Marcof-Le-Malouin

Chapitre 8LES DEUX FRÈRES.

– Pour comprendre cette émotion profondeque je ressentais, continua le marquis de Loc-Ronan, il me fautvous rappeler les recommandations faites par mon père à son lit demort. Je vous ai déjà dit que l’abandon de cet enfant, fruit d’unefaute de jeunesse, avait assombri le reste de ses jours. Lui-mêmeavait cherché, mais en vain, à retrouver plus tard les traces de cefils délaissé, et confié à des mains étrangères. Aussi, lorsqu’ilm’eut révélé dans ses moindres détails le secret qui letourmentait, lorsqu’il m’en eut raconté toutes les circonstances,me disant et le nom du pêcheur, et l’âge que devait avoir monfrère, et le lieu dans lequel il l’avait abandonné ;lorsqu’après m’avoir fait jurer de ne pas repousser ce frère si lehasard me faisait trouver face à face avec lui, mon père mourutcontent de mon serment, je me mis en devoir de faire toutes lesrecherches nécessaires pour accomplir ma promesse. Mais lesrecherches furent vaines. Je fouillai inutilement toutes les côtesde la Bretagne. À Saint-Malo, depuis plus de dix ans que le vieuxpêcheur était mort, on n’avait plus entendu parler de son filsadoptif. À Brest, une fois, ce nom de Marcof le Malouin frappa monoreille ; mais ce fut pour apprendre que le corsaire qu’ilmontait s’était perdu jadis corps et bien sur les côtesd’Italie.

Lorsque mon père avait tenté ses recherches,Marcof était en Calabre. Lorsque je tentai les miennes, il étaitdéjà en Amérique. Et voilà qu’au moment où j’y songeais le moins,au moment où j’avais perdu tout espoir de rencontrer ce frèreinconnu que je cherchais, un hasard providentiel me mettait sur saroute, et, dans ce second fils de mon père, je reconnaissais celuiqui deux fois m’avait sauvé la vie au péril de la sienne ;celui qui, deux fois, avait prodigué son sang pour épargner lemien ! Maintenant vous comprenez, n’est-ce pas, les élans demon cœur ? Et cependant, je vous l’ai dit, je parvins à mecontenir et à ne rien laisser deviner. J’avais mes projets.

Nous étions en 1784. Nous venions d’apprendreque la France avait reconnu enfin l’indépendance des États-Unis, etque la guerre allait cesser. J’avais résolu de revenir en Bretagneet d’y ramener avec moi ce frère si miraculeusement retrouvé. Jevoulais que ce fût seulement dans le château de nos aïeux qu’eûtlieu cette reconnaissance tant souhaitée. Je me faisais une joie decelle qu’éprouverait Marcof en retrouvant une famille et enapprenant le nom de son père. Je lui proposai donc de m’accompagneren France.

La guerre était terminée ; il n’avaitplus rien à faire en Amérique ; il consentit. Deux mois après,nous abordâmes à Brest. Le lendemain nous étions à Loc-Ronan. Tu terappelles notre arrivée, Jocelyn ?

– Oh ! sans doute, mon bon maître,répondit le vieux serviteur.

Le marquis continua :

– L’impatience me dévorait. Le soir mêmej’emmenai Marcof dans ma bibliothèque, et là je le priai de meraconter son histoire. Il le fit avec simplicité. Lorsqu’il eutterminé :

– Ne vous rappelez-vous rien de ce qui aprécédé votre arrivée chez le pêcheur ? lui demandai-je.

– Rien, me répondit-il.

– Quoi ! pas même les traits decelui qui vous y conduisit ?

– Non ; je ne crois pas. Messouvenirs sont tellement confus, et j’étais si jeune alors.

– Soupçonnez-vous quel pouvait être cethomme ?

– Je n’ai jamais cherche à ledeviner.

– Pourquoi ?

– Parce que, si j’avais supposé que cethomme dont vous parlez fût mon père, cela m’eût été troppénible.

– Et si c’était lui, et qu’il se fûtrepenti plus tard ?

– Alors je le plaindrais.

– Et vous lui pardonneriez, n’est-cepas ?

– Lui pardonner quoi ? demandaMarcof avec étonnement.

– Mais, votre abandon.

– Un fils n’a rien à pardonner à sonpère ; car il n’a pas le droit de l’accuser. Si le mien a agiainsi, c’est que la Providence l’a voulu. Il a dû souffrir plustard, et j’espère que Dieu lui aura pardonné ; quant à moi, jene puis avoir, s’il n’est plus, que des larmes et des regrets poursa mémoire.

Toute la grandeur d’âme de Marcof se révélaitdans ce peu de mots. Je le quittai et revins bientôt, apportantdans mes bras le portrait de mon père ; ce portrait, qui estd’une ressemblance tellement admirable que, lorsque je lecontemple, il me semble que le vieillard va se détacher de soncadre et venir à moi. Je le présentai à Marcof.

– Regardez ce portrait !m’écriai-je, et dites-moi s’il ne vous rappelle aucunsouvenir ?

Marcof contempla la peinture. Puis il recula,passa la main sur son front et pâlit.

– Mon Dieu ! murmura-t-il, n’est-cepoint un rêve ?

– Que vous rappelle-t-il ?demandai-je vivement en suivant d’un œil humide l’émotion qui sereflétait sur sa mâle physionomie.

– Non, non, fit-il sans merépondre ; et cependant il me semble que je ne me trompepas ? Oh ! mes souvenirs ! continua-t-il en pressantsa tête entre ses mains.

Il releva le front et fixa de nouveau les yeuxsur le portrait.

– Oui ! s’écria-t-il, je lereconnais. C’est là l’homme qui m’a conduit chez le pêcheur deSaint-Malo.

– Vous ne vous trompez pas, luidis-je.

– Et cet homme est-il donc de votrefamille ?

– Oui.

– Son nom ?

– Le marquis de Loc-Ronan.

– Le marquis de Loc-Ronan ! répétaMarcof qui vint tout à coup se placer en face de moi. Mais alors,si ce que vous me disiez était vrai, ce serait…

Il n’acheva pas.

– Votre père ! lui dis-je.

– Et vous ! vous ?…

– Moi, Marcof, je suis tonfrère !

Et j’ouvris mes bras au marin qui s’yprécipita en fondant en larmes. Pendant deux semaines j’oubliaipresque mes douleurs quotidiennes. Votre charmante image, Julie,venait seule se placer en tiers entre nous.

– Quoi ! s’écria vivement lareligieuse, auriez-vous confié à votre frère…

– Rien ! interrompit lemarquis ; il ne sait rien de ma vie passée. Connaissant laviolence de son caractère, je n’osai pas lui révéler un tel secret.Marcof, par amitié pour moi, aurait été capable d’aller poignarderà Versailles même les infâmes qui se jouaient de mon repos etmenaçaient sans cesse mon honneur. Non, Julie, non, je ne lui disrien ; il ignore tout. Marcof aurait trop souffert.

Le marquis baissa la tête sous le poids de cescruels souvenirs, tandis que la religieuse lui serrait tendrementles mains.

– Et que devint Marcof ?demanda-t-elle pour écarter les nuages qui assombrissaient le frontde son époux.

– Je vais vous le dire, répondit Philippeen reprenant son récit.

Moins pour obéir à mon père que pour suivreles inspirations de mon cœur, je conjurai mon frère d’accepter unepartie de ma fortune, et de prendre avec la terre de Brévelay lenom et les armes de la branche cadette de notre famille, branchealors éteinte, et qu’il eût fait dignement revivre, lors même queson écusson eût porté la barre de bâtardise. Mais il refusa.

– Philippe, me dit-il un jour que je lepressais plus vivement d’accéder à mes prières, Philippe, n’insistepas. Je suis un matelot, vois-tu, et je ne suis pas fait pourporter un titre de gentilhomme. J’ai l’habitude de me nommerMarcof ; laisse-moi paisiblement continuer à m’appeler ainsi.Si demain tu me reconnaissais hautement pour être de ta famille, onfouillerait dans mon passé, et on ne manquerait pas de lecalomnier. Mes courses à bord des corsaires, on les traiterait depirateries. Mon séjour dans les Calabres, on le considérerait commecelui d’un voleur de grand chemin. Enfin, on accuserait notre père,Philippe, sous prétexte de me plaindre, et nous ne devons pas lesouffrir. Demeurons tels que nous sommes. Soyons toujours, l’un lenoble marquis de Loc-Ronan ; l’autre le pauvre marin Marcof.Nous nous verrons en secret, et nous nous embrasserons alors commedeux frères.

– Réfléchis ! lui dis-je ; neprends pas une résolution aussi prompte.

– La mienne est inébranlable,Philippe ; n’insiste plus.

En effet, jamais Marcof ne changea de façon depenser, et rien de ce que je pus faire ne le ramena à d’autressentiments. Bientôt même je crus m’apercevoir que le séjour duchâteau commençait à lui devenir à charge. Je le lui dis.

– Cela est vrai, me répondit-ilnaïvement ; j’aime la mer, les dangers et les tempêtes ;je ne suis pas fait pour vivre paisiblement dans une chambre. Il mefaut le grand air, la brise et la liberté.

– Tu veux partir, alors ?

– Oui.

– Mais ne puis-je rien pourtoi ?

– Si fait, tu peux me rendre heureux.

– Parle donc !

– Je refuse la fortune et les titres quetu voulais me donner ; mais j’accepte la somme qui m’estnécessaire pour fréter un navire, engager un équipage et reprendrema vie d’autrefois.

– Fais ce que tu voudras, luirépondis-je ; ce que j’ai t’appartient.

Le lendemain Marcof partit pour Lorient. Ilacheta un lougre qu’il fit gréer à sa fantaisie, et trois semainesaprès, il mettait à la voile. Nous fûmes deux ans sans nous revoir.Pendant cet espace de temps, il avait parcouru les mers de l’Indeet fait la chasse aux pirates. Puis il retourna en Amérique etcontinua cette vie d’aventures qui semble un besoin pour sa natureénergique.

Chaque fois qu’il revenait et mouillait, soità Brest, soit à Lorient, il accourait au château. Enfin, il finitpar adopter pour refuge la petite crique de Penmarckh. Lorsque lesévénements politiques commencèrent à agiter la France et à ébranlerle trône, Marcof se lança dans le parti royaliste. C’est là, chèreJulie, où nous en sommes, et voici ce que je connais de l’existenceet du caractère de mon frère. »

Un long silence succéda au récit de Philippe.La religieuse et Jocelyn réfléchissaient profondément. Le vieuxserviteur prit le premier la parole.

– Monseigneur, dit-il, lorsque lecapitaine est venu au château, il y a quelques jours, l’avez-vousprévenu de ce qui allait se passer ?

– Non, mon ami, répondit lemarquis ; j’ignorais alors que le moment fût si proche,n’ayant pas encore vu les deux misérables que tu connais sibien.

– Mais il vous croit donc mort ?s’écria la religieuse.

– Non, Julie.

– Comment cela ?

– Marcof, d’après nos conventions, devaitrevoir le marquis de La Rouairie. Il avait été arrêté entre euxqu’ils se rencontreraient à l’embouchure de la Loire. Le matin mêmequi suivit notre dernière entrevue, il mettait à la voile pourPaimbœuf. Il devait, m’a-t-il dit, être douze jours absents. Or, envoici huit seulement qu’il est parti. Demain dans la nuit, Jocelynse rendra à Penmarckh ; je lui donnerai les instructionsnécessaires, et il préviendra mon frère.

Le marquis ignorait le prompt retour duJean-Louis et la subite arrivée de Marcof. Il ne savaitpas que le marin, le croyant mort, avait pénétré dans le château ets’était emparé des papiers que le marquis lui avait indiqués.

– Le capitaine sera-t-il de retour ?fit observer Jocelyn.

