Marcof-Le-Malouin

Chapitre 9LA CELLULE DE L’ABBESSE.

Si le lecteur ne se fatigue pas d’un séjourtrop prolongé dans le couvent de Plogastel, nous allons le prier dequitter le cloître souterrain et de retourner avec nous dans cettepartie de l’abbaye où nous l’avons conduit déjà.

Nous avons abandonné la jolie Bretonne aumoment où le comte de Fougueray s’apprêtait à la saigner, tout ense livrant à de sinistres pronostics à l’endroit de la jeunemalade.

Avec un sang-froid et une habileté dignes d’undisciple d’Esculape, le beau-frère du marquis de Loc-Ronan procédaaux préliminaires de l’opération. Il releva la manche de la jeunefille, mit à nu son bras blanc et arrondi, et, gonflant la veinepar la pression du pouce, il la piqua de l’extrémité acérée de salancette. Le sang jaillit en abondance.

Hermosa soutenait d’un bras la jeune fille,tandis que le chevalier lui baignait les tempes avec de l’eaufraîche. Mais qu’il y avait loin de la contenance froide et presqueindifférente de ces trois personnages aux soins affectueux queprodiguent d’ordinaire ceux qui entourent un malade aimé ! Lecomte regardait Yvonne d’un œil calme et cruel, agissant plutôtcomme opérateur que comme médecin. Hermosa se préoccupaitd’empêcher les gouttelettes de sang de tacher sa robe. Le chevalierinsouciant de l’état alarmant de la jeune fille, promenait sesregards animés sur les charmes que lui révélait le désordre detoilette dans lequel se trouvait la malade.

– Crois-tu qu’elle en revienne ?demanda-t-il au comte.

– Je n’en sais rien, réponditcelui-ci.

Puis, jugeant la saignée suffisammentabondante, il l’arrêta et banda le bras de la jeune fille.

– Maintenant, dit-il, nous n’avons plusrien à faire ici. Laissons la nature agir à sa guise. Le sujet estjeune et vigoureux ; il y a peut-être de la ressource.

– Faut-il la veiller ? demandaHermosa ; j’enverrais Jasmin.

– Inutile, ma chère ; qu’elle dorme,cela vaut mieux.

– Au diable cette maladie subite !s’écria le chevalier. Nous allons avoir une succession d’ennuis àla place des jours de plaisirs que j’espérais.

– Oui, cela est contrariant, Raphaël,mais que veux-tu ? il faut prendre son mal en patience. Si lapetite doit mourir ici, mieux vaut que ce soit aujourd’hui quedemain ; nous en serons débarrassés plus tôt.

– C’est qu’elle est charmante, et qu’elleme plaît énormément.

– Elle ne peut t’entendre en ce moment,mon cher ; tes galanteries sont donc en pure perte. Laisse-lareposer quelques heures, et peut-être qu’à son réveil tu pourrascauser avec elle ; en attendant, quittons cette chambre.

– Nous pouvons la laisserseule ?…

– Pardieu ! Elle ne songera pas àfuir, je t’en réponds ; y songeât-elle, que les grilles et lesverrous s’opposeraient à son dessein. Partons ! c’est, je lerépète, ce qu’il y a de mieux à faire en ce moment. Il ne faut pasnous dissimuler, Raphaël, que tu es un peu cause de l’état danslequel se trouve ta bien-aimée. Tu l’entends ?… elle délire.Je pense que ma saignée et le repos ramèneront le calme et laraison. Néanmoins, si à son réveil elle voyait quelque chose quil’effrayât, le délire pourrait revenir plus violent encore. Donc,allons-nous-en et attendons.

– Soit ! fit le chevalier enquittant la cellule ; attendons… je reviendrai dans deuxheures !

Et sans plus se préoccuper de celle que soninfâme conduite et ses violences avaient amenée aux portes dutombeau, Raphaël descendit l’escalier de l’abbaye et se rendit auxécuries pour s’assurer que ses chevaux étaient convenablementsoignés.

– Bien décidément, se dit-il tout enpassant la main sur la croupe arrondie et luisante de son chevalfavori, bien décidément, cette petite est charmante, et je seraisfâché qu’elle mourût sitôt ! En tout cas, je remonterai tout àl’heure, et si elle est en état de m’entendre, je lui parlerai fortnettement. De cette façon, j’éviterai les premières scènes delarmes et de cris, car elle sera trop faible pour me répondre.

Et le chevalier, après avoir pris cette froiderésolution, se promena dans la cour. Le comte et sa compagne lesuivaient du regard à travers l’étroite fenêtre.

– Pauvre chevalier ! fit le comte ense penchant vers Hermosa et en donnant à ses paroles un accentd’ironie amère, pauvre chevalier ! sa douleur me faitmal !

– Tu sais bien que Raphaël n’a jamais eude cœur ! répondit Hermosa à voix basse.

– J’aurais pourtant cru que la petite luiavait monté la tête.

– Lui ?… Tu oublies, Diégo, quel’amour de l’or est le seul amour que connaisse Raphaël. Il craintde s’ennuyer ici, et s’il a enlevé cette enfant, c’est pour luiservir de passe-temps.

– On dirait que tu n’aimes pas ce cherami, Hermosa ?

– Je le hais !

– Très-bien !

– Pourquoi ce très-bien ?

– Je m’entends, fit le comte avec unsourire.

– Et moi je ne t’entends pas.

– Quoi ! il te faut desexplications ?

– Sans doute.

– Eh bien ! chère Hermosa, continuale comte en refermant la porte de la cellule où se trouvait Yvonneet en entraînant sa compagne vers son appartement, combienavons-nous rapporté du château de Loc-Ronan ?

