Marcof-Le-Malouin

Chapitre 18LE SÉPULCRE DU MARQUIS DE LOC-RONAN.

Marcof donna la pioche à Keinec et prit satorche. Tous deux se mirent en devoir de desceller la large dalle.Le plâtre, qui n’avait pas eu le temps de durcir depuis lesquelques heures qu’il avait été employé, céda facilement.

Introduisant le manche de la pioche entre ladalle et les bords de la tombe, Keinec s’en servit comme d’unlevier. Marcof joignit ses efforts aux siens. Tous deux roidissantleurs bras, la dalle se souleva lentement, puis elle glissa sur lebord opposé et tomba sur la terre molle. Le sépulcre était ouvert.Marcof fit un signe de croix sur le vide et dit à Keinec :

– Je vais descendre, allume la secondetorche qui est dans mon caban, et tu me la donneras.

Keinec obéit.

– Bien. Maintenant, matelot, prends lepaquet de cordes et donne-le moi aussi.

Marcof enroula les cordes autour de son brasdroit, et éclairé par Keinec, il descendit avec précaution dans lecaveau. La bière reposait sur deux barres de fer scellées dans lamuraille. Marcof l’attacha solidement, puis pressant l’extrémité dela corde entre ses dents, il remonta. Keinec, devinant sesintentions, saisit le cordage, et tous deux tirèrent doucement,sans secousses, pour hisser le cercueil à l’orifice du caveau.

La tâche était rude et difficile, car lecercueil, en chêne massif et doublé de plomb, était d’une extrêmepesanteur. Mais la volonté froide et inébranlable de Marcofdécuplait ses forces. Keinec l’aidait de tout son pouvoir.

Après un travail opiniâtre, l’extrémité ducercueil apparut enfin. Les deux hommes redoublèrent d’efforts.Marcof, laissant à son compagnon le soin de maintenir en équilibrele funèbre fardeau, quitta la corde, se glissa dans le caveau etpoussa le cercueil de toute la vigueur de ses mains puissantes.Keinec l’attira à lui.

Certes, quiconque eût pu assister à cespectacle, aurait cru à quelque effroyable profanation. L’ensemblede ces deux hommes ainsi occupés, offrait un aspect fantastique etlugubre. Travaillant dans ce caveau sépulcral à la pâle clarté dedeux torches vacillantes qui laissaient dans l’obscurité les troisquarts du souterrain, on les eût pris pour deux de ces vampires deslégendes du moyen-âge qui déterraient les corps fraîchementensevelis, pour satisfaire leur infâme et dégoûtante voracité.Leurs vêtements en désordre, leur figure pâle, leurs longs cheveuxflottants ajoutaient encore à l’illusion. Et cependant c’étaitl’amour fraternel qui conduisait l’un de ces hardisfossoyeurs ; c’était l’amitié qui guidait l’autre !…Marcof voulait revoir les restes chéris de celui qu’il avait perdu.Keinec aidait Marcof dans l’accomplissement de ce pieux désir,parce que Marcof était son ami.

Encore quelques efforts et leur travailpénible allait être couronné de succès. Marcof voyant la bièremaintenue par Keinec, se hissa hors du tombeau. Puis tous deuxattirèrent le cercueil pour le déposer doucement à terre.

Malheureusement ils avaient compté sans lepoids énorme du cercueil. À peine l’eurent-ils incliné de leurcôté, que la masse les entraîna. Leurs ongles se brisèrent sur lecoffre de chêne ; le cercueil, poussé par sa propre pesanteur,fit plier leurs genoux. En vain ils firent un effort suprême pourle retenir, ils ne purent en venir à bout. La bière tombalourdement à terre.

Marcof poussa un cri de douleur. Keinec laissaéchapper une exclamation de terreur folle, et il recula comme prisde vertige, jusqu’à ce qu’il fût adossé à la muraille. C’est qu’entombant à terre le cercueil, au lieu de rendre un son mat, avaitsemblé pousser un soupir métallique. On eût dit plusieurs feuillesde cuivre frappant, les unes contre les autres.

Keinec et Marcof se regardèrent. Ilsfrémissaient tous deux.

– As-tu entendu ? demanda Keinec àvoix basse.

– Quoi ? Qu’est-ce quecela ?

– L’âme du marquis qui revient !

– Oh ! si cela pouvait être !fit Marcof en s’inclinant, ce serait trop de bonheur.

– Marcof, si tu m’en crois, tu renoncerasà ton projet.

– Non !

– Eh bien ! achevons donc àl’instant, car j’étouffe ici !…

– Achevons.

Ils déclouèrent la bière. Au moment d’enleverle couvercle ils s’arrêtèrent tous deux et firent le signe de lacroix. Puis, d’une main ferme, Marcof souleva les planchesdéclouées.

