Marcof-Le-Malouin

Chapitre 13LES PROJETS D’HERMOSA.

– Tu disais donc, reprit Diégo aprèsquelques instants, que Julie de Château-Giron avait perdu son pèreil y a quatre mois ?

– Oui.

– Mais elle était fille unique, si j’aibonne mémoire ?

– En effet, tu ne te trompes pas.

– Alors elle a hérité ?…

– De trois millions environ.

– Elle les a donnés à sacommunauté ? demanda vivement Diégo.

– Non.

– Qu’en a-t-elle fait ?

– Elle a donné cinq cent mille livres aucouvent dans lequel elle résidait, et dont j’ignore le nom.

– Et le reste ?

– Le reste, c’est-à-dire deux millionscinq cent mille livres, est demeuré à Rennes entre les mains de sonnotaire.

– Qu’en fera-t-elle ?

– Elle veut en disposer en faveur dumarquis.

– Qui t’a donné tous cesdétails ?

– L’intendant de la Bretagne qui a étédestitué dernièrement.

– C’est donc cela que tu le recevais sifréquemment à Paris ? fit Diégo avec un sourire.

– Sans doute.

– Alors, tu es certaine de ce que tu medis ?

– J’en réponds !

– Et que conclus-tu ?

– Tu ne devines pas ?

– Pas précisément, je l’avoue.

– Je te croyais de l’esprit.

– Suppose que j’en manque, etexplique-toi.

– C’est bien simple.

– Mais, encore, qu’est-ce quec’est ?

– Il faut d’abord connaître le nom ducouvent où s’est retirée Julie.

– Nous saurons cela facilement à Rennes,dit Diégo. Au pis-aller, nous interrogerions le notaire lui-mêmesous un prétexte quelconque. Bref, je m’en charge !Après ?

– Tu dois te faire une idée de la terreurqu’inspirent seulement nos noms à la marquise ?

– Parbleu !

– Tu avoueras aussi qu’elle doit ignorerencore la mort de son époux ?

– Je le crois.

– Donc, tu iras la trouver hardiment.

– Bien ; j’irai.

– Tu demanderas à lui parler enparticulier. Au besoin, j’obtiendrai la permission.

– Ensuite ?

– Tu lui diras que nous sommes décidés àfaire un éclat…

– Si elle n’abandonne pas entre nos mainsles deux millions cinq cent mille livres ? interrompitDiégo.

– Précisément.

– Elle les abandonnera, Hermosa ;elle les abandonnera !

Et Diégo marcha avec agitation dans la chambreen se frottant les mains avec joie.

– Admirable ! s’écria-t-il tout àcoup en s’arrêtant devant sa compagne, admirable ! Tu es ungénie !

– Tu approuves mon projet ?

– Je le trouve sublime.

– Et tu le mettras à exécution ?

– Sur l’heure !

– Donc nous partons ?

– Cette nuit même !

– Et la Bretonne ? demanda Hermosaavec coquetterie.

Le comte la prit dans ses bras.

– Tu sais bien que je n’aime quetoi ! dit-il.

– Alors, reprit Hermosa en désignant leflacon qu’elle tenait dans sa main droite, alors finissons-en. Nelaissons personne ici. Raphaël doit être mort ; qu’Yvonnemeure aussi.

– Soit ! répondit Diégo après unmoment de réflexion ; mais va seule et présente lui lebreuvage toi-même ! je ne veux pas la voir.

Hermosa sortit rapidement. Diégo, alors,s’occupa de refermer le coffre. Il achevait à peine que Jasminparut discrètement sur le seuil de la porte.

– Que veux-tu ? demanda lecomte.

– Faut-il desservir ? répondit levalet.

– Inutile ; nous n’avons pas letemps ; aide-moi à descendre cette caisse, nous la chargeronssur le cheval du chevalier. Ah ! à propos du chevalier,continua-t-il après un moment de silence, tu sais qu’il s’occupaitde politique ?

– Je le crois, monseigneur.

– Eh bien ! il est urgent que l’onignore où il est.

– M. le chevalier est doncparti ?

– Oui.

– Je ne l’ai pas vu.

– Il a passé par les souterrains.

Jasmin avait chargé le coffre sur ses épauleset descendait aidé par le comte. Ils l’attachèrent solidement surla croupe d’un cheval que Jasmin devait mener en main. Lorsqu’ilseurent terminé, le comte ordonna au valet de l’attendre dans lacour, et tirant une bourse de sa poche :

– Tiens ! dit-il en la luiremettant, sois toujours discret sur tout ce que tu vois etentends.