– Je l’ignore, répondit Philippe ;mais peu importe ! Écoute-moi seulement, et retiens bien mesparoles.

– J’écoute, monseigneur.

– Il a été convenu jadis entre mon frèreet moi que toutes les fois qu’il aborderait à terre et que tu nelui porterais aucun message de ma part, il pénétrerait dans le parcde Loc-Ronan par la petite porte donnant sur la montagne, et dontje lui ai remis une double clé. Une fois entré, il se dirigeraitvers la grande coupe de marbre placée sur le second piédestal àdroite. C’est à l’aide de cette coupe que nous échangions nossecrètes correspondances. Bien des fois nous avons communiqué ainsilorsque des importuns entravaient nos rencontres. Demain, ou plutôtcette nuit même, Jocelyn, je te remettrai une lettre que tu irasdéposer dans la coupe.

– Mais, interrompit Jocelyn, si, endébarquant à terre, le capitaine apprend la fatale nouvelle déjàrépandue dans tout le pays, il croira à un malheur véritable, etqui sait alors s’il viendra comme d’ordinaire dans leparc ?

– C’est précisément ce à quoi jesongeais, répondit le marquis. Je connais le cœur de Marcof ;je sais combien il m’aime, et son désespoir, quelque court qu’ilfût, serait affreux.

– Mon Dieu ! inspirez-nous !dit la religieuse avec anxiété. Que devons-nous faire ?

– Je ne sais.

– Et moi, je crois que j’ai trouvé cequ’il fallait que je fisse, dit Jocelyn.

– Qu’est-ce donc ?

– Tout le monde vous pleure,monseigneur ; mais on ignore ce que je suis devenu, et l’ondoit penser au château que je reviendrai d’un instant àl’autre.

– Eh bien ?

– Maintenant que vous êtes en sûreté ici,rien ne s’oppose à ce que je retourne à Loc-Ronan.

– Je devine, interrompit le marquis. Tuguetteras l’arrivée du Jean-Louis ?

– Sans doute. Je veillerai nuit et jour,et dès que le lougre sera en vue, je l’attendrai dans lacrique.

– Bon Jocelyn ! fit le marquis.

– Si vous le permettez même, monseigneur,je partirai cette nuit.

– Je le veux bien.

– Et si le capitaine me demande où vousvous trouvez, faudra-t-il le lui dire ?

– Certes.

– Et l’amener ?

Le marquis regarda la religieuse comme poursolliciter son approbation. Julie devina sa pensée.

– Oui, oui, Jocelyn, dit-elle vivement,amenez ici le frère de votre maître.

Le marquis s’inclina sur la main de lareligieuse et la remercia par un baiser.

– Ange de bonté et de consolation !murmura-t-il.

À peine se relevait-il qu’un bruit légerretentit dans le souterrain et fit pâlir la religieuse etJocelyn.

– Mon Dieu ! dit Julie à voix basse,avez-vous entendu ?

– Silence ! fit Jocelyn en selevant.

Le marquis avait porté la main à sa ceintureet en avait retiré un pistolet qu’il armait. Jocelyn se glissa horsde la cellule. Il avança doucement dans la demi-obscurité et sedirigea vers la petite porte secrète qui faisait communiquer lapartie du cloître cachée sous la terre avec les galeriessouterraines dont nous avons déjà parlé.

Arrivé à cet endroit, il s’arrêta et se couchasur le sol. Il appuya son oreille contre la porte. D’abord iln’entendit aucun bruit. Puis il distingua des pas lourds etirréguliers comme ceux d’une personne dont la marche seraitembarrassée.

Il entendit le sifflement d’une respirationhaletante. Enfin, les pas se rapprochèrent, s’arrêtèrent, une mains’appuya contre la porte secrète, Jocelyn écoutait avec anxiété. Ils’attendait à voir jouer le ressort. Il n’en fut rien ; maisle bruit mat d’un corps roulant lourdement sur la terre parvintjusqu’à lui. Ce bruit fut suivi d’un soupir. Puis tout rentra dansle plus profond silence.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer