Marcof-Le-Malouin

Chapitre 13LE DERNIER DES LOCK-RONAN.

Lorsque le marquis de Loc-Ronan avait quittéla place de Fouesnan, il était remonté à cheval, et, toujours suivide Jocelyn et de ses deux autres domestiques, il avait repris ainsile chemin du château. Près de trois lieues séparaient l’habitationseigneuriale du petit village. Pendant la première moitié de laroute, le marquis avait chevauché sans prononcer un mot. Ilsemblait plus triste qu’à l’ordinaire, et sa grande taille sevoûtait sous le poids d’une fatigue physique ou d’une penséeincessante de l’esprit. Arrivé à un quart de lieue du château, ilarrêta son cheval et appela Jocelyn. Le serviteur accourut. Lemarquis était d’une pâleur extrême.

– Vous souffrez, monseigneur ?demanda Jocelyn.

– Horriblement, mon ami, répondit legentilhomme. J’ai la gorge en feu ; je voudrais boire.

– La source est à deux pas, fit Jocelynen s’éloignant rapidement.

Il revint bientôt, apportant à son maître unvase de terre rempli d’eau fraîche. Le marquis n’était plus pâle,il était devenu livide, et ses joues se tachetaient de largesplaques rouges. Jocelyn le regardait avec effroi. Le gentilhommeporta le vase à ses lèvres et but avec avidité.

– Je me sens mieux, dit-il,remettons-nous en route. Le petit cortége avança silencieux pendantquelques minutes. Puis le marquis chancela sur sa selle et s’arrêtade nouveau.

– Encore ! s’écria Jocelyn de plusen plus inquiet et affligé.

– Un étourdissement, répondit lemarquis.

– Mon Dieu ! Seigneur ! ayezpitié de nous ! murmura le vieux serviteur à voix basse.

– Jocelyn ! appela de nouveau lemarquis.

– Monseigneur ?

– Dis-moi, tu étais à Brest avec moi l’andernier lorsque j’allai visiter le baron de Pont-Louis ?

– Oui, monseigneur.

– Il se mourait à cette époque.

– Cela est vrai.

– Et même il se mourait par suite d’unesubstance vénéneuse qu’il avait absorbée. Bref, il étaitempoisonné.

– Du moins on le disait, monseigneur.

– Et l’on ne se trompait pas,Jocelyn.

Le serviteur ne répondit pas. Le marquisreprit :

– Il m’a détaillé ses souffrances, et ilme semble que ce sont les mêmes que je ressens aujourd’hui.

– Oh ! mon bon maître, ne dites pascela !

– Pourquoi ? la mort n’a rien quim’effraye !…

– Oh ! mon Dieu ! pourquoi doncavez-vous voulu faire ce que vous avez fait ? murmura Jocelynà voix basse.

– Parce que j’ai cru que Dieu m’inspiraitet que je le crois encore. Seulement je ne pensais pas tantsouffrir !

– Vous souffrez donc beaucoup, mon bonseigneur ?

– Comme un damné, Jocelyn ; comme unvéritable damné ! J’ai encore soif.

– Nous sommes près du château.

– Oui, mais je ne respire plus ; ilme semble qu’un nuage épais descend sur mes yeux, qu’un cercle defer rougi étreint mes tempes.

– N’auriez-vous pas la forced’arriver ?

– Je vais essayer, Jocelyn, mais je ne lecrois pas. Reste là, à mes côtés, ne me quitte plus.

– Non, monseigneur. Permettez-moiseulement de donner un ordre à Dominique.

Et Jocelyn s’adressant à l’un des domestiquesde suite, lui commanda de courir au château, de faire atteler lecarrosse et de venir en toute hâte au devant du marquis.

– Non ! non ! inutile !fit vivement celui-ci en arrêtant du geste le domestique quirassemblait déjà les rênes de son cheval. Galopons plutôt,galopons !…

Et enfonçant les molettes de ses éperons dansle ventre de sa monture qui bondit en avant, le gentilhommes’élança suivi de ses domestiques. Jocelyn se tenait botte à botteavec lui, ne le quittant pas des yeux. Il parcourut, en fournissantainsi une course furieuse, la presque totalité de la distance qu’ilavait encore à franchir pour gagner son habitation. Seulement, luique l’on admirait d’ordinaire pour sa tenue élégante et la manièregracieuse dont il conduisait son cheval ; lui qui passait àjuste titre pour le meilleur écuyer de la province, il ne semaintenait plus que par un miracle d’équilibre, et, en termes demanége, il roulait sur sa selle. Pour gravir la petite montée quiconduisait au château, il fut même obligé, tant sa faiblesse étaitgrande et ses douleurs aiguës, il fut même obligé, disons-nous,d’abandonner les rênes et de saisir à deux mains la crinière de soncheval.