Jasmin s’inclina et le comte remonta vivement.Au sommet de l’escalier il rencontra Hermosa. Celle-ci était un peupâle.

– Qu’as-tu ? demanda Diégo.

– Suis-moi ! répondit-elle.

Hermosa saisit la main de Diégo et l’entraînavivement vers la cellule de l’abbesse.

– Entre ! dit-elle en se rangeantpour lui faire place.

Diégo pénétra dans la pièce éclairée par uncandélabre qu’Hermosa y avait apporté. La cellule était déserte.Diégo la parcourut rapidement du regard.

– Où est la jeune fille ? fit-ilbrusquement.

– J’allais te le demander ! réponditfroidement Hermosa.

– À moi ?

– À toi-même !

– Mais elle doit être ici ?

– Regarde !

– Qu’est-ce que cela signifie,Hermosa ?

– Cela signifie, Diégo, que tu asprobablement pris tes mesures d’avance et que tu as fait évader labelle enfant. C’est ce qui m’explique ta facilité de tout àl’heure.

– Sang du Christ ! j’ignore ce quetu veux dire !

– Tu le jurerais ?

– Sur mon honneur !

– Mauvaise garantie.

– Hermosa !

– Je dis mauvaise garantie ! répétal’Italienne.

– Par tous les démons de l’enfer et surma damnation éternelle ! s’écria Diégo, je te fais serment queje ne comprends pas tes paroles.

Il parlait avec un tel accent de vérité,qu’Hermosa fut convaincue.

– Mais alors où est-elle ?

– Le sais-je !

– Raphaël l’aurait-il rendue à laliberté ?

– Impossible ! Rappelle-toi qu’aprèssouper il voulait aller auprès d’elle, lorsque… l’accident estarrivé.

– Par quel moyen a-t-elle donc pu sortird’ici ?

– Cherchons ! dit vivementDiégo.

Et tous deux se mirent à explorer la cellule,sondant les murailles et les dalles du plancher. Partout le sonétait mat et attestait l’épaisseur. Aucun indice ne pouvait leurrévéler la vérité.

– Que faire ? dit Hermosa ens’arrêtant.

– Nous n’avons pas à hésiter !répondit vivement Diégo. Yvonne a pris la fuite par un moyen quenous ignorons.

– Après ?

– Une fois hors d’ici, elle ira implorerdu secours, et peut-être même ramènera-t-elle les paysans desenvirons.

– C’est probable.

– On nous trouvera tous deux, et l’ondécouvrira le cadavre de Raphaël. Or, si la justice met le nez dansnos affaires, nous ne savons pas où cela peut nous mener. Fuyonsdonc au plus vite, si nous en avons encore le temps.

– Nous irons à Rennes ?

– Oui, mais allons à Brest d’abord, etdemain, sans plus tarder, nous nous embarquerons pour gagner Nantesou Saint-Malo.

– Si tu t’assurais avant tout que Raphaëlest bien mort ?

– Inutile ! la dose était tropviolente pour qu’elle ne l’ait pas déjà tué. Nous pourrions voirrecommencer une scène qui nous retarderait et mettrait forcémentJasmin dans notre confidence, ce qui nous gêneraittrès-certainement un jour.

– Tu as raison.

– Où est Henrique ?

– Il dort.

– Réveille-le promptement et descends. Jet’attends en bas.

– Va ; je te suis.

Hermosa courut vers la chambre où reposait sonfils. Diégo descendit dans la cour. Les chevaux étaient bridés.Jasmin, tenant les rênes réunies dans sa main droite, attendait aupied de l’escalier. Le ciel était pur. Des myriades de diamantsétincelants étaient semés sur l’horizon à la teinte bleue foncée.Quelques nuages blancs s’élevaient gracieusement et enveloppaientau passage la blanche Phébé dans un brouillard semblable à une gazediaphane.

Diégo frappait sa botte molle du manche de sonfouet. Enfin Hermosa parut. Elle tenait son fils par la main. Diégosouleva dans ses bras l’enfant mal réveillé et le jeta sur le coudu cheval qui lui était destiné. Puis, se retournant vers sacompagne, il lui tendit sa main ouverte en se baissant un peu.Hermosa releva sa jupe, appuya sur la main de Diégo un pied fortélégamment chaussé et assez mignon pour celui d’une Italienne, ets’élança en selle en écuyère habile. Diégo enfourcha alors samonture, prit Henrique entre ses bras, et, appelant ledomestique :

– Jasmin, dit-il.

– Monsieur le comte ?

– Attache à ton bras la bride du chevalde main et prends la tête.

– Quelle route, monsieur ?

– Celle de Brest.

Et Jasmin, sur cette réponse, piqua en avant,tenant soigneusement les rênes du cheval sur lequel il avait placéle coffre. Hermosa et Diégo le suivirent.

Ils ne pouvaient pas songer, à cause de leursmontures, à traverser les champs de genêts. Il fallait suivre laroute. Or, cette route conduisait précisément dans la directionqu’avaient prise le marquis de Loc-Ronan, Julie, et Jocelyn unedemi-heure auparavant pour se rendre auprès de la vieillefermière.

– Diégo, dit tout à coup Hermosa, si aulieu de gagner Brest, où nous n’arriverons que demain, nous nousdirigions vers Audierne, où nous pourrions être facilement en moinsd’une heure ?

– Crois-tu que nous trouvions à nousembarquer ?

– Sans aucun doute ! Avec del’argent ne trouve-t-on pas tout ce que l’on veut ?

– Alors, fit Diégo, piquons versAudierne.

Et il transmit l’ordre à Jasmin qui, arrivé àun endroit où la route se bifurquait, continua de courir en lignedroite, au lieu de suivre le chemin qui conduisait à Brest.

– Tu as eu une excellente inspiration,reprit Diégo en se penchant vers sa compagne.

– Certes ! répondit celle-ci. Nousne saurions être trop tôt à l’abri des recherches que va provoquerYvonne d’une part, en racontant ce qu’elle sait, et de l’autre lecadavre de Raphaël que l’on trouvera dans la chambre.

– Puis nous ne saurions trop nous presserégalement d’arriver à Rennes.

– Ah ! les deux millions te tiennentau cœur.

– Énormément !

– J’en suis fort aise.

– Pourquoi ?

– Parce que tu es habile, Diégo, et que,si tu emploies dans cette affaire tout le génie d’intrigue dont leciel t’a si amplement pourvu, nous réussirons.

– Je n’en doute pas, belle Hermosa.

Et tous deux activèrent encore les alluresrapides de leurs chevaux. Ainsi qu’Hermosa l’avait dit, en moinsd’une heure ils aperçurent les premières maisons de la petite villemaritime. Ils étaient alors au sommet d’une colline.

– Demeure ici avec Henrique et Jasmin,fit Diégo en s’adressant à Hermosa. Le galop de nos chevaux aumilieu du silence de la nuit pourrait éveiller l’attention deshabitants d’Audierne. Je vais aller frapper seul à la porte d’unpêcheur et obtenir de gré ou de force qu’il nous embarque surl’heure.

– Voici précisément un canot qui rentreau port, répondit Hermosa en désignant du geste le rivage surlequel venaient doucement mourir les vagues.

Diégo regarda attentivement.

– Tu te trompes, dit-il, c’est une barquequi gagne la haute mer.

– Peux-tu distinguer ce qu’ellecontient ?

– Oui, quatre personnes.

– Y a-t-il une femme parmi cesgens ?

– Attends !

Diégo posa la main sur ses yeux pourconcentrer leurs rayons visuels.

– Oui… oui, répondit-il vivement ;je distingue une coiffe blanche.

– Si c’était Yvonne ?

– Que nous importe, maintenant !

– Nous pourrions peut-être gagner devitesse sur cette embarcation. Elle n’est montée que par troishommes : prends-en six, paie sans marchander, et assurons-nousle silence de cette jeune fille ; si quelquefois nous étionsforcés par les circonstances de revenir plus tard dans ce pays.

– Tu as raison.

– Hâte-toi donc.

– Je pars.

Diégo lança son cheval au galop. Au moment oùil disparaissait, une chouette fit entendre dans les genêts quibordaient la route son cri triste et sauvage, Hermosa n’y fitaucune attention. Ses yeux étaient fixés sur la barque qui gagnaitla haute mer et sur Diégo qui courait vers Audierne. Un second cripareil au premier retentit de nouveau, mais de l’autre côté duchemin. Puis un troisième lui succéda, et si l’Italienne eûtregardé à droite ou à gauche au lieu de regarder en avant, elle eûtvu l’extrémité des genêts s’agiter avec un mouvementimperceptible.

