Marcof-Le-Malouin

Chapitre 8LE MARCHÉ.

– Oh ! cette scène est encoreprésente à ma pensée comme si elle venait d’avoir lieu à l’instantmême, continua le marquis sans paraître avoir entendu l’observationde son singulier beau-frère. Marie-Augustine était là couchée surce fauteuil ; car c’est dans cette salle que je l’avais amenéeavec son complice. Ce fauteuil est précisément celui sur lequelvous êtes assis, chevalier. Le baron d’Audierne, debout devantelle, attendait mes ordres, et je suis convaincu qu’il se croyaiten ce moment bien près de sa dernière heure. Dès que votre sœurrevint à elle j’appelai tous mes gens ; tous, sansexception : depuis mon maître d’hôtel jusqu’à mon derniervalet de chiens… Alors, désignant du geste Marie-Augustine, quel’incertitude et l’épouvante rendaient muette et à demimorte :

« – Mes amis, m’écriai-je, vous voyezcette femme que, jusqu’ici, vous avez crue digne de votre respect,parce que vous pensiez qu’elle portait mon nom ? Ehbien ! je vous avais trompés. Cette fille n’a jamais été mafemme légitime !… Elle n’était que ma maîtresse jadis, commeelle est aujourd’hui celle du baron d’Audierne ! Si je parleainsi devant vous tous, c’est que, comme j’ai commis une faute envous faisant honorer une méprisable créature, je me devais àmoi-même, et je vous devais à vous aussi, de révéler publiquementla vérité tout entière. Et, maintenant, monsieur le baron peutemmener sa maîtresse à laquelle je renonce, et que je luiabandonne…

« Une heure après, ajouta le marquis,Marie-Augustine partait avec son amant.

– Et vous, mon cher ami, interrompit lecomte, vous qui aviez pris au sérieux votre belle et ingénieuseinvention, vous vous faisiez seller un bon cheval le soir même, etvous gagniez au galop la route de Fougueray, bien décidé à changeren réalité le conte dont vous veniez très-spirituellement de fairepart à vos domestiques. Je vous le répète, c’était bienjoué !… C’était tout bonnement de première force !… Nousdevons reconnaître, et nous reconnaissons, croyez-le, qu’il vousétait impossible de supposer un seul instant que le désir de voirnotre sœur nous eût fait faire le voyage de Quimper, que l’épouseoutragée nous rencontrât à quelques lieues à peine de ce château,et qu’elle nous racontât ce qui venait de se passer…

« Mais je le dis encore, marquis, vous nepouviez savoir cela ; de sorte qu’arrivé à Fougueray par unenuit sombre, vous vous fîtes indiquer la porte du presbytère. Levieux prêtre qui avait célébré votre union l’habitait seul avec uneservante. Intimidé par votre rang, convaincu surtout par vospistolets, il consentit à vous laisser arracher du registre de laparoisse la feuille sur laquelle votre mariage se trouvaitinscrit.

« Cela était d’autant mieux imaginé, que,sur les quatre témoins signataires, deux, le chevalier et moi, nepouvions rien prouver en justice en raison de notre proche degré deparenté avec la victime, et que les deux autres étaient morts…Donc, la feuille enlevée, rien n’existait plus… La marquise deLoc-Ronan n’était désormais que mademoiselle de Fougueray. Vousaffirmiez qu’elle avait été votre maîtresse et non votrefemme ; personne ne pouvait prouver le contraire… Aussi, commevous étiez joyeux en reprenant la route de votre château !Vous étiez dégagé d’un lien qui commençait à vous peser ; vousétiez libre !

– Ne dites pas cela, monsieur,interrompit le marquis avec émotion ; à l’époque dont vousparlez, Dieu sait bien que j’aimais encore votre sœur ! Oui,je l’aimais. Il a fallu, pour arracher cet amour de mon cœur,toutes les heures de jalousie, de tortures, d’angoisses, dont celleque vous défendez s’est montrée si prodigue à mon égard !… Ila fallu le déshonneur menaçant mon nom jusqu’alors sans tache, laboue prête à souiller l’écusson de mes ancêtres, pour mecontraindre à un acte qu’aujourd’hui je réprouve !… Au reste,Dieu n’a pas voulu que l’accomplissement du forfait eût lieu danstoute son étendue, puisqu’il avait permis que, dans une intentionque j’ignore, et avec cette prescience infernale qui n’appartientqu’à vous, vous eussiez pris d’avance le double de cet actemaudit !