– Mais environ cinquante mille écus, tanten or et en traites qu’en bijoux et en pierreries.

– Ce qui fait, après lepartage ?…

– Soixante-quinze mille livreschacun.

– C’est peu, n’est-ce pas ?

– Fort peu.

– Surtout après ce que nous avionsrêvé !

– Hélas !

– Cependant, si nous avions les cinquantemille écus à nous seuls, ce serait une fiche deconsolation ?

– Oui, mais nous ne les avons pas.

– Si nous héritions de Raphaël ?

– Il est plus jeune que toi.

– Bah ! la vie est semée dedangereux hasards.

– Cite-m’en un ?

– Dame ! personne ne nous sait ici.Nous sommes seuls, et si Raphaël était atteint subitement d’uneindisposition.

– Eh bien ?…

– Je parle d’une de ces indispositionsgraves qui entraînent la mort dans les vingt-quatreheures !

– Est-ce que tu serais amoureux de laBretonne, Diégo ? dit Hermosa en regardant fixement soninterlocuteur.

– Jalouse ! répondit le comte avecun sourire. Tu sais bien que je n’aime que toi, Hermosa ; toiet notre Henrique. Si Raphaël venait à trépasser, Henriquehériterait de lui, et ces soixante-quinze mille livres luiassureraient un commencement de dot.

– Tu me prends par l’amour maternel,Diégo.

– Enfin, es-tu de mon avis ?

– Eh ! je ne dis pas lecontraire ; mais Raphaël se porte bien.

– Du moins il en a l’apparence ; jesuis contraint de l’avouer.

– À quoi bon alors toutes cessuppositions ?

– À quoi bon, dis-tu ?

– Oui.

– Tiens, chère et tendre amie, regarde cepetit flacon. Et Diégo tira de sa poitrine une petite fiole encristal, hermétiquement bouchée, contenant une liqueurincolore.

– Qu’est-ce que cela ? demandaHermosa.

– Un produit chimique fort intéressant.Mélangé au vin, il n’en change le goût ni n’en altère lacouleur.

– Et quel effet produit-il ?

– Quelques douleurs d’entraillesimperceptibles.

– Qui amènent infailliblement la mort,n’est-ce pas, dit Hermosa en baissant encore la voix. Ce quecontient cette fiole est un poison violent ?

– Eh ! non. Tu as des expressionsd’une brutalité révoltante, permets-moi de le dire. Il ne s’agitnullement de poison. L’effet de ces douleurs d’entrailles cause unmalaise général d’abord, puis détermine ensuite un épanchement aucerveau. De sorte que celui qui a goûté à cette liqueur meurt, nonpas empoisonné, mais par la suite d’une attaque d’apoplexiefoudroyante. Voilà tout.

– Et tu nommes ce que contient ceflacon ?

– De l’extrait« d’aqua-tofana ! »

– Le poison perdu des Borgia ?

– Retrouvé par un ancien ami à moi que tuas connu en Italie.

– Cavaccioli, n’est-ce pas ?

– En personne !

Hermosa ne continua pas la conversation. Lecomte fit quelques tours dans la chambre, ouvrit une tabatièred’or, y plongea l’index et le pouce, en écarquillant gracieusementles autres doigts de la main, et après avoir dégusté savamment letabac d’Espagne, il lança délicatement à la dentelle de son jabotdeux ou trois chiquenaudes, qui eurent l’avantage de faireressortir l’éclat d’un magnifique solitaire qui brillait à sonpetit doigt. Puis, revenant près d’Hermosa :

– C’est toi, chère belle, lui glissa-t-ilà l’oreille, qui as l’habitude de nous verser le syracuse à la finde chaque repas. Je te laisse ce flacon. Par le temps qui courtcette composition peut devenir de la plus grande utilité. On nesait pas ; mais si par hasard tu avais le caprice d’en fairel’épreuve, ne va pas te tromper ! Je te préviens que j’ai lecoup d’œil d’un inquisiteur espagnol !

Ceci dit, le comte déposa le flacon sur unepetite table près de laquelle Hermosa était assise, et sortit enfredonnant une tarentelle. Arrivé près de la porte il se retourna.Hermosa avait la main appuyée sur la table, et le flacon avaitdisparu. Le comte sourit.

– Cette Hermosa est véritablement unecréature des plus intelligentes, murmura-t-il en traversant lecorridor pour gagner l’escalier du couvent. Il n’estvraisemblablement pas impossible que je consente un jour à luidonner mon nom. Palsambleu ! nous verrons plus tard. Pour leprésent, ce cher Raphaël ne se doute de rien. Tout est au mieux.Pardieu ! moi aussi je trouve cette petite Bretonne charmante,et j’ai toujours jugé fort sage cette sorte de parabolediplomatique qui traite de la façon de faire tirer les marrons dufeu. Allons, Raphaël n’est pas encore de ma force, et je croisqu’il n’aura pas le temps d’arriver jamais à ce degré desupériorité.

Au pied de l’escalier le comte rencontraJasmin.

– Tu vas, lui dit-il, nous préparer pource soir un souper des plus délicats. Je me sens en disposition defêter tes connaissances dans l’art culinaire !

Jasmin s’inclina en signe d’assentiment ;et le comte hâta le pas pour rejoindre son ami le chevalier, dontil passa le bras sous le sien avec une familiarité charmante. Puistous deux continuèrent leur promenade. Pendant ce temps Hermosa sefaisait apporter par Jasmin des flacons de syracuse.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer