Marcof-Le-Malouin

Chapitre 10L’AMOUR DU CHEVALIER DE TESSY.

Une heure environ s’était écoulée depuisqu’Yvonne se trouvait seule dans la cellule où on l’avaittransportée. Un profond silence régnait dans la petite pièce. Toutà coup la jeune fille fit un mouvement et entr’ouvrit les yeux.

Son front devint moins rouge, sa respirationmoins pressée, son œil moins hagard. Évidemment la saignée avaitproduit un mieux sensible. Yvonne se dressa péniblement sur sonséant et regarda avec attention autour d’elle.

D’abord son gracieux visage n’exprima quel’étonnement. Elle ne se souvenait plus. Mais bientôt la mémoirelui revint.

Alors elle poussa un cri étouffé, et unetroisième crise, plus terrible que les deux premières peut-être,faillit s’emparer d’elle. Elle demeura quelques minutes les yeuxfixes, les doigts crispés. Elle étouffait.

Enfin, les larmes jaillirent en abondance deses beaux yeux et la soulagèrent. Les nerfs se détendirent peu àpeu et la faiblesse causée par la saignée arrêta la crise. Aprèsavoir pleuré, elle se laissa glisser silencieusement à bas de sonlit et s’achemina vers la fenêtre.

– Mon Dieu ! où suis-je ? sedemandait-elle avec angoisse.

En parcourant des yeux l’étroite cellule, sesregards rencontrèrent un crucifix appendu à la muraille. Yvonne setraîna jusqu’au pied du signe rédempteur, s’agenouilla, et priaavec ferveur. Puis, se relevant péniblement, elle étendit la mainvers le crucifix, et le décrocha pour le baiser.

C’était un magnifique Christ, largementfouillé dans un morceau d’ivoire, et encadré sur un fond de veloursnoir. Yvonne le contempla longuement, et, par un mouvementmachinal, elle le retourna. Sur le dos du cadre étaient tracéesquelques lignes à l’encre rouge. Yvonne les lut d’abord avec unesorte d’indifférence, puis elle les relut attentivement, et un cride joie s’échappa de ses lèvres, tandis que ses yeux lancèrent unrayon d’espérance.

Voici ce qui était écrit derrière ce Christencadré.

« Le vingt-cinquième jour d’août mil septcent soixante-dix-huit, voulant témoigner à ma fille enJésus-Christ, tout l’amour évangélique que ses vertus m’inspirent,moi, Louis-Claude de Vannes, évêque diocésain, et humble serviteurdu Dieu tout-puissant, ai remis ce Christ, rapporté de Rome et bénipar les mains sacrées de Sa Sainteté Pie VI, à Marie-Ursule deMortemart, abbesse du couvent de Plogastel. »

– Oh ! merci, mon Dieu ! Vousavez exaucé ma prière ! dit Yvonne en baisant encore lecrucifix. Le couvent de Plogastel ! C’est donc là où je metrouve ?

« Le couvent de Plogastel !répétait-elle. Comment n’ai-je pas reconnu cette cellule de labonne abbesse, moi, qui, tout enfant, y suis venue sisouvent ? Mais comment se fait-il que ces hommes m’aientconduite dans ce saint-lieu ?… Ah ! je me rappelle !Dernièrement on racontait chez mon père que les pauvres nonnes enavaient été chassées. L’abbaye est déserte et les misérables en ontfait leur retraite ! Oh ! ces hommes ! ces hommesque je ne connais pas ! que me veulent-ils donc ?

En ce moment Yvonne entendit marcher dans lecorridor. Elle se hâta de remettre le crucifix à sa place et deregagner son lit. Il était temps, car la porte tourna doucement surses gonds et le chevalier de Tessy pénétra dans la cellule.

En le voyant, Yvonne se sentit prise par untremblement nerveux. Raphaël s’avança avec précaution. Arrivé prèsdu lit, il se pencha vers la jeune fille, qu’il croyait endormie,et approcha ses lèvres de ce front si pur. Yvonne se reculavivement, avec un mouvement de dégoût semblable à celui que l’onéprouve au contact d’une bête venimeuse.

– Ah ! ah ! chère petite, ditle chevalier, il paraît que cela va mieux et que vous mereconnaissez ?