– Dame ! cher marquis !répondit le comte en souriant, nous avons joué au plus fin et vousavez perdu. Enfin, je reprends les choses où nous les avonslaissées : lorsque vous partîtes de Fougueray, vous crûtesêtre libre, si bien libre même, et si peu marié que, deux annéesplus tard, à Rennes, vous vous épreniez d’amour pour une charmantejeune fille, et que, n’ayant aucunement entendu parler de votreex-femme ni de vos ex-beaux-frères, vous pensâtes qu’en toutesécurité vous pouviez suivre les inspirations de votre cœur… Ce quisignifie que trente et un mois après votre séparation violented’avec Marie-Augustine de Fougueray, vous devîntes l’époux heureuxde Julie-Antoinette de Château-Giron.

« Rendez-nous la justice d’avouer quenous vous laissâmes jouir en paix des charmants délices de la lunede miel. Mais aussi quel réveil, lorsqu’après quelques semainesd’un bonheur sans nuages, du moins je me plais à penser qu’il futtel, vous vous trouvâtes tout à coup face à face avec la premièremarquise de Loc-Ronan ; lorsque, poussé sans doute par votremauvais génie, vous voulûtes faire jeter notre sœur à la porte del’hôtel que vous habitiez à Rennes, et qu’elle vous jeta, elle, sonacte de mariage à la face !…

– Assez, misérable ! s’écria lemarquis avec une telle violence, que les deux interlocuteurs selevèrent spontanément, croyant à une attaque ; assez !Osez-vous me rappeler ces heures douloureuses, vous qui ne songiez,au moment où vous me brisiez le cœur, qu’à exploiter ce secret audétriment de ma fortune et au profit de la vôtre ?Rappelez-vous les sommes immenses que vous m’avez arrachées pourvous faire payer votre douteux silence !…

– Il ne s’agit pas de nous, mais de vous,interrompit le chevalier ; et permettez-moi de vous faireobserver que les grandes phrases inutiles ne feront qu’allonger laconversation… Si nous vous avons rappelé un passé peu agréable,c’était afin d’établir le présent sur de solides bases… Or, leprésent, le voici : Vous avez deux femmes. L’une,Marie-Augustine de Fougueray, qui habite Paris sous un nomd’emprunt, suivant nos conventions, vous le savez. L’autre,Julie-Antoinette de Château-Giron, laquelle, en apprenant l’étrangeposition que vous lui aviez faite, a voulu se retirer du monde ets’enfermer dans un cloître. Vous et la famille de cette femme avieztrop d’intérêt à étouffer l’affaire pour que l’on essayât des’opposer à ses volontés. Bref, vous avez en ce moment deux femmes,marquis de Loc-Ronan, et deux femmes bien vivantes. Or, lapolygamie, vous le savez, a toujours été un cas pendable en France,et la pendaison une vilaine mort pour un gentilhomme !

– Allez droit au fait, interrompit encorele marquis, quelle somme vous faut-il aujourd’hui ?

– Aucune, répondit le chevalier.

– Aucune, appuya le comte.

Le seigneur de Loc-Ronan demeura un momentinterdit.

– Que voulez-vous donc ?demanda-t-il lentement.

– Écoutez le chevalier, et vous allez lesavoir.

– Soit ! parlez vite.

– Je m’explique en quelques mots, fit lechevalier en s’inclinant avec cette politesse railleuse qui nel’avait pas abandonné un seul moment durant cette longueconversation. Nous avons pensé, mon frère et moi, qu’il seraitfâcheux que le vieux nom de Loc-Ronan vînt à s’éteindre. Or, vousavez deux femmes, c’est un fait incontestable ; maisd’enfants, point ! Eh bien ! celle lacune qui doitassombrir un peu vos pensées, nous avons résolu de la combler… Àpartir de ce jour, vous allez être père. Vous comprenez ?

