Marcof-Le-Malouin

Chapitre 12LE TAILLEUR DE FOUESNAN.

Trois jours après le dernier de ceux pendantlesquels se sont passés les divers événements qui ont fait le sujetdes précédents chapitres, les cloches de l’église du petit villagede Fouesnan, lancées à toutes volées, appelaient les fidèles àl’office du dimanche, et les fidèles s’empressaient de répondre àce pieux appel. Aussi depuis le matin, comme cela se pratiquechaque dimanche, les sentiers des montagnes, les chemins creuxbordés d’ajoncs et de houx, les routes serpentant au milieu deslandes et des bruyères, étaient-ils couverts de braves paysansportant leurs costumes de fêtes, leurs grands chapeaux enrubannés,et s’appuyant sur leurs pen-bas. Au loin on distinguait les jeunesfilles et les femmes. Les unes parées de leurs plus beaux corsages,de leurs jupes aux plus éclatantes couleurs, marchant deux à deuxou donnant le doigt à leurs « promis, » tandis que lesparents, qui suivaient à courte distance, admiraient naïvement labrave tournure du gars, et la gracieuse démarche de la« fillette » Les autres, escortées par leur maris, parleurs frères, par leurs enfants, portant dans leurs bras le dernierné, et dans la poche de leur tablier le gros missel acheté àQuimper et donné par l’époux le jour du mariage. Puis au milieu detoute cette population jeune, alerte et remuante, s’avançaientgravement les vieillards et les matrones. Tous se dirigeaient versl’église paroissiale de Fouesnan. À dix heures la place du villageregorgeait de monde, et personne pourtant n’entrait dans l’égliseoù l’on allait célébrer la grand’messe. On attendait le marquis deLoc-Ronan, qui jamais n’avait manqué d’assister à l’office.

Enfin un mouvement se fit à l’extrémité de lafoule, un passage se forma de lui-même, et le marquis, suivi deJocelyn qui portait son livre, et de deux domestiques à seslivrées, fit son entrée sur la place. Toutes les têtes sedécouvrirent ; le marquis, poli lui-même comme on l’étaitautrefois, poli comme un véritable grand seigneur qui laissel’insolence aux laquais et aux parvenus, le marquis, disons-nous,porta la main à son chapeau et salua les paysans ; puis iltraversa lentement la foule, s’arrêtant pour adresser à l’unquelques mots affectueux, à l’autre quelque amicale gronderie. Auxfemmes il parlait de leurs enfants malades ; aux jeunes fillesil faisait compliment de leur bonne mine. Aux vieillards il leurserrait la main. Et c’était sur toutes ces braves et franchesphysionomies bretonnes des sourires de joie, des rougeurs deplaisir, des yeux s’humectant de douces larmes, toutes lesexpressions, enfin, de l’amour, du respect, et de lareconnaissance. Aussi, on se pressait, on se poussait, pour obtenirla faveur d’un regard du marquis, à défaut d’un mot de sa bouche.Les pères lui présentaient leurs enfants pour qu’il passât sesdoigts blancs et aristocratiques sur leur tête ronde et couverte decheveux dorés. Les vieillards s’inclinaient sur la main qui serraitla leur. Les gars jeunes et vigoureux se redressaient fièrementsous les doigts qui leur touchaient l’épaule ; et les jeunesfilles rougissaient en répondant par une révérence aux parolesaffectueuses de leur seigneur.

Arrivé devant l’église, le marquis appela dugeste les élus, parmi les vieillards, qui devaient ce jour làs’asseoir à ses côtés. Au nombre de ces derniers se trouvait levieil Yvon, que le marquis honorait d’une affection touteparticulière. Il avait même coutume de baiser sur le front la jolieYvonne, faveur qui la faisait bien fière, et rendait fort jalousesses jeunes amies moins bien traitées par le gentilhomme.

