Marcof-Le-Malouin

Chapitre 21DIÉGO ET MARCOF.

Une heure avant que Marcof ne franchit leseuil de l’abbaye un homme chevauchant sur un magnifique étalonanglais, galopait à fond de train sur la plage, dans la directiond’Audierne. Cet homme étant le comte de Fougueray. Arrivé dans lapetite ville, et se jugeant à l’abri, il s’était arrêté pourréfléchir à sa situation et prendre un parti quelconque.

– J’avais tort d’accuser Hermosa,pensait-il tandis que son cheval reprenait haleine, et que lavapeur s’échappant de ses flancs enveloppait le cavalier dans unnuage de brouillard. Évidemment elle est tombée entre les mains despaysans. Pourquoi ne l’ai-je pas emmenée de suite à Audierne ?Les drôles ont fait main basse sur l’or qui se trouvait dans lecoffre ! Je suis ruiné, complètement ruiné ! mauvaisenuit ! C’est ce Raphaël maudit qui est cause de tout cela avecsa manie d’enlever les jeunes filles ! Que Satan torture cebélître amoureux, et j’espère pardieu qu’il n’y manque pas à cetteheure. Que dois-je faire ? M’embarquer ? À peine mereste-il dix louis ! Ah ! si j’avais eu le tempsd’emporter cette argenterie massive que nous avons découverte dansl’abbaye ! J’aurais dû la fondre en lingots ; rienn’était plus facile… Je réponds qu’il y en a bien pour vingt millelivres ! Vingt mille livres ! continua-t-il en soupirant.Joli denier pour un homme qui n’a pas le sou ! Ah ! si jepouvais… Pour quoi pas ? fit-il tout à coup en se redressantsur sa selle. Les souterrains du château m’offrent un asile, et, enquelques heures, j’aurai terminé mon opération métallurgique.Excellente idée ! Oui ; mais ces damnés chouans gardentles alentours. Ah ! bah ! qui ne risque rien n’arien ! Risquons !

Et, rassemblant ses rênes, Diégo se remit enmarche ; mais cette fois au pas de son cheval. Au moment des’engager de nouveau sur la route de l’abbaye, il s’arrêtaencore.

– Je suis bien bon, murmura-t-il, derisquer à me faire prendre pour une cible par ces fusilsbas-bretons ! N’ai-je pas, pour pénétrer dans l’abbaye, lesentrées des souterrains qui donnent dans la campagne !Réfléchissons un peu ! La galerie que nous avons explorée enpremier donne dans la forêt de Plogastel. N’y songeons pas. Laforêt doit servir de quartier général à ces royalistes endiablés.La seconde est sur la route de Penmarckh. Si Yvonne a fui c’est parlà qu’elle ramènera du secours. Mais la troisième ?…

Et Diégo réfléchit profondément. Puis ilreprit :

– La troisième, si j’ai bonne mémoire,aboutit près de Douarnenez, entre ce village et Pont-Croix, àquelque distance de la mer. Environ à une lieue d’ici. Vingtminutes de galop m’y conduiront, et, comme je suivrai la plage, jen’aurai pas la crainte de rencontrer les chouans qui n’occupent quele haut pays. En route !

Diégo revint sur ses pas, traversa de nouveauAudierne, et s’élança dans la direction indiquée. Diégo montait unexcellent coursier. En un quart d’heure il eut atteint Pont-Croix.Rien n’était venu inquiéter sa marche. Là il s’orienta.

Lorsque, après avoir pris possession del’abbaye quelques jours auparavant, il avait soigneusement visitéles souterrains, il avait attentivement examiné les entrées qui ydonnaient accès. Celle située sur le bord de la mer, à peu dedistance des falaises, était cachée aux regards des passants par untravail admirable, œuvre d’une main habile. Elle donnait dans unepetite grotte étroite et fort basse dans laquelle il fallaitpénétrer en se glissant sur les genoux. Une porte, enduite d’uneépaisse couche de granit, était pratiquée au fond de cette grotte,et, se mouvant par un ressort artistement dissimulé, s’ouvrait surla galerie. Diégo avait découvert le ressort faisant céder la porteintérieurement. Donc, lorsqu’il eut dépassé Pont-Croix, il mit piedà terre, et conduisant son cheval par la bride, il se dirigea versla grotte qu’il atteignit bientôt.

Alors il attacha son cheval à un arbre voisinet se glissa dans l’intérieur. Diégo était un homme de précaution.Il avait sur lui une bougie et un briquet. Il fit du feu à l’aidede l’un, et, le feu fait, il alluma l’autre. Puis il pressa leressort ; la porte s’ouvrit et il pénétra dans la galerie.