Un long suaire blanc leur apparut.

Marcof porta la main sur l’extrémité du suairepour le soulever à son tour. Keinec recula. Marcof écarta lelinceul et se pencha en avant. Ses yeux devinrent hagards, sescheveux se hérissèrent, il poussa un grand cri et tomba àgenoux.

– Keinec ! s’écria-t-il, le marquisn’est pas mort.

Keinec, domptant sa terreur, se précipita verslui.

– Keinec, reprit Marcof, le marquis n’estpas mort.

– Que dis-tu ?

– Regarde !

– Non ! non ! répondit Keinecqui crut que son compagnon était devenu fou.

– Mais regarde donc, te dis-je !

Et Marcof, arrachant le linceul, découvrit, aulieu d’un cadavre, un rouleau de feuilles de cuivre.

– Miracle ! s’écria Keinec.

– Non ! pas de miracle !répondit Marcof. Le marquis a voulu faire croire à sa mort.

– Dans quel but ?

– Le sais-je ?… Mais, viens !j’étouffe de joie. Le vieux Jocelyn nous dira tout !

Et, se précipitant hors du caveau sépulcral,Marcof entraîna Keinec avec lui. Dès qu’ils furent remontés, etaprès avoir refermé l’entrée secrète du souterrain, ils sedirigèrent vers une autre porte, dissimulée dans la muraille. Maisau moment de frapper à cette porte ou de faire jouer un ressort,Marcof s’arrêta.

– Nous ne devons pas entrer par ici,dit-il ; faisons le tour et allons sonner à la grille. Mais,écoute, Keinec, avant de sortir d’ici, il faut que tu me fasses unserment, un serment solennel ! Jure-moi, sur ce qu’il y a deplus saint et de plus sacré au monde, de ne jamais révéler àpersonne ce dont nous venons d’être témoins !

– Je te le jure, Marcof ! réponditKeinec. Pour moi, comme pour tous, M. le marquis de Loc-Ronanest mort, et bien mort !…

– Partons, maintenant.

– Tu oublies quelque chose.

– Quoi donc ?

– Nous n’avons pas remis ce cercueil à saplace, et nous avons laissé la tombe ouverte.

– Qu’importe ! Jocelyn et moi avonsseuls les clés du caveau, et je vais parler à Jocelyn…

Keinec se tut. Les deux amis firent rapidementle tour du mur extérieur, et allèrent sonner à la grille d’honneur.On fut longtemps sans leur répondre. Enfin un domestiqueaccourut.

– Que demandez-vous ? fit-il.

– Nous demandons à entrer au château.

– Pourquoi faire ? M. lemarquis est mort et les scellés sont posés partout.

– Faites-nous parler à Jocelyn.

– À Jocelyn ? répéta ledomestique.

– Oui, sans doute ! répondit Marcofavec impatience.

– Impossible.

– Pourquoi ?

– Parce que cela ne se peut pas, vousdis-je…

– Mais, tonnerre !t’expliqueras-tu ? s’écria le marin. Parle vite, ou sinon jet’envoie à travers les barreaux de la grille une balle pour tedélier la langue.

– Ah ! mon Dieu ! fit ledomestique avec effroi, je crois que c’est le capitaineMarcof !

– Eh oui ! c’est moi-même ; et,puisque tu m’as reconnu, ouvre-moi vite ou fais venir Jocelyn.

– Mais, encore une fois, cela ne se peutpas.

– Est-ce que Jocelyn estmalade ?

– Non.

– Eh bien ?…

– Mais il est parti.

– Parti ! Jocelyn a quitté lechâteau ?

– Oui, monsieur !

– Quand cela ?

– Aujourd’hui même, pendant que lajustice posait les scellés, et tout de suite après que l’on eutdescendu dans les caveaux le corps de notre pauvre maître.

– Où est-il allé ?

– On l’ignore ; on l’a cherchépartout. Il y en a qui disent qu’il s’est tué de désespoir.

– Où peut-il être ? se demandaitMarcof en se frappant le front.

– Vous voyez bien qu’il est inutile quevous entriez, dit le domestique.

Et, sans attendre la réponse, il se hâta de seretirer. Marcof et Keinec s’éloignèrent. Arrivés sur les falaises,Marcof s’arrêta, et, saisissant le bras du jeune homme :

– Keinec ! dit-il.

– Que veux-tu ?

– Je mets à la voile à la maréemontante ; tu vas venir à bord.

– Je ne le puis pas, Marcof.

– Pourquoi ?

– Parce que c’est bientôt qu’Yvonne semarie…

– Eh bien ?

– Et tu sais bien qu’il faut que je tueJahoua !…

– Encore cette pensée demeurtre ?

– Toujours !

Marcof demeura silencieux. Keinec semblaitattendre.