Tout à coup deux coups de feu retentirent. Lecheval que montait Jasmin fit un écart et s’abattit. Hermosa sentitle sien trembler sous elle ; avant qu’elle eût pu le releverde la main, l’animal roula sur la route en l’entraînant avec lui.Le cheval que Jasmin conduisait, se sentant libre, et effrayé parles coups de feu, bondit dans les genêts, mais une main de fer lesaisit à la bride tandis qu’un couteau à lame large lui ouvrait leflanc. L’animal hennit de douleur, se cabra et tomba à sontour.

*

**

Pendant ce temps, Diégo frappait à la ported’un pêcheur, et le contraignait à se relever, faisant marché aveclui pour qu’il armât sa barque et qu’il engageât quelquescamarades. L’Italien était trop rusé pour parler de ses intentionsde poursuivre le canot qu’il avait aperçu. Une fois en mer, il seflattait de faire faire aux matelots ce qu’il jugerait convenable.Le pêcheur promit que l’embarcation serait parée avant que dixminutes se fussent écoulées, et que les autres marins seraient àbord dans ce court espace de temps.

Diégo lui jeta quelques louis, et reprit laroute qu’il venait de parcourir, afin d’aller chercher Hermosa,Henrique et Jasmin. Il avait déjà gravi la colline, lorsque soncheval s’arrêta tellement court que le cavalier faillit être lancéà terre. Diégo irrité enfonça ses éperons dans le ventre de samonture ; mais le cheval, refusant d’avancer, pointa et sedéfendit.

– Qu’y a-t-il donc sur la route ?murmura l’Italien en se rendant maître de l’animal effrayé.

Et il se pencha en avant fixant ses regardssur le sol.

– Un cheval mort !s’écria-t-il ; le cheval d’Hermosa ! Corps duChrist ! qu’est-ce que cela veut dire ?

Saisissant ses pistolets, il sauta vivement àterre. Trois pas plus loin, il rencontra la monture de Jasmin.Enfin, à moitié caché par les genêts, il aperçut le cheval porteurdu trésor qui se débattait encore dans les convulsions de l’agonieet inondait la terre du sang qui coulait en abondance de sablessure. Mais Jasmin, Henrique et Hermosa avaient disparu.

Rendons justice à Diégo, il courut toutd’abord au cheval auquel il avait confié le fameux coffre. Laprécieuse caisse était toujours attachée sur la croupe de l’animal.Diégo poussa un cri de joie suivi bientôt d’un hideux blasphème. Ilvenait d’ouvrir le coffre et l’avait trouvé vide.

– Saint Janvier soit maudit !hurla-t-il en patois napolitain. La misérable m’a joué ! Ellem’a envoyé à Audierne et son plan était fait d’avance. Elle étaitd’accord avec Jasmin !

Puis il s’arrêta tout à coup.

– Non, dit-il plus froidement, ilsauraient fui avec les chevaux.

Un cri semblable à ceux qui avaient retentiaux oreilles de l’Italienne, un cri imitant à s’y méprendre celuide la chouette fit résonner les échos. Ainsi qu’Hermosa un quartd’heure auparavant, Diégo n’y prêta pas la moindre attention :il réfléchissait toujours, et se creusait de plus en plus la têtepour donner un motif raisonnable à la subite disparition de sacompagne, d’Henrique et de Jasmin, et à la mort des chevaux quigisaient à ses pieds. Un second cri plus rapproché se fit entendresans troubler davantage les pensées qui absorbaient le beau-frèredu marquis de Loc-Ronan.

– Que diable peuvent-ils êtredevenus ? s’écria-t-il en se frappant le front avec la paumede la main droite et en promenant autour de lui un regardinterrogateur, comme s’il eût supposé que les arbres ou les genêtsqui projetaient jusqu’à ses pieds leurs ombres noires eussent pului répondre.

Tout à coup il tressaillit et fit un pas enarrière. Son œil venait de rencontrer le canon luisant d’un fusilpassant au-dessus des genêts, et sur l’extrémité duquel se jouaitun rayon de lune. Un troisième cri, semblable aux deux premiers,retentit derrière lui. Diégo pâlit, et saisissant la bride de soncheval, il sauta lestement en selle.

– Les royalistes ! murmura-t-il ense courbant sur l’encolure de sa monture dans les flancs delaquelle il enfonça les molettes de ses éperons, lesroyalistes ! Ce sont eux qui ont enlevé Hermosa !

Et il partit à fond de train en courbant plusque jamais la tête, car cinq à six balles vinrent siffler en mêmetemps à ses oreilles. Aucune cependant ne l’atteignit.

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