Un tremblement convulsif agitait tous sesmembres. En arrivant dans la cour, la force lui manquacomplètement, il s’évanouit. Jocelyn n’eut que le temps de seprécipiter pour le soutenir. Aidé des autres domestiques, iltransporta le marquis, privé de sentiment, dans la chambre àcoucher et il le déposa sur le lit. Au bout de quelques minutes, legentilhomme ouvrit les yeux.

– Eh bien ? murmura Jocelyn.

– Je me sens mourir, répondit faiblementle marquis.

– Du courage, monseigneur.

Tout à coup le marquis se dressa sur sonséant, et regardant son vieux serviteur avec des yeuxhagards :

– Si nous nous étions trompés !dit-il.

– Ne parlez pas ainsi, au nom duciel ! s’écria Jocelyn dont la terreur bouleversa soudain lestraits expressifs.

– Peut-être serait-ce un bien !

– Oh ! mon bon maître ! nedites pas cela !

Jocelyn s’arrachait les cheveux.

– N’importe, reprit le marquis, je mesens mourir, je le sens ! Envoie chercher un prêtre…

– Monseigneur !

– Je le veux, Jocelyn.

Jocelyn transmit l’ordre, et un piqueur partità cheval chercher le recteur de Fouesnan.

– Vous sentez-vous mieux,monseigneur ? demanda Jocelyn après le départ du valet.

– Non !

– Vous souffrez autant ?

– Plus encore !

– Que faire, mon Dieu ?

– Rien ! donne-moi de l’air !J’étouffe !

Jocelyn, la tête perdue, arracha les rideauxet ouvrit les fenêtres.

– Jocelyn ! appela le malade.

Le serviteur revint vivement auprès dulit.

– Tu te souviens de mes ordres ?

– Oui, monseigneur.

– Tu les exécuteras ?

– De point en point ; je vous lejure sur le salut de mon âme.

– Donne-moi ta main ; je ne voisplus.

La respiration du marquis, devenue courte etprécipitée, se changeait rapidement en un râle d’agonisant. Sestraits se décomposaient à vue d’œil. Ses doigts, crispés et déjàfroids, tordaient les draps et brisaient leurs ongles sur lesboiseries.

Le marquis ne voyait plus, n’entendait plus…Jocelyn, ivre de douleur, courait follement par la chambre. Ilpleurait, il priait, il maudissait. Cependant un moment de calmeparut apporter quelque soulagement au malade.

– À boire ! dit-il pour la troisièmefois.

Jocelyn lui offrit une coupe pleine d’unbreuvage rafraîchissant.

– J’ai envoyé à Quimper chercher unmédecin, fit-il en s’adressant à son maître.

– Un médecin, non ! Dans aucun casje ne veux le voir ; Jocelyn, je le défends !

– Mais, monseigneur.

– Assez ! Je l’ordonne ! c’estun prêtre que je veux ! Oh ! un prêtre ! unprêtre !

– Le recteur de Fouesnan va venir.

– Je ne puis plus attendre. Ah ! lesdouleurs me reprennent ! Ah ! Seigneur Dieu ! que jesouffre, que je…

Le marquis se renversa sur son lit. Uneseconde crise, plus forte que la première, venait de s’emparer delui. Jocelyn essaya de lui glisser un peu du breuvage dans la gorgeen desserrant les dents à l’aide d’une lame de couteau. Il ne put yparvenir. L’air sifflait dans cette gorge aride qui ne pouvait plusavaler. Le calme revint. Le marquis balbutia quelquesmots :

– Le portrait de mon père ! leportrait ! demanda-t-il d’une façon inintelligible.

Mais comme du geste il désignait le cadreappendu à la muraille, en face du lit, Jocelyn devina. Il décrochala toile et s’approcha. Puis il souleva le tableau dans ses deuxmains, et, le plaçant en lumière, il le présenta à son maître.

Le marquis fit un effort suprême. Il parvint àse soulever à demi. Il contempla le portrait pendant quelquessecondes.

Tout à coup son œil s’ouvritdémesurément ; il porta la main à sa poitrine, il essayad’articuler quelques paroles qui sortirent de ses lèvres en sonsrauques et indistincts ; puis, battant l’air de ses bras, ilretomba sur sa couche en poussant un faible soupir. Son corpsdemeura immobile. Jocelyn laissa échapper le tableau. Il seprécipita vers le malade. Il lui saisit les bras et lesmains ; mais ces mains et ces bras avaient la rigidité de lamort.

Les extrémités étaient glacées. Seule, lapoitrine conservait un reste de chaleur. Les yeux, toujoursdémesurément ouverts, étaient dilatés et sans regard. Jocelyn posasa main sur le cœur. Le cœur ne battait plus. Il approcha un miroirdes lèvres blêmes du marquis ; la glace demeurabrillante ; aucun souffle ne la ternit.

Alors Jocelyn recula de quelques pas, leva lesbras au ciel, poussa un cri suprême et s’abattit comme une massesur le tapis. Les domestiques accoururent. Ils relevèrent Jocelynqui revint bientôt à lui ; puis ils entourèrent le lit de leurmaître.

– Monsieur le marquis ?murmuraient-ils à voix basse.

– Monseigneur est mort ! réponditJocelyn. Déployez la bannière noire. Telle est sa volontésuprême.

À ces mots : « Monseigneur estmort ! » un concert de larmes et de sanglots retentitdans la chambre. Tous ces braves gens (nous parlons ici desdomestiques d’il y a soixante ans), tous ces braves gens aimaientleur maître et le regrettaient sincèrement. Mais celui dont ledésespoir était véritablement effrayant était le vieux Jocelyn.Quoi qu’on pût faire pour l’entraîner, il s’obstina à vouloirgarder le cadavre du marquis, sans s’éloigner de lui, ne fût-ce quepour une minute.

Ce fut au milieu de cette scène de désolationque le recteur de Fouesnan, suivi des paysans bretons, fit sonentrée dans le château. Le vénérable prêtre s’approcha du lit.Après avoir reconnu que tous secours corporels et spirituelsétaient devenus désormais inutiles, il récita les prières desmorts.

Les mauvaises nouvelles, on le sait, sepropagent avec une rapidité foudroyante. Quelques heures à peineaprès que la bannière de deuil, arborée sur le château, eut annoncéla mort du dernier des Loc-Ronan, toute la campagne environnanteétait instruite de cette mort, et, le soir même, le bruit enarrivait à Quimper. Ceux qui ne connaissaient pas assez le marquispour l’aimer, l’estimaient profondément.

Partout ce furent des regrets, mais nulle partcependant, la désolation ne fut aussi vive qu’à Fouesnan. Après lamort de son maître, le vieux Jocelyn avait fait faire tous lespréparatifs nécessaires pour la célébration d’un servicesomptueux.

En deux heures, la physionomie du vieuxserviteur avait subi une transformation étrange et mystérieuse. Sesyeux brillaient d’un éclat fiévreux. Ses mains s’agitaientconvulsivement. Tout son corps paraissait en proie à des secoussesgalvaniques. À chaque instant il pénétrait dans la chambremortuaire. Sous un prétexte quelconque, il en éloignait tout lemonde, à l’exception du recteur, qui, agenouillé au pied du grandlit, priait à voix haute pour le repos de l’âme du défunt. Jocelyn,alors, s’approchait du cadavre. Il le contemplait longuement enattachant sur lui des regards humides de larmes. Par moments deslueurs de désespoir sombre, auxquelles succédaient d’autres lueursd’espérance folle, étincelaient dans ses yeux et faisaient jaillirdes éclairs fauves de ses prunelles. Puis, s’agenouillant etjoignant ses prières à celles du prêtre, il s’inclinait sur la mainglacée du marquis et la baisait avec un sentiment de respect etd’amour. Quand Jocelyn se relevait, il paraissait plus calme.

Pendant ce temps, des ouvriers appelés entoute hâte, auxquels les paysans prêtaient le secours de leursbras, élevaient une estrade dans la chapelle du château. Aux quatrecoins de cette estrade, on plaçait quatre brûle-parfums d’argentmassif. On tendait les murailles avec des draps noirs. Les armesdes Loc-Ronan, voilées d’un crêpe funèbre, y étaient appendues dedistance en distance, et ajoutaient à la tristesse de l’ensemble.Des profusions de cierges se dressaient dans d’énormes chandeliersd’église.

À deux heures du soir, la chapelle ardenteétait prête. Alors on plaça le corps du marquis, vêtu de ses plusriches habits et décoré des ordres du roi, dans une bière toutouverte. Les domestiques, en grand deuil, ne voulurent céder àpersonne l’honneur de porter le corps de leur maître. Le cortége semit en devoir de descendre l’escalier de marbre du château. Lesclergés des villages voisins étaient accourus accompagnés despopulations entières. Les paysans chantaient des psaumes. Lesfemmes éplorées les suivaient. Tous pleuraient, et pleuraientamèrement celui qui était moins leur maître que leur bienfaiteur etleur ami.

Parmi les jeunes filles, on distinguaitYvonne, plus triste encore que ses compagnes. Le vieil Yvon et lesautres vieillards accompagnaient les recteurs et les vicairesprécédés du bon prêtre de Fouesnan.

On déposa le cercueil sur l’estrade. Quatreprêtres demeurèrent dans la chapelle pour veiller le corps. Puis lafoule s’écoula tristement. Tous devaient revenir le lendemain, carle lendemain était le jour fixé pour la cérémonie funèbre.

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