Yvonne ne répondit pas.

– Chère Yvonne, continua le chevalier desa voix la plus douce, je vous en conjure, dites-moi si vous voulezm’entendre et si vous vous sentez en état de comprendre mesparoles. De grâce ! répondez-moi ! Il y va de votrebonheur.

– Que me voulez-vous ? réponditYvonne d’une voix faible et en faisant un visible effort poursurmonter la répugnance qu’elle ressentait en présence de soninterlocuteur.

– Je veux que vous m’accordiez quelquesminutes d’attention.

– Qu’avez-vous à me dire ?

– Vous allez le savoir.

Et le chevalier, attirant à lui un fauteuil,s’assit familièrement au chevet de la malade. Yvonne s’éloigna leplus possible en se rapprochant de la muraille. Raphaël remarqua cemouvement.

– Ne craignez rien, dit-il.

– Oh ! je ne vous crains pas !répondit fièrement la Bretonne.

– Soit ! mais ne me bravez pas nonplus ! N’oubliez pas, avant tout, que vous êtes en mapuissance !

– Et de quel droit agissez-vous ainsivis-à-vis de moi ? s’écria Yvonne avec colère et indignation,car le ton menaçant avec lequel Raphaël avait prononcé la phraseprécédente avait ranimé les forces de la malade. De quel droitm’avez-vous enlevée à mon père ? Savez-vous bien que pourabuser de votre force envers une femme, il faut que vous soyez ledernier des lâches ! Et vous osez me menacer, me rappeler queje suis en votre puissance !

Le chevalier était sans doute préparé àrecevoir les reproches d’Yvonne, et il avait fait une ampleprovision de patience, présumons-nous, car loin de répondre à lajeune fille indignée qui l’accablait de sa colère et de son mépris,il s’enfonça mollement dans le fauteuil sur lequel il était assis,et croisant ses deux mains sur ses genoux, il se mit à tournertranquillement ses pouces.

En présence de cette contenance froide quiindiquait de la part de cet homme une résolution fermement arrêtée,Yvonne sentit son courage prêt à défaillir de nouveau. Elle sevoyait perdue, et bien perdue, sans espoir d’échapper aux mains quila retenaient prisonnière. Cependant son énergie bretonne surmontala terreur qui s’était emparée d’elle. S’enveloppant dans les drapsqui la couvraient, et se drapant pour se dresser, elle prit unepose si sublimement digne, que le chevalier laissa échapper uneexclamation admirative.

– Corbleu ! s’écria-t-il, la déesseJunon ne serait pas digne de délacer les cordons de votre justin,ma belle Bretonne !

– Monsieur, dit Yvonne dont les yeuxétincelaient, si vous n’êtes pas le plus misérable et le plusdégradé des hommes, vous allez sortir de cette chambre et melaisser libre de quitter cet endroit où vous me retenez par laforce !

– Peste ! chère enfant !répondit Raphaël, comme vous y allez ! Croyez-vous donc quej’ai fait la nuit dernière douze lieues à franc étrier et vidé mabourse pour me priver aussi vite de votre charmante présence ?Non pas ! de par Dieu ! vous êtes ici et vous y resterezde gré ou de force, bien qu’à vrai dire je préférerais vous garderprès de moi sans avoir recours à la violence.

– Mais, encore une fois, s’écria lapauvre enfant, de quel droit agissez-vous ainsi que vous lefaites ? Où suis-je donc ici ? Qui êtes-vous ? Vousme retenez par la force, vous l’avouez ! Vous violentez unefemme et vous osez encore l’insulter ! Au costume que vousportez, monsieur, je vous eusse pris pour un gentilhomme.N’êtes-vous donc qu’un bandit et avez-vous volé l’habit qui vouscouvre !

– Là ! ma toute belle !répondit le chevalier en souriant et en s’efforçant de prendre unemain qu’Yvonne retira vivement ; là, ne vous emportezpas ! Si mes paroles vous ont offensée, je ne fais nulledifficulté de les rétracter, et cela à l’instant même.

– Répondez ! dit Yvonne avecviolence, répondez, monsieur !… De quel droit avez-vousattenté à ma liberté ? je ne vous connais pas ; je nevous ai jamais vu ! Qui êtes-vous et que mevoulez-vous ?