– Nullement.

– Allons donc !impossible ?

– Je ne comprends pas le sens de vosparoles, je le répète, et je vous serai fort reconnaissant de bienvouloir me l’expliquer.

– Eh ! s’écria le comte avecimpatience, notre sœur est votre femme, n’est-il pasvrai ?

– C’est possible.

– Nul arrêt de parlement n’a annulé votremariage ; elle peut reprendre votre nom demain, si bon luisemble…

– Je le reconnais.

– Et vous connaissez sans doute aussicertaine axiome en droit romain qui dit : Ille pater est,quem nuptiæ demonstrant ?

– Vraiment, je crois que je commence àcomprendre, fit le marquis en conservant un calme et une froideurbien étranges chez le fougueux gentilhomme.

– C’est, pardieu, bien heureux !

– N’importe, achevez !

– Donc, si votre femme est mère, vous,marquis, vous êtes père ! Voilà !

– Ainsi donc, monsieur le comte deFougueray, ainsi donc, monsieur le chevalier de Tessy, ce que vousêtes venus me proposer à moi, marquis de Loc-Ronan, c’est d’abritersous l’égide de mon nom ce fruit honteux d’un infâmeadultère ? c’est de consentir à admettre dans ma famille, àdonner pour descendant à mes aïeux l’enfant né d’un crime, le filsd’une courtisane ; car votre sœur, messieurs, n’est qu’unecourtisane, et vous le savez comme moi !…

En parlant ainsi d’une voix brève et sèche, lemarquis, les bras croisés sur sa large poitrine, dardait sur sesinterlocuteurs des regards d’où jaillissait une flamme si vivequ’ils ne purent en supporter l’éclat. Les misérables courbèrent unmoment la tête. Cependant le comte se remit le premier, et réponditavec un sourire :

– Eh ! mon cher marquis !… vousforgez de la tragédie à plaisir ! Qui diable vous parle dufruit d’un adultère ? Je vous ai dit : Supposez ! Jene vous ai pas dit : Cela est ! Bref, voici lavérité : Il existe, de par le monde, un enfant mâle âgé dehuit ans, bien constitué, et beau comme un Amour de Boucher ou deWatteau. À cet enfant, le chevalier et moi nous nous intéressonsvivement. Or, il est orphelin. Pour des raisons qu’il ne nous plaîtpas de vous communiquer, nous ne pouvons personnellement rien pourlui. Il faut donc que vous nous veniez en aide. Voici ce que vousaurez à faire. Adopter cet enfant, et le reconnaître comme un filsissu de votre mariage avec Marie-Augustine. Lui transmettre votrenom et votre fortune, à l’exception d’une rente viagère de douzemille livres que vous vous conserverez. Enfin, nous nommer, lechevalier et moi, tuteurs de votre fils. Mais l’acte doit être faitde telle sorte que nous ayons la libre et immédiate gestion desbiens, meubles et immeubles, que nous puissions vendre, aliéner,réaliser, échanger à notre volonté, comme si vous étiez réellementmort.

– Après ? demanda le marquis.

– Après ? mais je crois que ce sontlà les articles principaux. Au reste, voici un modèle fort exact del’acte que vous devez faire dresser.

Et le comte tendit au gentilhomme un cahier depapiers manuscrits.

– Et si je refuse de donner mon nom à unenfant que je ne connais pas et qui pourra le déshonorer un jour,si je ne consens pas à me dépouiller de toute ma fortune en votrefaveur, vous me menacez, comme toujours, de divulguer le secret quime lie à vous, n’est-ce pas ?

– Hélas ! vous nous ycontraindriez ! dit mielleusement le chevalier. Et vilainemort que cette mort par la potence !… Mort infamante quientraîne avec elle la dégradation de noblesse, vous ne l’ignorezpas, marquis ?

