Marcof-Le-Malouin

Chapitre 6L’AVENTURIER.

– Écoute, dit le chef. Jamais je ne mesuis trouvé en face d’un homme aussi brave que toi.

– Parbleu, répondit Marcof, tu n’as vujusqu’ici que des figures italiennes, et moi je suis Français, etqui plus est, Breton !

– Si tu veux demeurer avec nous,j’oublierai tout, et je te prends pour chef après moi.

– Inutile de tant causer, je suispressé.

– Adieu, alors.

– Un instant.

– Que désires-tu ?

– Que tu tiennes tes promesses.

– Tu veux un guide ?

– Piétro m’en servira ; c’estconvenu.

– Et ensuite ?

– Un sauf-conduit pour tes amis.

– Mais… fit le chef en hésitant.

– Allons, dépêche ! dit Marcof enlui saisissant le bras.

Cavaccioli s’apprêta à obéir.

– Surtout, continua Marcof, pas de signescabalistiques, pas de mots à double sens ! Que je lise et queje comprenne clairement ce que tu écris ! Tuentends ?

– C’est bien, répondit le bandit en luitendant le papier ; voici le sauf-conduit que tu m’as demandé.À trente lieues d’ici environ tu trouveras la bande de Diégo ;sur ma recommandation il te fournira les moyens d’aller où bon tesemblera.

– Maintenant tu vas ordonner à tous teshommes de rester ici ; tu vas y laisser tes armes et tum’accompagneras jusqu’à la route. Songe bien que je ne te quittepas, et que lors même que je recevrais une balle par derrièrej’aurais encore assez de force pour te poignarder avant demourir.

Cavaccioli se sentait sous une main defer ; il fit de point en point ce que lui ordonnait Marcof.Piétro prit les devants, et tous trois quittèrent l’endroit oùséjournait la bande. Arrivés à une distance convenable, Marcoflâcha Cavaccioli.

– Tu es libre, maintenant, lui dit-il.Retourne à tes hommes et garde-toi de la potence.

Cavaccioli poussa un soupir de satisfaction ets’éloigna vivement. Le chef des bandits ne se crut en sûreté quelorsqu’il eut rejoint ses compagnons. Quant à Marcof et à Piétroils continuèrent leur route en s’enfonçant dans la partieméridionale de la péninsule italienne.

Marcof voulait gagner Reggio. Il savait cepetit port assez commerçant, et il espérait y trouver le moyen depasser d’abord en Sicile puis de là en Espagne et en France. Marcofavait la maladie du pays. Il lui tardait de revoir les côtesbrumeuses de la vieille et poétique Bretagne. Tout en cheminant ilparlait à Piétro de Brest, de Lorient, de Roscoff. Le Calabraisl’écoutait ; mais il ne comprenait pas qu’on pût aimer ainsiun pays qui n’était pas chaudement éclairé par ce soleil italien sicher à ceux qui sont nés sous ses rayons ardents.

Bref, tout en causant, les voyageursavançaient sans faire aucune mauvaise rencontre, se dirigeant versl’endroit où se trouvait la bande de ce Diégo, pour lequelCavaccioli avait donné un sauf-conduit à Marcof. Il leur fallaittrois jours pour franchir la distance. Vers la fin du troisième,Piétro se sépara de son compagnon. Marcof se trouvait alors dans unpetit bois touffu sous les arbres duquel il passa la nuit.

À la pointe du jour il se remit en marche.N’ayant rien à redouter des carabiniers royaux qui nes’aventuraient pas aussi loin, Marcof quitta la montagne et suivitune sorte de mauvais chemin décoré du titre de route. Il marchaitdepuis une heure environ lorsqu’un bruit de fouets et de pas dechevaux retentit derrière lui.

Étonné qu’une voiture se hasardât dans un telpays, Marcof se retourna et attendit. Au bout de quelques minutesil vit passer une chaise de poste armoriée traînée par quatrechevaux, et dans laquelle il distingua deux jeunes gens et unefemme. La femme lui parut toute jeune et fort jolie. Puis Marcofcontinua sa route. Mais Piétro s’était probablement trompé dans sescalculs, ou Marcof s’était fourvoyé dans les sentiers, car la nuitvint sans qu’il découvrît ni le vestige d’un gîte quelconque nil’ombre d’un être humain quel qu’il fût.

– Bah ! se dit-il avec insouciance,j’ai encore quelques provisions, je vais souper et je coucherai àla belle étoile. Demain Dieu m’aidera. Pour le présent, il s’agitde découvrir une source, car je me sens la gorge aride et brûlantecomme une véritable fournaise de l’enfer.