– Quel déluge de questions ! Machère enfant, je veux bien vous répondre ; mais, s’il vousplait, procédons par ordre ! Vous me demandez de quel droit jevous ai enlevée.

– Oui !

– Est-il donc nécessaire que je le diseet ne le devinez-vous pas ?

– Parlez, monsieur, parlezvite !

– Eh bien, ma gracieuse Yvonne, ce droitque vous voulez sans doute me contester maintenant, ce sont, vosbeaux yeux qui me l’ont donné jadis !

– Vous osez dire cela ! s’écriaYvonne, stupéfaite de l’aplomb de son interlocuteur.

– Sans doute.

– Vous mentez !

– Non pas ! je vous jure…

– Mais alors, expliquez-vous donc,monsieur ! Ne voyez-vous pas que vous me torturez ?

– Calmez-vous, de grâce !

– Répondez-moi !

– Eh bien ! je vous ai dit lavérité !

– Mais je ne vous connais pas, je vous lerépète. Je ne vous ai vu qu’au moment où vous avez accompli votreinfâme dessein.

Et la pauvre enfant, en parlant ainsi,s’efforçait d’arrêter les sanglots qui lui montaient à la gorge.Elle tordait ses mains dans des crispations nerveuses. Semblable àla tourterelle se débattant sous les serres du gerfaut, elles’efforçait de lutter contre cet homme, dont l’œil fixé sur elledégageait une sorte de fluide magnétique.

– Permettez-moi de réveiller vossouvenirs, reprit le chevalier, et de vous rappeler ce certain jouroù vous reveniez de Penmarckh avec votre père et un gros rustre quel’on m’a dit depuis être votre fiancé ? Vous avez rencontrésur la route des falaises deux cavaliers qui vous ont arrêtés toustrois pour se renseigner sur leur chemin.

– En effet, je me le rappelle.

– L’un d’eux vous promit même d’assisterà votre prochain mariage et de vous porter un cadeau de noce.

– Oui.

– Eh bien ! vous ne me reconnaissezpas ?

– Ainsi, ce cavalier ?

– C’était moi, chère Yvonne.

– Oui, je vous reconnais maintenant,répondit la jeune fille dont la tête commençait de nouveau às’embarrasser.

– Pendant cette courte conférence,continua le chevalier, vous avez peut-être remarqué que je n’eus deregards que pour vous, que pour contempler et admirer cette beautéradieuse qui m’enivrait.

– Monsieur ! fit Yvonne enrougissant instinctivement, bien qu’elle ne devinât pas encore dansson innocence virginale où en voulait venir son interlocuteur.

– Ne vous effarouchez pas pour uncompliment que bien d’autres avant moi vous ont adressé sans doute.Écoutez-moi encore, et sachez que cette beauté dont je vous parle aallumé dans mon cœur une passion subite. Oui, à partir du moment oùje vous ai rencontrée, un amour violent s’est emparé de moi. Si lessentiments que je viens de vous peindre vous déplaisent, ne vous enprenez qu’au charme tout-puissant qui s’exhale de votrepersonne ! Ne vous en prenez qu’à ces yeux si beaux, qu’à cefront si pur, qu’à cette perfection de l’ensemble capable de rendrejalouses toutes les vierges de Raphaël et toutes les courtisanes duTitien. Et c’est là ce qui me fait vous ce droit dont nous parlons,que ce droit que vous me reprochez si amèrement d’avoir pris, c’estvous-même qui me l’avez donné en faisant éclore en moi ce sentimentinvincible que je ne puis vous exprimer.

– Je ne vous comprends pas !répondit Yvonne atterrée par cette révélation.

– Vous ne me comprenez pas ?

– Non.

– Vous ne devinez pas que je vousaime ?

– Vous m’aimez ! s’écria la jeunefille qui, bien que s’attendant à cet aveu, ne put retenir unmouvement de terreur folle.

– Oui, je vous aime !

– Vous m’aimez ! répéta Yvonne.Oh ! seigneur mon Dieu ! ayez pitié de moi !