Au moment où le marquis arrivait sur le seuil,le recteur, en étole et en surplis blanc comme la neige de sachevelure, s’avança suivi de son modeste clergé, pour lui offrirl’eau bénite. Le marquis la reçut avec respect, et, saluantamicalement le vénérable prêtre, il le suivit jusqu’à son bancseigneurial. Ce banc, plus élevé que les autres, et situé près dumaître-autel, était remarquable par les sculptures qui ledécoraient. C’était un cadeau qu’un des ancêtres du marquis avaitfait à la paroisse, car, bien qu’il y eût une chapelle au château,l’habitude de la famille de Loc-Ronan était, depuis des siècles,d’aller entendre la messe du dimanche à l’église du village.

Après la célébration de l’office divin, lemarquis, reconduit par le recteur, traversa l’église et retourna auchâteau. Les paysans se réunissant suivant leurs fantaisies, leurshabitudes ou leurs amitiés, allèrent, en attendant vêpres, les unsfaire une promenade dans les bruyères, les autres vider quelquespichets de cidre en devisant des nouvelles du jour.

Ce dimanche-là, il y avait réunion chez Yvon.La jolie Yvonne, plus charmante encore sous sa riche parure,entraîna ses amies pour leur faire voir les cadeaux de noce de sonfiancé. Jahoua et les hommes se réunirent aux vieillards, ets’assirent à la porte en plein air, autour d’une longue table dechêne, sur laquelle circulaient les verres et les pichets.

Déjà la conversation s’engageait joyeuse etbruyante, lorsque l’arrivée d’un nouveau personnage vint porter lagaieté à son apogée. Ce dernier venu était un petit hommed’apparence grêle et délicate, aux jambes un peu arc-boutées, auxpieds longs et plats, aux bras énormes et maigres et dont le dosétait affligé de cette proéminence naturelle que les gens tropsincères appellent une bosse, et que ceux mieux élevés nomment unedéviation de la taille. Sa tête, large et grosse, paraissait horsde proportion avec le reste du corps. Une bouche énorme, un nezépaté, des joues vermillonnées, de petits yeux noirs, vifs etspirituels, complétaient l’ensemble de sa figure. Ce pauvredisgracié de la nature se nommait Kersan ; mais il étaitbeaucoup plus connu sous le nom de Tailleur, qui étaitcelui de la profession qu’il exerçait.

Pour bien comprendre l’importance dupersonnage nouveau que nous mettons en scène, il nous fautexpliquer brièvement au lecteur les diverses attributions dutailleur dans la Basse-Bretagne. Un fait remarquable, c’est quedans la vieille Armorique tous les tailleurs sontcontrefaits : les uns boiteux, les autres bossus, etc. Celas’explique en ce que cet état n’est guère adopté que par les gensqu’une complexion débile ou défectueuse empêche de se livrer auxtravaux de l’agriculture. Un tailleur possesseur d’une bosse, dedeux yeux louches, de cheveux roux, est le nec plus ultradu genre, le beau idéal de l’espèce. Au moral, le tailleur estgénéralement conteur, hableur, vantard et peureux. Il se marierarement, mais il fait le galentin auprès des filles, qui semoquent de lui. Les hommes le méprisent à cause de ses occupationscasanières et féminines. S’ils parlent de lui, c’est enajoutant : « Sauf votre respect ! » commelorsqu’il s’agit de choses dégoûtantes. En général, il est lefavori des femmes que ses contes amusent, que son babil réjouit,que sa gourmandise fait sourire. Il n’a pas de domicile. Il va deferme en ferme, séjournant dans l’une, passant dans l’autre letemps pendant lequel on l’occupe à raccommoder les habits des garset les justins des filles. Il est poète, faiseur de chansons,chanteur et musicien. Vivant d’une existence nomade, il sert dejournal au pays dans lequel il arrive. Il arrange les événements,recueille les légendes ; seulement il a grand soin que laplaisanterie domine toujours dans ses récits.

Mais sa fonction principale, celle danslaquelle il brille de tout son éclat, c’est celle d’agentmatrimonial. Dès qu’un gars éprouve le désir de prendre femme, ilva faire part au tailleur de ses dispositions conjugales, et il luidemande quelles sont les filles à marier. Le tailleur les connaîttoutes et les lui désigne.

Le jeune homme fait son choix, déterminé leplus souvent par les conseils du tailleur, et il le charge deporter la parole à la « pennère. » Aussitôt le tailleurse met en campagne. Il se rend à la ferme qu’habite la jeune filledésignée, et il s’arrange de façon à lui parler sans témoins. Larencontre paraît fortuite ; il parle du temps, de la récolte,des pardons prochains ; puis, par une transitioningénieuse, il en arrive à aborder la question… Il vante leprétendant ; il appelle l’attention sur la force dont il afait preuve à la lutte ou à la Soule ; il parle de son talentpour conduire les bœufs ; il laisse échapper quelques motstouchant la dot. Enfin il cite son bon air lorsqu’il s’habille ledimanche, et sa mémoire imperturbable, qui a retenu les plus bellescomplaintes de la côte. La nouvelle Ève écoute le serpenttentateur, tout en rougissant et en roulant entre ses doigts lebord de son tablier.

« Parlez à mon père et à ma mère, »dit-elle enfin.

C’est la manière d’exprimer que le parti luiconvient. Les parents avertis et consultés, si le jeune homme estagréé, au jour convenu, le tailleur, portant à la main une baguetteblanche et chaussé d’un bas rouge et d’un bas violet, le leur amèneaccompagné de son plus proche parent. Cette démarche s’appelle« demande de la parole. » Là cessent les fonctions dutailleur. Il ne les reprend plus que pour le jour du mariage ;mais elles changent de nature, et rentrent alors dans lesattributions du poète, ainsi que nous le verrons plus tard.

C’était le tailleur de Fouesnan qui avaitarrangé le mariage de Jahoua et d’Yvonne. Jahoua avait vu la jeunefille au pardon de la Saint-Michel, et en était devenu amoureux.Jahoua habitait à dix lieues de Fouesnan. Ne connaissant ni Yvonneni son père, il avait, suivant la coutume, été trouver le tailleur,et l’avait prié de parler en son nom. Le tailleur très-fier d’êtreemployé par un fermier comme Jahoua, n’avait pas demandé mieux quede se charger de l’affaire, et, sans retard, il s’était mis àl’œuvre, et il avait réussi.

Donc, l’arrivée du tailleur devait être, à bondroit, saluée par les acclamations des assistants.

– Ah ! c’est vous, tailleur !s’écria Jahoua.

– Oui, mon gars, c’est moi !

– Approchez et prenez un gobelet, ajoutaYvon.

– Asseyez-vous et contez-nous lesnouvelles, fit un troisième.

– Ah ! les nouvelles, mes gars,elles ne sont pas gaies aujourd’hui, répondit le tailleur.

– Est-ce qu’il est arrivé un malheur àquelqu’un ? demanda Jahoua.

– Oui.

– À qui donc ?

– À Rose Le Far, de Rosporden.

– Contez-nous cela, tailleur, contez-nouscela ! s’écria l’assistance avec un ensemble parfait.

– Dame ! c’est bien simple. Lapauvre Rose a eu l’imprudence de ne pas écouter lesvieillards : elle refusait de croire aux vérités que l’onraconte sur les âmes des morts. Si bien que dernièrement, commeelle revenait de la ville un peu tard, elle a traversé le cimetièreà minuit.

Ici un frémissement parcourut l’assemblée.

– Après, après ! demandèrentplusieurs voix.

– Eh bien, continua le tailleur quechacun écoutait avec un recueillement plein de terreur, lorsqu’ellefut arrivée au milieu des tombes, le sixième coup de minuitsonnait. Alors elle entendit autour d’elle un bruit étrange. Elleregarda. Elle vit toutes les tombes qui s’ouvraient lentement. Puisles morts en sortirent, secouèrent leur linceul et les étendirentproprement sur leur fosse ; ensuite, marchant deux par deux,ils se dirigèrent à pas comptés vers l’église qui s’illumina tout àcoup, et ils entrèrent… Rose ne pouvait plus bouger de sa place.Elle entendit des voix lugubres entonner le De Profundis.Alors elle voulut fuir, mais il était trop tard, les mortsrevenaient vers le cimetière. Elle saisit un linceul et s’enenveloppa pour se cacher. Les morts défilaient devant elle. Rosereconnut sa mère et son père. Ils la virent, eux aussi, et ilsl’appelèrent… Rose voulut fuir encore. Les mains des squelettesavaient pris les siennes et l’entraînaient. Le lendemain, unprêtre, qui traversait le cimetière, trouva le corps de lamalheureuse Rose étendu sans vie auprès de la tombe de sa mère.Voilà, mes gars, ce que j’avais à vous raconter… »

Le tailleur avait cessé de parler que lesilence régnait encore.