– Qu’as-tu fait depuis mon départ ?demanda brusquement le marin.

– Rien !

– Ne mens pas !

– Je te dis la vérité.

– Tu as vu quelqu’un cependant ?

Keinec se tut.

– Réponds !

– J’ai juré de me taire.

– Je devine. Tu as consultéCarfor ?

– C’est possible.

– C’est lui qui te pousse au mal.

– Non ! ma résolution étaitprise.

– C’est lui qui te l’a inspirée jadis, jele sais.

Keinec fit un geste d’étonnement, mais il nedémentit pas l’assertion de Marcof.

– Sorcier de malheur ! repritcelui-ci avec violence, je t’attacherai un jour au bout d’une demes vergues !

Keinec demeura impassible. Marcof frappait dupied avec colère.

– Encore une fois, viens à bord.

– Non !

– Tu refuses ?

– Oui.

– Tu viendras malgré toi ! s’écriale marin.

Et, se précipitant sur Keinec, il le terrassaavec une rapidité effrayante. Keinec ne put même pas se défendre.Il fut lié, garrotté et bâillonné en un clin d’œil. Cela fait,Marcof le prit dans ses bras et le transporta dans les genêts.

– Maintenant, se dit-il, les papiers del’armoire de fer m’apprendront peut-être la vérité.

Abandonnant Keinec, qu’il devait reprendre àson retour, il se dirigea rapidement vers le château. À peineeut-il disparu, qu’un homme de haute taille, écartant les genêts,se glissa jusqu’à Keinec, tira un couteau de sa poche, trancha lesliens et enleva le bâillon.

– Merci, Carfor ! fit Keinec en seremettant sur ses pieds.

– Viens vite ! réponditcelui-ci.

Et tandis que Keinec, silencieux et pensif,suivait la falaise, Carfor murmurait à voix basse :

– Ah ! Marcof, pirate maudit, tuveux me pendre à l’une de tes vergues ! tu apprendras àconnaître celui que tu menaces, je te le jure !

Puis, sans échanger une parole, les deuxhommes se dirigèrent vers la grotte de Carfor.

Pendant ce temps, Marcof pénétrant de nouveaudans le parc, arrivait à la petite porte qu’il n’avait pas vouluouvrir.

Il fit jouer un ressort. La porte s’écarta. Ilentra. Sans allumer de torche cette fois, il gravit l’escalier quise présentait à lui, il pénétra dans la chambre mortuaire, et ilvoulut ouvrir la porte donnant sur le corridor. Il sentit unelégère résistance. Cette résistance provenait de la bande deparchemin des scellés apposés sur toutes les portes du château.

– Tonnerre !… murmura-t-il, labibliothèque doit être fermée également.

Il réfléchit pendant quelques secondes. Puisil ouvrit la fenêtre, et montant sur l’appui, il se laissa glisserjusqu’à la corniche. Grâce à cette agilité, qui est l’apanage del’homme de mer, il gagna extérieurement la petite croisée en ogivequi éclairait la pièce dans laquelle il voulait pénétrer.

Il brisa un carreau, il passa son bras dansl’intérieur, il tira les verrous, il poussa les battants de lafenêtre, et il pénétra dans la bibliothèque. Alors il alluma unebougie et se dirigea vers la partie de la pièce que lui avaitdésignée son frère. Il déplaça les volumes. Il reconnut le secretindiqué. L’armoire s’ouvrit sans résistance. Elle renfermait uneliasse de papiers.

Marcof tira ces papiers à lui, s’assura quel’armoire ne renfermait pas autre chose, la referma et remit lesin-folio en place dans leurs rayons. Puis, la curiosité lepoussant, il entr’ouvrit les papiers et en parcourut quelques-uns.Tout à coup il s’arrêta.

– Ah ! pauvre Philippe !murmura-t-il, je devine tout maintenant ! jedevine !…

Ce disant, il mit les manuscrits sur sapoitrine, les assura avec l’aide de sa ceinture, et reprenant laroute aérienne qu’il avait suivie, il regagna le petit escalier duparc. Quelques minutes après, il atteignait l’endroit où il avaitlaissé Keinec. La lune s’était levée et éclairait splendidement lacampagne. Marcof reconnut la place ; il la vit foulée encorepar le corps du jeune homme, mais elle était déserte.

– Carfor nous épiait !… dit-il aubout d’un instant. Keinec est libre. Ah ! malheur au pauvreJahoua ! malheur à lui et à Yvonne ! Damné sorcier !je fais serment que tout le sang qui sera versé par ta faute, tu mele payeras goutte pour goutte !

Puis, se remettant en marche, il aperçutbientôt les maisons de Penmarckh et la mâture élancée de son lougrequi se balançait sur la mer.

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