– Eh ! que diable cela a-t-il de sieffrayant ! dit le chevalier en se levant avec brusquerie.Beaucoup de belles et nobles dames ont été fort heureusesd’entendre de semblables paroles sortir de mes lèvres.Corbleu ! que l’on est farouche en Bretagne ! Allons,chère petite ! tranquillisez-vous ! nous voushumaniserons !

– Sortez ! laissez-moi !s’écria la pauvre enfant avec désespoir et colère. Vous m’aimez,dites-vous ? Moi je vous hais et je vous méprise !

– C’est de toute rigueur ce que vousdites là. Une jeune fille parle toujours ainsi la première fois,puis elle change de manière de voir, et vous en changerezaussi.

– Jamais !

– C’est ce que nous verrons.

Et le chevalier se penchant vers le lit surlequel reposait Yvonne, voulut la prendre dans ses bras. LaBretonne poussa un cri d’horreur, mais elle ne put éviterl’étreinte du chevalier qui couvrait ses épaules de baisersardents. Enfin Yvonne, réunissant toute sa force, repoussaviolemment le misérable.

– Au secours ! à moi !cria-t-elle avec désespoir.

Mais, dans la lutte qu’elle venait desoutenir, la bande qui enveloppait son bras blessé s’étaitdérangée. La veine se rouvrit et le sang coula à flots. Yvonne,épuisée, retomba presque sans connaissance. En la voyant ainsi à samerci, Raphaël s’avança vivement.

Yvonne était d’une pâleur effrayante etincapable de faire un seul mouvement, de jeter un seul cri. Raphaëls’arrêta. La vue du sang qui teignait les draps parut faireimpression sur lui. Il prit le bras de la jeune fille, rétablit labande de toile qui empêcha la veine de se rouvrir, et s’occupa defaire revenir Yvonne à elle. Puis il marcha silencieusement dans lachambre pour lui laisser le temps de se remettre.

Des pensées opposées se succédaient en lui.Son front, tour à tour sombre et joyeux, exprimait le combat de sespassions tumultueuses. Enfin, il sembla s’arrêter à une résolution.Il revint vers la jeune fille.

– Écoutez, lui dit-il brusquement ;vous repoussez mes paroles, vous refusez de vous laisseraimer ; c’est là un jeu auquel je suis trop habitué pour m’ylaisser prendre. Vous ne pouvez regretter le paysan grossier auquelvous êtes fiancée, et qui est indigne de vous. Moi, je vous aime,et vous êtes en ma puissance. Donc, vous serez à moi. Inutile, parconséquent, de continuer une comédie ridicule. Je n’y croirai pas.Réfléchissez à ce que je vais vous dire. Je suis riche.Laissez-vous aimer, consentez à vivre quelque temps auprès de moi,et vous aurez à jamais la fortune. Quand je quitterai la Bretagne,vous serez libre. Alors, vous pourrez retourner auprès de votrepère et devenir, si bon vous semble, la femme du rustre auquel vousêtes fiancée. Mais si, comme je l’espère, vous sentez tout le prixde mon amour, vous me suivrez à Paris. Jusque-là, vous commanderezici en souveraine, et chacun vous obéira, tant, bien entendu, quevous ne voudrez pas fuir. Vous aurez une compagne charmante dans lanoble dame qui vous a déjà prodigué ses soins. Vous quitterez cesvêtements grossiers, pour la soie, le velours et les riches joyaux.Puis, une fois à Paris, ce seront des fêtes, des bals, des plaisirsde toutes les heures. Vous jetterez à pleines mains l’or etl’argent, pour satisfaire vos caprices et vos moindres fantaisies.Pour vous parer vous me trouverez prodigue. Voilà l’existence quevous mènerez et à laquelle il n’est pas trop cruel de voussoumettre. Maintenant que vous êtes éclairée sur votre situationprésente, je ne vous fatiguerai pas par un long verbiage.Réfléchissez ! Soyez raisonnable. Vous me reverrez ce soirmême. Dans tous les cas, souvenez-vous de mes premièresparoles : Je vous aime, vous êtes en ma puissance, vous serezà moi !

Et le chevalier de Tessy, terminant cettetirade prononcée d’un ton calme, froid et résolu, sortit à paslents de la cellule et poussa les verrous extérieurs avec le plusgrand soin.

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