– Faut dire aussi, reprit-il, car il y atoujours des impies qui sont prêts à tout nier, faut dire que lemédecin de Quimper, qui passait par Rosporden dans la journée,ayant entendu raconter l’histoire de Rose Le Far, voulut à touteforce la voir. On le conduisit auprès du corps. Il la regarda bien,et puis, savez-vous ce qu’il a dit ?

– Qu’est-ce qu’il a dit ?demandèrent les paysans.

– Il a dit que Rose était morte d’unemaladie qu’il a appelée d’un drôle de nom. Attendez un peu… uneapatre… une acotreplie… Ah ! voilà, une apotre…plécie. Eh bien ! moi je dis qu’elle n’est pas morteautrement que par la main des trépassés.

– C’est sûr ! s’écria-t-on de toutesparts.

– Faudra prier le recteur de dire unemesse pour son âme, fit observer Jahoua.

– Justement le voici ! dit Yvon endésignant le pasteur qui se dirigeait vers lui.

Au moment où le recteur allait s’asseoir àcôté de son vieil ami, un galop furieux se fit entendre àl’extrémité du village, puis on vit, au milieu d’un tourbillon depoussière, un cavalier déboucher à toute bride sur la place deFouesnan. Ce cavalier était un piqueur du château de Loc-Ronan. Enarrivant devant la maison d’Yvon, il s’arrêta. Son cheval étaitblanc d’écume.

– Mes gars ! s’écria-t-il, où estM. le recteur ?

– Me voici, mon ami, répondit le prêtreen se levant.

– Ah ! monsieur le recteur, il fautque vous veniez au château au plus vite…

– On a besoin de moi ?

– M. le marquis vous demande.

– Savez-vous pourquoi ?

– Pour le confesser, hélas !

– Le confesser ! s’écrièrent lespaysans.

– Est-il donc malade, lui que j’ai vu ily a deux heures si bien portant ? demanda le recteur avecépouvante.

– Ah ! mon Dieu, oui ! Cela luia pris tout de suite en rentrant ; il est tombé de cheval, etle vieux Jocelyn dit qu’il se meurt !…

– Seigneur mon Dieu ! ayez pitié delui ! murmura le prêtre en quittant le cercle des paysans. Jecours au château, mon ami, je cours au château… Voyons, mesenfants, qui veut me prêter un bidet ?

– Moi !… moi !… moi !…répétèrent vingt voix diverses, tandis que vingt paysans seprécipitèrent de tous les côtés.

L’événement qu’annonçait le piqueur était siinattendu, si terrifiant, que la foule accourue ne pouvait seremettre de la stupeur dont elle était frappée. Nous avons ditcombien le marquis était adoré dans le pays ; cette viveaffection explique cette grande douleur.

Enfin le bidet fut amené. Le recteurl’enfourcha aussi vivement que possible, et suivant le piqueur,suivi lui-même par une partie des hommes du village, il se dirigearapidement vers le château de Loc-Ronan. Les femmes seprécipitèrent vers l’église, et, d’un commun accord, entourèrentl’autel de cierges allumés devant lesquels elles s’agenouillèrenten priant.

Lorsque le digne recteur arriva en vue duchâteau, une bannière noire flottait sur la tour principale. Lafoule poussa un cri.

– Il est trop tard ! murmura leprêtre ; le marquis est mort !… Dieu ait sonâme !

Et, mettant pied à terre, il s’agenouilla dansla poussière au milieu des paysans courbés comme lui, et tousprièrent à haute voix pour le repos de l’âme du marquis deLoc-Ronan.

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