– Eh bien ! messieurs, voici maréponse : Vous êtes fous tous les deux !

– Vous croyez ? fit le comte d’unton railleur.

– Oui, vous êtes fous ; car vousn’avez pas réfléchi que je préférerais toujours la mort audéshonneur, mais qu’avant de me frapper je vous tuerais tous deux,vous, mes bourreaux ! Non ! non ! je n’introduiraipas quelque ignoble rejeton d’une souche odieuse dans la noblelignée des Loc-Ronan ! Non ! non ! je nedépouillerai pas, moi, les héritiers de mon choix de ce que m’ontlégué mes aïeux ! Non ! non ! je ne jetterai pasentre vos mains avides une fortune que vous iriez fondre au creusetde vos passions infâmes !… Allons ! comte deFougueray ! allons, chevalier de Tessy ! nous devonsmourir tous trois ensemble, et nous mourrons cette nuit même.

En disant ces mots, le marquis avait saisi lespistolets que Jocelyn lui avait apportés. Les armant rapidement, ils’était élancé au-devant de la porte. Le comte de Fougueray, luiaussi, avait pris ses armes. Les deux hommes, se menaçantréciproquement d’une double gueule de fer prête à vomir la mort,restèrent un moment immobiles. La porte s’ouvrit brusquement, etJocelyn, complétant le tableau, parut sur le seuil, un mousquet àla main. Il mit en joue le chevalier.

Une catastrophe terrible était imminente.Quelques secondes encore, et ces quatre hommes forts et vigoureuxallaient s’entre-tuer sans merci ni pitié. La résolution du marquisse lisait si nettement arrêtée sur son visage, que le comte deFougueray, avec lequel il se trouvait face à face, devint pâlecomme un linceul. Néanmoins il sut conserver une apparentefermeté.

– Marquis de Loc-Ronan ! dit tout àcoup le chevalier, souvenez-vous que, nous une fois morts, ceux quidoivent nous venger le feront sur Marcof le Malouin.

– Qu’avez-vous dit ? Quel nomvenez-vous de prononcer ? s’écria le marquis dont les mainsdéfaillantes laissèrent échapper les armes.

– Celui de votre frère naturel, luirépondit le chevalier à l’oreille, de manière à ce que Jocelyn nepût entendre ces quelques mots ; vous voyez que vous êtes bienet complètement entre nos mains. Renvoyez donc ce valet, plus deviolence, et agissez, ainsi que nous le demandons, au mieux de nosintérêts.

Jocelyn sortit sur un signe de son maître.

– Eh bien ? demanda le comte,lorsque les trois hommes se trouvèrent seuls de nouveau.

– Eh bien ! répondit lentement lemarquis, je vais réfléchir à ce que vous exigez de moi !… Ence moment, il me serait impossible de continuer la discussion. Noussommes aujourd’hui au 25 juin, car voici le soleil qui selève ; revenez le 1er juillet, messieurs, et alorsvous aurez ma réponse… Telle est ma résolution formelle etinébranlable.

– Nous acceptons votre parole, réponditle comte ; le 1er juillet, au lever du soleil, nousserons ici.

Les deux hommes saluèrent froidement,sortirent de la salle basse et traversèrent la cour précédés parJocelyn, lequel referma sur eux les grilles du château. Ceci fait,il accourut auprès de son maître. Le marquis, sombre et résolu,parcourait vivement la vaste pièce.

– Jocelyn ! dit-il à son vieuxserviteur en le voyant entrer, tu vois que je ne m’étais pastrompé, tu vois qu’il faut agir, et agir sans retard. Je puistoujours compter sur toi ?

– Quoi ! vous voulez ? s’écriaJocelyn avec épouvante.

– Il le faut, répondit froidement lemarquis. Point d’observation, Jocelyn. Les gens du château vonts’éveiller, et ils ne doivent pas nous trouver debout si matin. Jerentre dans mes appartements. Tu monteras à huit heures.

Jocelyn s’inclina et le marquis gagna lachambre où se trouvait le portrait de vieillard que Marcof avaitembrassé en partant cette même nuit.

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