Ce moment coïncidait précisément avec celui oùHermosa, Jasmin et Henrique étaient amenés devant le comte de LaBourdonnaie, M. de Boishardy et Marcof. Il y avait sixheures environ que la pauvre Yvonne gisait à terre en proie à lafièvre et au délire.

Diégo, certain d’être seul, avança hardiment.Par mesure de précaution, il tenait un pistolet à la main. Diégoavait été doué par la nature prodigue d’une imagination des plusvives. Son esprit, continuellement éveillé, travaillait sansrelâche. En traversant les souterrains, le projet d’Hermosa,relatif à la seconde marquise de Loc-Ronan, lui revint en tête. Ilsourit.

– J’ai eu tort de me plaindre,murmura-t-il. Les chouans m’ont rendu grand service. Ils m’ont prissoixante-quinze mille livres, mais ils me mettent en possession deplus de deux millions. « Ils m’ont ruiné pour le moment, maisils me font riche pour l’avenir et libre pour le présent. Mafoi ! j’avais assez d’Hermosa ! Elle est entre leursmains, qu’elle y reste ! C’est le seul souhait que je forme.J’irai seul à Rennes. Je verrai Julie de Château-Giron, et jesaurai bien la contraindre à m’abandonner sa fortune, lors mêmequ’elle aurait appris la mort du marquis. Elle ne voudra pas quel’on déshonore sa mémoire. L’argenterie de la mère abbesse memettra à même de faire le voyage et d’attendre, s’il le faut, pourmieux réussir. Allons ! saint Janvier le patron des lazzaroni,veille toujours sur moi ! Grâce lui soient rendues !Ah ! fit-il tout à coup en poussant un cri de surprise et entrébuchant. Il se retint à la muraille. Mais la bougie lui avaitéchappé et s’était éteinte en tombant. Diégo était brave. Cependantsa position était assez critique pour qu’il fût excusable deressentir un mouvement de terreur.

Il était au milieu de souterrains inhabitésdepuis longtemps. Quelque bête fauve avait pu en avoir fait sonrepaire. Il avait heurté du pied un obstacle que l’on devaitsupposer être un corps étendu en travers de la galerie.

Aussi, s’appuyant à la muraille, son pistoletà la main, il s’efforça de sonder les ténèbres. Il s’attendait àvoir des yeux flamboyants luire dans l’obscurité. Il n’en fut rien.Rassuré par le silence qui régnait, Diégo se baissa et chercha sabougie. Bientôt il la retrouva et l’alluma promptement. Alors ilregarda à ses pieds. Un corps inanimé gisait sur le sol humide, etc’était l’obstacle causé par ce corps qui avait fait trébucherl’Italien.

– Une femme ! s’écria Diégo ens’approchant davantage et en se baissant pour mieux éclairer l’êtreprivé de sentiment qui demeurait immobile à ses pieds. Unefemme ! répéta-t-il en posant la bougie sur la terre.

Ce corps, le lecteur l’a deviné, était celuide la malheureuse Yvonne. Lorsque les forces avaient manqué à lajeune fille, elle était tombée en avant la face contre terre.Depuis elle n’avait pas bougé. Diégo l’enleva dans ses bras.

– Yvonne !… dit-il en demeurantstupéfait. Yvonne !… morte peut-être ! Non,continua-t-il, son cœur bat encore. Comment a-t-elle pu se traînerjusqu’ici ? Oh ! je devine ! Elle aura découvertdans la cellule quelque ouverture secrète que j’ignorais. Mafoi ! je lui ai rendu un grand service en la débarrassant deRaphaël, et elle m’en devra quelque reconnaissance si elle enréchappe. Quelle jolie tête ! Per Bacco ! Hermosa n’avaitpas eu tort d’en être jalouse. Que diable vais-je enfaire ?

Diégo se mit à réfléchir.

– Le temps presse, ajouta-t-il. Il fautprendre un parti. Elle est sans connaissance, incapable de sedéfendre. Si je l’enlevais à mon tour ? Oui, mais ellem’embarrassera. D’un autre côté, j’ai la solitude en horreur !Elle remplacera Hermosa !

Sur cette détermination, Diégo prit dans sesbras le corps de la jeune fille, retourna vivement sur ses pas etatteignit bientôt l’entrée du souterrain.

– Je la retrouverai ici, murmura-t-il enla déposant doucement à terre, près de la porte donnant dans lagrotte. Maintenant faisons vite !

Et, pressant sa course, il revint versl’abbaye. Il pénétra dans le corps de bâtiment, et gravitrapidement le premier étage de l’escalier. En poussant la porte dela chambre d’Hermosa, il recula.

– Raphaël ici ! s’écria-t-il à lavue du cadavre couché sur le divan. N’est-il pas mortencore ?

Il s’approcha vivement.

– Si fait, il est mort et bienmort ! continua-t-il. Mais alors quelqu’un est venu ici !On l’a transporté dans cette pièce ! Oh ! pourvu que lemisérable n’ait pas eu le temps de parler !

Diégo demeura immobile. Un bruit de pasretentit au dehors. Diégo bondit vers le corridor.

– Je suis perdu ! on pénètre dansl’étage supérieur.

Il jeta autour de lui un coup d’œil rapide.Une cellule était ouverte ; il s’y précipita. Là, il retint sarespiration, pour être à même de mieux entendre. Keinec, Jahoua etFleur-de-chêne venaient d’entrer dans l’abbaye.

– Montons-nous ? demandaFleur-de-Chêne.

– Oui, répondit Jahoua.

Diégo sentit une sueur froide inonder sonvisage. Le misérable craignait la mort, et il ne s’illusionnait passur sa position. Être pris était, pour lui, être tué.

Il ne doutait pas que les hommes qu’ilentendait ne fussent des chouans, et lui, agent révolutionnaire,devait périr sans miséricorde. Fleur-de-Chêne s’était élancé surl’escalier. Keinec le retint.

– Inutile, dit-il ; nous avonsfouillé les étages supérieurs. Allons de suite aux souterrains.

– Soit !

Les trois hommes s’éloignèrent. Diégo sentitune joie suprême succéder à l’angoisse qui le torturait. Il n’étaitpas découvert, donc il y avait encore de l’espérance. Il entenditles pas résonner sur les dalles du corridor, puis s’éloignerrapidement. Alors Diégo sortit de la cellule. Il ne songeait plus àl’argenterie de l’abbesse.

Retenant sa respiration, se coulant le longdes murailles, il descendit les marches avec des précautionsinfinies. Une fois au rez-de-chaussée, il écouta attentivement.

– Si je fuyais par la cour ?pensait-il.

Il fit quelques pas et s’arrêta.

– Non ! elle est sans doutegardée ; puis, je serais arrêté dans les genêts !

Il revint vers l’escalier conduisant auxsouterrains.

– S’ils sont dans les deux autresgaleries, je suis sauvé ! murmura-t-il.

Keinec, Jahoua et Fleur-de-Chêne étaientdemeurés à l’entrée des trois galeries, se consultant sur cellequ’ils devaient explorer la première. Diégo pouvait entendre leursparoles de l’endroit où il était.

Il sentait que des quelques minutes quiallaient suivre dépendait son existence. Il essaya de balbutier uneprière, mais ses lèvres ne trouvaient que des blasphèmes.

Pâle et tremblant, il écoutait comme lecriminel qui attend l’arrêt de ses juges. Enfin les trois hommesprirent une décision. Ils continuèrent leurs recherches en poussanten avant. Seulement Diégo ne put deviner tout d’abord, au bruit deleurs pas, la direction qu’ils avaient prise.

Il resta au sommet de l’escalier souterrain,n’osant avancer encore, lorsqu’un nouveau bruit retentit derrièrelui. Quelqu’un pénétrait dans le couvent. Diégo se précipita enavant et descendit quelques marches sous l’empire d’une terreurfolle.

C’étaient les pas de Marcof que l’Italienavaient entendus. Le marin, arrivant en dernier, avait vouluretourner à la cellule qu’avait probablement occupée Yvonne. Unefois de plus, Diégo voyait s’éloigner le péril.

Bientôt la marche de Marcof résonna au-dessusde la tête du misérable. Alors il continua à descendre. Les troisgaleries s’offrirent à lui. Toutes les trois étaient sombres, etaucun rayon de lumière ne lui indiquait celle qu’avaient suivieceux qui venaient d’y pénétrer. C’était la galerie de gauche quiconduisait à la grotte.

Diégo examina d’abord attentivement celle dedroite. Il avança doucement ; il ne vit rien. Alors il pritcelle du milieu. Au bout de quelques pas, il aperçut au loin lalueur d’une torche.

– Sauvé ! murmura-t-il avecjoie.

La galerie de gauche était libre. Diégon’avait pas de lumière. Dans la précipitation de sa fuite, il avaitlaissé la bougie allumée dans les souterrains près du cadavre deRaphaël. Il se précipita donc dans l’obscurité, se guidant sur lamuraille qu’il suivait de la main. Cependant il avançaitrapidement. Déjà il avait franchi plus d’un tiers de la distancequi le séparait encore de la grotte, lorsqu’une porte s’ouvritbrusquement derrière lui et qu’un homme s’élança à son tour dans lagalerie. Cet homme tenait une torche à la main. C’était Marcof.

Le marin, après avoir brisé le bahut d’ébène,avait facilement découvert l’ouverture secrète donnant dans lacellule de l’abbesse, et espérant être sur les traces d’Yvonne, ilétait descendu. En pénétrant dans la galerie, il vit un hommebondir devant lui et s’éloigner.

Marcof appela, croyant avoir affaire à l’un deses compagnons qu’il savait être dans les souterrains. Ne recevantpas de réponse, il poursuivit celui qui fuyait.

– Arrête ! cria-t-il en tirant onpistolet de sa ceinture, Arrête !… ou je fais feu !

Diégo continua sa course en augmentant devitesse ; il était protégé par l’obscurité. Marcof fut doncobligé d’ajuster au hasard et de tirer au juger.

La balle effleura la tête de l’Italien et seperdit dans la voûte. Mais Marcof, sa torche d’une main, sa hachede l’autre, bondissait comme un lion en fureur à la poursuite de saproie.

Diego s’aperçut promptement qu’il ne pouvaitlutter d’agilité ; il se retourna. Ne voyant qu’un seul homme,il tint ferme. Le marin arriva sur lui. La torche qu’il portait lemettait en pleine lumière.

– Marcof ! s’écria Diégo dont lesdents grincèrent de rage. Marcof ! je vais te payer la detteque je te dois !

Et levant son pistolet, il fit feu presque àbout portant. La balle atteignit le marin en pleine poitrine.Marcof poussa un cri rauque, tourna sur lui-même et tomba. En cemoment Keinec, Jahoua et Fleur-de-Chêne, attirés par le bruit de lapremière détonation, accouraient en toute hâte.

Diégo était à l’extrémité du souterrain. Ilsaisit Yvonne toujours étendue sans connaissance à l’endroit où ill’avait laissée, et faisant jouer le ressort, il s’élança dans lagrotte en attirant vivement la porte à lui.

– Sauvé, vengé, j’emporte la jolieBretonne ! fit-il en souriant et en pressant Yvonne sur sapoitrine. C’est trop de bonheur ! À moi maintenant le plaisir,la liberté et les millions de la marquise !

Puis il se glissa avec son fardeau parl’étroite ouverture, courut à son cheval, le détacha, plaça Yvonnesur l’encolure, sauta en selle, et disparut au galop dans ladirection de Brest au moment où Keinec, après avoir arraché lesgonds de la porte, bondissait sur la plage. Jahoua le suivait.

Tous deux avaient vu tomber Marcof et enlevercelle qu’ils aimaient. L’expression de leur physionomie étaiteffrayante. On y lisait, comme ont eût lu dans un livre ouvert, lessentiments terribles de la colère, de la haine, de la rage, de lasoif du sang. Leur impuissance présente ajoutait encore à l’horreurde leur situation morale, car ils ne pouvaient espérer, à pied,atteindre le ravisseur qui fuyait sur un bon cheval. Ils seregardèrent muets de douleur.

Puis, par un mouvement admirable qui décelaittout ce que ces deux jeunes et vaillants cœurs renfermaient derichesses, ils se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre. Cesdeux hommes, ennemis la veille, s’étreignirent en frères.

– Jahoua ! s’écria Keinec, si tusauve Yvonne je te jure, par le Dieu vivant, que je ne m’opposeraipas à votre union.

– Je fais le même serment, Keinec !répondit le fermier.

– Alors, elle sera à celui qui l’aurasauvée !

– À celui qui l’aura sauvée ! répétaJahoua.

Pendant ce temps Fleur-de-Chêne essayaitd’arrêter le sang qui coulait à flots de la poitrine de Marcof, etDiégo, longeant les falaises, disparaissait à l’horizon. La coiffeblanche d’Yvonne, dont la tête ballottée par le galop du chevalvacillait sur le bras du ravisseur, se distingua quelque tempsencore, puis tout disparut dans un nuage de poussière.

Les deux jeunes gens devaient-ils tenir leurserment ? Yvonne devait-elle demeurer la proie dubandit ? Marcof devait-il mourir ? Que ceux de meslecteurs, que la longueur de ce volume n’aura pas lassés, veulentbien s’adresser au Marquis de Loc-Ronan et ils auront réponse auxprécédentes questions.

FIN.

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