Marcof fit quelques pas dans l’intérieur desterres, et rencontra promptement ce qu’il cherchait. L’endroit danslequel il pénétra était un délicieux réduit de verdure tout entouréde rosiers sauvages, et abrité par des orangers et des chênesséculaires. Au milieu, sur un tapis de gazon dont la couleur eûtdéfié la pureté de l’émeraude, coulait une eau fraîche et limpidesautillant sur des cailloux polis, murmurant harmonieusement cesairs divins composés par la nature. Marcof, charmé et séduit, selaissa aller sur l’herbe tendre, étala devant lui ses provisionsfrugales, et se disposa à faire un véritable repas de sybarite,grâce à la beauté de la salle à manger.

Mais au moment où il portait les premièresbouchées à ses lèvres une vive fusillade retentit à une courtedistance. Marcof bondit comme mu par un ressort d’acier. Il écoutaen se courbant sur le sol.

La fusillade continuait, et il lui semblaitentendre des cris de détresse parvenir jusqu’à lui. Oubliant sondîner et sa fatigue, Marcof visita les amorces de ses pistolets,suspendit sa hache à son poignet droit, à l’aide d’une chaînetted’acier et se dirigea rapidement vers l’endroit d’où venait lebruit. La nuit était descendue jetant son manteau parsemé d’étoilessur la voûte céleste. Marcof marchait au hasard. Deux fois il futobligé de faire un long détour pour tourner un précipice quiouvrait tout à coup sous ses pieds sa gueule large et béante.

La fusillade avait cessé ; mais plus ilavançait et plus les cris devenaient distincts. Puis à ces crisaigus et désespérés s’en joignaient d’autres d’un caractère toutdifférent. C’était des éclats de voix, des rires, des chansons.Marcof hâta sa course. Bientôt il aperçut la lumière de plusieurstorches de résine qui éclairaient un carrefour. Il avança avecprécaution. Enfin il arriva, sans avoir éveillé un momentl’attention des gens qu’il voulait surprendre, jusqu’à un épaismassif de jasmin d’où il pouvait voir aisément ce qui se passaitdans le carrefour.

Il écarta doucement les branches et avança latête. Un horrible spectacle s’offrit ses regards. Quinze à vingthommes, qu’à leur costume et à leur physionomie il était facile dereconnaître pour de misérables brigands, étaient les uns accroupispar terre, les autres debout appuyés sur leurs carabines. Ceux quiétaient à terre jouaient aux dés, et se passaient successivement lecornet. Ceux qui étaient debout, attendant probablement leur tourde prendre part à la partie, les regardaient. Presque tous buvaientdans d’énormes outres qui passaient de mains en mains, etauxquelles chaque bandit donnait une longue et chaleureuseaccolade. Près de la moitié de la bande était plongée dansl’ivresse. À quelques pas d’eux gisaient deux cadavres baignés dansleur sang, et transpercés tous deux par la lame d’un poignard. Cescadavres étaient ceux de deux hommes jeunes et richement vêtus.L’un tenait encore dans sa main crispée un tronçon d’épée. Un peuplus loin, une jeune femme demi-nue était attachée au tronc d’unarbre. Enfin, au fond du carrefour, on distinguait une voitureencore attelée.

Marcof reconnut du premier coup d’œil lachaise de poste qu’il avait vue passer sur la route. Il ne doutapas que les deux hommes tués ne fussent ceux qui voyageaient encompagnie de la jeune femme qu’il reconnut également dans la pauvrecréature attachée au tronc du chêne. Elle poussait des crislamentables dont les bandits ne semblaient nullement se préoccuper.Les postillons qui conduisaient la voiture riaient et jouaient auxdés avec les misérables. Comme presque tous les postillons et lesaubergistes calabrais, ils étaient membres de la bande des voleurs.Marcof connaissait trop bien les usages de ces messieurs pour nepas comprendre leur occupation présente. Les bandits avaient trouvéla jeune femme fort belle, et ils la jouaient froidement aux dés.Au point du jour elle devait être poignardée.

Marcof écarta davantage alors les branches, etpénétra hardiment dans le carrefour. Il n’avait pas fait trois pas,qu’à un cri poussé par l’un des bandits huit ou dix carabines sedirigèrent vers la poitrine du nouvel arrivant.

– Holà ! dit Marcof en relevant lescanons des carabines avec le manche de sa hache. Vous avez unesingulière façon, vous autres, d’accueillir les gens qui vous sontrecommandés.

– Qui es-tu ? demanda brusquementl’un des hommes.

– Tu le sauras tout à l’heure. Ce n’estpas pour vous dire mon nom et vous apprendre mes qualités que jesuis venu troubler vos loisirs.

– Que veux-tu, alors ?…Parle !

– Oh ! tu es bien pressé !

– Corps du Christ ! s’écria lebandit ; faut-il t’envoyer une balle dans le crâne pour tedélier la langue ?

