diégo dans l’abbaye de Plogastel ; car noslecteurs se sont aperçus sans doute que pour revenir à Marcof et àses deux compagnons, nous les avions fait rétrograder devingt-quatre heures. Keinec ne s’était pas trompé dans lasupposition qu’il avait faite. C’était effectivement Ian Carforqui, après avoir quitté le comte de Fougueray et le chevalier deTessy près d’Audierne, avait remis à la voile pour regagner la baiedes Trépassés.

Après avoir doublé le promontoire, le ventchangeant brusquement de direction et venant de terre, le sorciers’était vu contraint de carguer sa voile et de prendre les avirons.Aussi avançait-il lentement, et Marcof n’avait-il pas eu tort enannonçant à Jahoua que celui qu’ils attendaient tous trois netoucherait pas la terre avant deux heures écoulées.

Carfor était seul dans le canot. Ramant avecnonchalance, il repassait dans sa tête les événements de la nuitdernière. De temps en temps il laissait glisser les avirons le longdu bordage de la barque, et portait la main à sa ceinture, àlaquelle était attachée la bourse que lui avait donnée lechevalier. Il l’ouvrait, contemplait l’or d’un œil étincelant, yplongeait ses doigts avides du contact des louis, et un sourire dejoie illuminait sa physionomie sinistre. Puis il reprenait lesrames, et gouvernait vers le fond de la baie.

– Cent louis ! murmurait-il ;cent louis d’abord, sans compter ce que j’aurai encore demain.Ah ! si l’on pouvait acheter des douleurs avec de l’or, commeje viderais cette bourse pour songer à ma vengeance. Que je leshais ces nobles maudits ! Quand donc pourrais-je frapper dupied leurs cadavres sanglants ? Billaud-Varenne et Carrier medisent d’attendre ! Attendre ! Et qui sait si je vivraiassez pour voir luire ce jour tant souhaité ! Keinec a-t-ilsuivi mes instructions ? reprit-il après quelques minutes desilence. Aura-t-il tué Jahoua ? Oh ! si cela est Keinecm’appartiendra tout à fait. Le sang qu’il aura versé sera le lienqui l’unira à moi, et alors je le ferai agir. Il me servira,lui !… il frappera pour moi !

La quille du canot s’enfonçant dans le sablefin qui couvrait les bas-fonds de la baie, vint, en rendantl’embarcation stationnaire, interrompre le cours des pensées dusorcier breton. Il abordait.

Marcof s’avança doucement dans l’ombre,guettant l’instant favorable pour se placer entre Carfor et la mer,tandis que ses deux compagnons gagnaient chacun l’un des sentiersdes falaises, afin de couper tout moyen de fuite à celui qu’ilssupposaient avec raison avoir contribué à l’enlèvementd’Yvonne.

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