Marcof-Le-Malouin

Chapitre 7L’INCONNUE.

– De quoi te mêles-tu ? demandavivement Diégo.

– De ce qui me convient, répondit Marcofen se plaçant entre la jeune femme et les misérables quil’entouraient en tumulte.

– Écarte-toi ! tu as refusé de jouercette femme, un autre l’a gagnée ; elle ne t’appartientpas.

– Eh bien ! que celui qui la veutose donc venir la chercher !

– À mort ! crièrent les banditsfurieux de cette atteinte portée à leurs droits.

– Écoutez-moi tous ! fit le marindont la voix habituée à dominer la tempête s’éleva haute et fièreau-dessus du tumulte ; écoutez-moi tous ! Cette femme estfaible et sans défense. La massacrer serait la dernière deslâchetés ; la violenter serait la dernière des infamies !Elle est Française comme moi. Je la prends sous ma protection.Malheur à qui l’approcherait.

Il y eut parmi les bandits ce momentd’hésitation qui précède les combats. La plupart, avons-nous dit,gisaient ivres-morts et incapables de comprendre ce qui se passait.Dix seulement avaient conservé assez de raison pour opposer unerésistance sérieuse à la volonté du marin. Il était aisé decomprendre qu’une scène de carnage allait avoir lieu, et en voyantun homme seul en menacer dix autres, on pouvait prévoir l’issue dela lutte. Cependant il y avait tant d’énergie et tant d’audace dansl’œil expressif de Marcof que les brigands n’osaient avancer,sentant bien que le premier qui ferait un pas tomberait mort. Diégos’était mis à l’écart et armait sa carabine.

Marcof jetait autour de lui un coup d’œilrapide. Il voyait à l’expression de la physionomie des brigands quele combat était certain. Aussi, voulant avoir l’avantage del’attaque, il n’attendit pas et bondit sur les misérables. De sesdeux coups de pistolets il en abattit deux. Cela se passa en moinsde temps que nous n’en mettons à l’écrire. Les bandits reculèrent.Puis les carabines s’abaissèrent dans la direction de l’ennemicommun. Mais encore sous l’influence du vin sicilien, les Calabraisavaient oublié dans leur précipitation de recharger leurs armesdont ils avaient fait usage dans le combat contre les deuxgentilshommes.

Les chiens s’abattirent, mais deux détonationsseules firent vibrer les échos de la forêt. Marcof se jetarapidement à terre, et évita facilement le premier feu. Cependantl’une des deux balles tirée plus bas que l’autre lui effleural’épaule et lui fit une légère blessure. Alors le marin poussa uncri tellement puissant que les brigands reculèrent encore. En mêmetemps, il fondit sur eux.

Sa hache s’abaissait, se relevait ets’abaissait encore avec la rapidité de la foudre. Frappant sanstrêve et sans relâche, déployant toute l’agilité et toute lapuissance de sa force herculéenne, il s’entoura d’un cercle demorts et de mourants. Trois des bandits étaient étendus à sespieds, ce qui, joint aux deux premiers tués des deux coups depistolets, faisait cinq hommes hors de combat.

La terreur se peignait sur le front desautres. Au reste, c’est à tort que l’on a fait aux banditscalabrais une réputation d’audace et de bravoure qu’ils sont loinde mériter. Ils ne savent pas ce que c’est que d’affronter le périlen face. Ils ignorent le combat à nombre égal. S’ils veulentattaquer deux voyageurs, ils se mettront cinquante. Encores’embusqueront-ils la plupart du temps pour surprendre ceux qu’ilsveulent assassiner.

Bref, en voyant le carnage que faisait lahache du marin, les bandits commencèrent à lâcher pied. Marcoffrappait toujours. Diégo avait disparu. Les trois brigands, encoredebout, croyant avoir à combattre un démon invulnérable, nesongèrent plus qu’à fuir. Tous trois s’échappèrent en prenant desdirections différentes.

Marcof, entraîné par l’ardeur du carnage, lespoursuivit, et atteignit un dernier qu’il étendit à ses pieds.Puis, couvert de sang et de poussière, il revint auprès de la jeunefemme. Elle était complètement évanouie. Comprenant le danger, caril ne doutait pas du retour des brigands avec des forces nouvelles,Marcof détacha rapidement celle qu’il venait de sauver et l’enlevadans ses bras. Espérant ne pas être éloigné de la mer, et sedirigeant d’après les étoiles, il courut vers l’orient.

Toute la nuit, il marcha sans trêve et sansrelâche, bravant la fatigue et portant soigneusement son précieuxfardeau. Aux premiers rayons du soleil, il atteignit le sommetd’une petite colline. D’un regard rapide, il embrassa l’horizon. Lamer était devant lui. Marcof poussa un cri de joie. En entendant cecri, la jeune femme rouvrit les yeux. Marcof la déposa sur l’herbeet la contempla quelques moments. C’était une belle et charmantepersonne âgée au plus de dix-huit ans. Ses grands cheveux noirs,dénoués, flottant autour d’elle, faisaient ressortir la blancheurde sa peau, doucement veinée. Elle porta ses deux mains à son frontet rejeta ses cheveux en arrière. Puis elle promena autour d’elleses regards étonnés. Enfin elle les fixa sur Marcof. Celui-ci luiadressa quelques questions. La jeune fille ne répondit pas. Marcofrenouvela ses demandes. Alors elle le regarda encore, puis seslèvres s’entr’ouvrirent, et elle poussa un éclat de rire effrayant.La malheureuse était devenue folle.

Marcof et sa compagne étaient alors en vued’un petit village situé à l’extrémité de la pointe Stilo, dans legolfe de Tarente. Le marin avait d’abord pensé à laisser la jeunefemme à l’endroit où ils étaient arrêtés, et à aller lui-même auxinformations. Mais, en constatant le triste état dans lequel ellese trouvait, il résolut de ne pas la quitter un seul instant.

Comme elle était presque nue, il se dépouillade son manteau et l’en enveloppa. Elle se laissa faire sans lamoindre résistance. Alors il reprit la jeune femme dans ses bras etse dirigea vers le village.

Au moment où il allait atteindre les premièrescabanes, il aperçut sur la grève un pêcheur en train d’armer sabarque. Changeant aussitôt de résolution, il appela cet homme. Lepêcheur vint à lui.

– Tu vas mettre à la mer ? luidemanda Marcof, qui, pendant son séjour dans les montagnes, s’étaitfamiliarisé avec le rude patois du pays, au point de le parlercouramment.

– Oui, répondit le pêcheur.

– Où vas-tu ?

– Dans le détroit de Messine.

– Où comptes-tu relâcher enpremier ?

– À Catane.

– Veux-tu nous prendre à ton bord, cettejeune femme et moi ?

– Je veux bien, si vous payezgénéreusement.

– J’ai trois sequins dans mabourse ; je t’en donnerai deux pour le passage.

– Embarquez alors.

La traversée fut courte et heureuse. Entouchant à Catane, Marcof conduisit sa compagne dans une auberge ets’informa d’un médecin. On lui indiqua le meilleur docteur de laville. Marcof le pria de venir visiter la jeune femme, et, aprèsune consultation longue, le médecin déclara que la pauvre enfantétait folle, et qu’il fallait lui faire suivre un traitement enrègle. Encore le médecin ajouta-t-il qu’il ne répondait de rien.Marcof ne possédait plus qu’un sequin. Il raconta sa tristesituation au docteur.

– Mon ami, lui dit celui-ci, je ne suispas assez riche pour soigner chez moi cette jeune femme ; maisje puis vous donner une lettre pour l’un de mes confrères deMessine. Il dirige l’hôpital des fous, et il y recevra celle dontvous prenez soin si charitablement.

Marcof accepta la lettre, partit pour Messine,et, grâce à la recommandation du médecin de Catane, il vit saprotégée installée à l’hospice des aliénés. Mais le voyage terminé,il ne lui restait pas deux paoli.

– Excellent cœur ! dit la religieuseen interrompant le marquis.

– Oui, Marcof est une noble nature !répondit Philippe de Loc-Ronan ; c’est une âme grande etgénéreuse, forte dans l’adversité, toujours prête à protéger lesfaibles.

– Et cette jeune femme, quel était sonnom ?

– Marcof ne l’a jamais su ; elleavait été complètement dépouillée par les bandits ; rien surelle ne pouvait indiquer son origine, et son état de santé ne luipermettait de donner aucun renseignement à cet égard. La seuleremarque que fit mon frère fut que le mouchoir brodé que la pauvrefolle portait à la main était marqué d’un F surmonté d’une couronnede comte.

– La revit-il ?

– Jamais.

– Alors il ignore si elle a recouvré laraison.

– Il l’ignore.

– Mais, monseigneur, dit Jocelyn, cettejeune femme appartenait probablement à une puissante famille. Sadisparition et celle des cavaliers qui l’accompagnaient eussent dûêtre remarquées ?

– J’étais à la cour à cette époque,Jocelyn, et je n’ai jamais entendu parler de ce malheur.

– C’est étrange !

– Et que devint Marcof ? Que fit-ilaprès avoir conduit sa protégée à l’hôpital des fous ? demandala religieuse.

– Il trouva à s’embarquer et revint enFrance. À cette époque, la guerre d’Amérique venait d’éclater.Marcof résolut d’aller combattre pour la cause de l’indépendance.C’est ici que commence la seconde partie de sa vie ; maiscette seconde partie est tellement liée à mon existence, continuala marquis, que je vais cesser de lire, chère Julie, et que je vousraconterai.

Le marquis se recueillit quelques instants,puis il reprit :

– Six ans après que Marcof eut quitté laCalabre, c’est-à-dire vers 1780, il y a bientôt douze années, chèreJulie, et vous devez d’autant mieux vous souvenir de cette date quecette année dont je vous parle fut celle de notre séparation, jem’embarquai moi-même pour l’Amérique, où M. de LaFayette, mon ami, me fit l’accueil le plus cordial.

Je n’entreprendrai pas de vous raconter icil’odyssée des combats auxquels je pris part. Je vous diraiseulement qu’au commencement de 1783, me trouvant avec un parti devolontaires chargé d’explorer les frontières de la Virginie, noustombâmes tout à coup dans une embuscade tendue habilement par lesAnglais. Nous nous battîmes avec acharnement.

Blessé deux fois, mais légèrement, je prenaisà l’action une part que mes amis qualifièrent plus tard deglorieuse, quand je me vis brusquement séparé des miens et entourépar une troupe d’ennemis. On me somma de me rendre. Ma réponse futun coup de pistolet qui renversa l’insolent qui me demandait monépée. Dès lors il s’agissait de mourir bravement, et je me préparaià me faire des funérailles dignes de mes ancêtres. Bientôt lenombre allait l’emporter. Mes blessures me faisaient cruellementsouffrir ; la perte de mon sang détruisait mes forces ;ma vue s’affaiblissait, et mon bras devenait lourd. J’allaissuccomber, quand une voix retentit soudain à mes oreilles, et mecria en excellent français :

– Courage, mon gentilhomme ! noussommes deux maintenant.

Alors, à travers le nuage qui descendait surmes yeux, je distinguai un homme qu’à son agilité, à sa vigueur, àla force avec laquelle il frappait, je fus tenté de prendre pour unêtre surnaturel. Il me couvrit de son corps et reçut à la poitrineun coup de lance qui m’était destiné. Je poussai un cri.

Lui, sans se soucier de son sang qui coulait àflots, ivre de poudre et de carnage, il était à la fois effrayantet admirable à contempler. Pendant cinq minutes il soutint seul lechoc des Anglais, et cinq minutes, dans une bataille, sont pluslongues que cinq années dans toute autre circonstance. Enfin nosamis, qui avaient d’abord lâché pied, revinrent à la charge et nousdélivrèrent.

Après le combat, je cherchai partout mongénéreux sauveur, mais je ne pus le découvrir. Transporté au postedes blessés, j’appris, le lendemain, qu’après s’être fait panser ils’était élancé à la poursuite des Anglais.

Six mois après, chère Julie, au milieu d’unautre combat, et dans des circonstances à peu près semblables, jedus encore la vie au même homme, qui fut encore blessé pour moi.Cette fois, malheureusement, sa blessure était grave, et il luifallut consentir à être transporté à l’ambulance. Le chirurgien quile soigna demeura stupéfait en voyant ce corps sillonné par plus dequatorze cicatrices.

Une fièvre ardente s’empara du blessé et letint trois semaines entre la vie et la mort. Enfin, la vigueur desa puissante nature triompha de la maladie. Il entra enconvalescence. J’ignorais encore qui il était. Je lui avaisprodigué mes soins, et un jour qu’il essayait ses forces ens’appuyant sur mon bras, je tentai de l’interroger.

– Vous êtes Français, lui dis-je, celas’entend ; mais dans quelle partie de la France êtes-vousné ?

– Je n’en sais rien, me répondit-il.

– Quoi ! vous ignorez l’endroit devotre naissance ?

– Absolument.

– Et vos parents ?

– Je ne les ai jamais connus.

– Vous êtes orphelin ?

– Je l’ignore.

– Comment cela ?

– Je suis un enfant perdu.

– Alors le nom que vous portez ?

– Est celui d’un brave homme qui a prissoin de mon enfance.

– Et où avez-vous été élevé ?

– En Bretagne.

– Dans quelle partie de laprovince ?

– À Saint-Malo.

– À Saint-Malo ! m’écriai-je.

– Oui, me répondit-il. Est-ce quevous-même vous seriez né dans cette ville ?

– Non. Je suis Breton comme vous, mais jesuis né à Loc-Ronan, dans le château de mes ancêtres.

Puis, après un moment de silence, je reprisavec une émotion que je pouvais à peine contenir :

– Vous m’avez dit que vous portiez le nomdu brave homme qui vous avait élevé ?

– Oui.

– Quelle professionexerçait-il ?

– Celle de pêcheur.

– Et il se nommait ?

– Marcof le Malouin.

En entendant prononcer ce nom, j’eus peine àretenir un cri prêt à jaillir de ma poitrine ; mais cependantje parvins à le retenir et à comprimer l’élan qui me poussait versmon sauveur.

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