– Le moyen ne serait ni nouveau niingénieux, répondit tranquillement Marcof. Allons ! ne te metspas en colère. Tu es fort laid, mio caro, quand tu fais la grimace.Tiens, prends ce papier et tâche de lire si tu peux.

Le bandit, stupéfait d’une pareille audace,étendit machinalement la main pour prendre le sauf-conduit.

– Un instant ! fit Marcof enl’arrêtant.

– Encore ! hurla le bandit exaspéréde la froide tranquillité de cet homme qui ne paraissait nullementintimidé de se trouver entre ses mains.

– Écoute donc ! il faut s’entendreavant tout ; connais-tu Diégo ?

– Diégo ?

– Oui.

– C’est moi-même.

– Ah ! c’est toi ?

– En personne.

– Alors tu peux prendre connaissance dupapier.

Et Marcof le remit au bandit. Celui-ci ledéploya tandis que ses compagnons, moitié curieux, moitiémenaçants, entouraient Marcof qui les toisait avec dédain. À peineDiego eût-il parcouru l’écrit que, se tournant vers lemarin :

– Tu t’appelles Marcof ? luidit-il.

– Comme toi Diégo.

– Corps du Christ, je ne m’étonne plus deton audace ! Tu fais partie de la bande deCavaccioli ?

– C’est-à-dire que j’ai combattu avec seshommes les carabiniers du roi ; mais je n’ai jamais faitpartie de cette bande d’assassins.

– Hein ? fit Diégo en sereculant.

– J’ai dit ce que j’ai dit ; c’estinutile que je le répète. Ta m’as demandé si je me nommais Marcof,je t’ai répondu que tel était mon nom. Tu as lu le papier deCavaccioli ; feras-tu ce qu’il te prie de faire ?

– Il te recommande à moi. Tu veux sansdoute t’engager sous mes ordres, et, comme ta réputation debravoure m’est connue, je te reçois avec plaisir.

Marcof secoua la tête.

– Tu refuses ? dit Diégo étonné.

– Sans doute.

– Pourquoi ?

– Ce n’est pas là ce que je veux.

– Et que veux-tu ?

– Un guide pour me conduire à Reggio.

– Tu quittes les Calabres ?

– Oui.

– Pour quelle raison ?

– Cela ne te regarde pas.

– Tu es bien hardi d’oser me parlerainsi.

– Je parle comme il me plaît.

– Et si je te punissais de toninsolence ?

– Je t’en défie.

– Oublies-tu que tu es entre mesmains ?

– Oublies-tu toi-même que ta vie estentre les miennes ? répondit Marcof d’un ton menaçant, et endésignant sa hache.

Les deux hommes se regardèrent quelquesinstants au milieu du silence général. Les bandits semblaient nepas comprendre, tant leur stupéfaction était grande. Marcofreprit :

– J’ai quitté Cavaccioli parce que je nesuis ni assez lâche ni assez misérable pour me livrer à un honteuxmétier. Il a voulu me faire assassiner. J’ai pendu de ma main lescinq drôles qu’il m’avait envoyés. Maintenant, contraint par moi,il m’a remis ce sauf-conduit. Songe à suivre ces instructions, ousinon ne t’en prends qu’à toi du sang qui sera versé !

– Allons ! répondit Diégo ensouriant, tu ne fais pas mentir ta réputation d’audace et debravoure.

– Alors tu vas me donner unguide ?

– Bah ! nous parlerons de celademain. Il fera jour.

– Non pas ! je veux en parler sanstarder d’une minute !

– Allons ! tu n’y songes pas !Tu es un brave compagnon ; ta hardiesse me plaît. Demeure avecnous ! Vois ! ce soir j’ai fait une riche proie, continuale bandit en désignant du geste les cadavres et la jeune femme. Jene puis t’offrir une part du butin puisque tu es arrivé trop tardpour combattre, mais si cette femme te plaît, si tu la trouvesbelle, je te permets de jouer aux dés avec nous.

– Et si je la gagne, je l’emmènerai avecmoi ?

– Non ! Elle sera poignardée aupoint du jour. Elle pourrait nous trahir.

– Alors je refuse.

– Et tu fais bien, répondit un bandit ens’adressant à Marcof ; car je viens de gagner la belle et jene suis nullement disposé à la céder à personne.

En disant ces mots le misérable, trébuchantpar l’effet de l’ivresse, s’avança vers la victime. Il posa sa mainencore ensanglantée sur l’épaule nue de la jeune femme. Au contactde ces doigts grossiers, celle-ci tressaillit. Elle poussa un crid’horreur ; puis, rassemblant ses forces :

– Au secours ! murmura-elle enfrançais.

– Une Française ! s’écria Marcof enrepoussant rudement le bandit qui alla rouler à quelques pas. Quepersonne ne porte la main sur cette femme !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer