Marcof-Le-Malouin

Chapitre 17MARCOF.

Le comte de Fougueray ne s’était pas trompé,c’était bien le lougre de Marcof qu’il avait aperçu au loin sur lamer. Cette fois, comme le ciel était pur et la brise favorable, leJean-Louis avait donné au vent tout ce qu’il avait detoile sur ses vergues.

Le petit navire fendait la lame avec unerapidité merveilleuse, et Bervic, qui venait de jeter le loch,avait constaté la vitesse remarquable de quatorze nœuds àl’heure.

Le comte n’avait pas été le seul à constaterl’arrivée inattendue du lougre. Un homme qu’il n’avait pu voir,caché qu’il était par la falaise, un homme, disons-nous, suivaitdepuis longtemps les moindres mouvements du Jean-Louis.Cet homme était Keinec.

Se promenant avec agitation sur la grèverocailleuse, il s’arrêtait de temps à autre, interrogeait l’horizonet reportait ses regards sur un canot amarré à ses pieds. Au gré deson impatience, le lougre n’avançait pas assez vite. Enfin, nepouvant contenir l’agitation qui faisait trembler ses membres,Keinec s’embarqua, dressa un petit mât, hissa une voile, et,poussant au large, il gouverna en mettant le cap sur leJean-Louis.

En moins d’une heure, le lougre et le canotfurent bord à bord. Bervic, reconnaissant Keinec, lui jeta un câbleque le jeune marin amarra à l’avant de son embarcation, puis,s’élançant sur l’escalier cloué aux flancs du petit navire, ilbondit sur le pont.

– Où est le capitaine ? demanda-t-ilà Bervic.

– Dans sa cabine, mon gars, répondit levieux matelot.

– Bon ; je descends.

Keinec disparut par l’écoutille et alla droità la chambre de Marcof dont la porte était ouverte. Le patron duJean-Louis, courbé sur une table, était en train depointer des cartes marines. Il était tellement absorbé par sontravail qu’il n’entendit pas Keinec entrer.

– Marcof ! fit le jeune homme aprèsun moment de silence.

– Keinec ! s’écria Marcof enrelevant la tête, et un éclair de plaisir illumina sa physionomie.Ta présence m’en dit plus que tes paroles ne pourraient le faire,et je devine que je puis te tendre la main, n’est-ce pas.

– Je n’ai encore rien fait, murmuraKeinec.

Et les deux marins échangèrent une amicalepoignée de main.

– J’apporte de bonnes nouvelles pournous, reprit Marcof.

– Et moi de mauvaises pour toi.

– Qu’est-ce donc ?

– Je t’ai entendu dire bien souvent quetu aimais le marquis de Loc-Ronan ?

– Le marquis de Loc-Ronan ! s’écriaMarcof. Sans doute ! je l’aime et je le respecte de toute monâme ! il a toujours été si bon pour moi !…

– Alors, mon pauvre ami, ducourage !

– Du courage, dis-tu ?

– Oui, Marcof, il t’en faut !

– Mais pourquoi ?…pourquoi ?

– Parce que…

Keinec s’interrompit.

– Tonnerre ! parle donc !

– Le marquis est mort hier !

– Le marquis de Loc-Ronan est mort !s’écria le marin d’une voix étranglée.

– Oui !

– Par accident ?

– Non, dans son lit.

Marcof demeura immobile. Sa physionomiebouleversée indiquait énergiquement tout ce qu’une pareillenouvelle lui causait de douleurs. Le sang lui monta au visage. Ilarracha sa cravate qui l’étouffait. Ses yeux s’ouvrirent commes’ils allaient jaillir de leurs orbites. Puis il se laissa tombersur un siége, et il prit sa tête dans ses mains. Alors des sanglotsconvulsifs gonflèrent sa poitrine ; des cris rauquess’échappèrent de sa gorge, et au travers de ses doigts crispés deslarmes brûlantes roulèrent sur ses joues bronzées par le vent de lamer. Le désespoir de cet homme était terrible et puissant comme sanature.

Keinec le contemplait dans un religieuxsilence. Enfin Marcof releva lentement la tête. Ses larmestarirent. Il quitta son siége et il marcha rapidement quelquessecondes dans l’entre-pont. Puis il revint près de Keinec.

– Donne-moi des détails, lui dit-il.

Le jeune homme raconta tout ce qu’il savait dela mort du marquis, et ce qu’il raconta était l’expression la plussimplement exacte de la vérité.

– De sorte, continua Marcof, que c’esthier matin que le marquis est mort ?…

– Oui, répondit Keinec, à cette heure onle descend dans le caveau de ses pères.

– Ainsi je ne pourrai même pas revoir unedernière fois son visage ?…

– Dès que j’eus connaissance de cettehorrible catastrophe, continua Keinec, je pensai à t’en donner avisen te faisant passer une lettre par le premier chasse-marée en vuequi eût mis le cap sur Paimbœuf. J’ignorais que tu revinsses sipromptement.

– Je ne suis allé qu’à l’île de Groix,mon ami, et c’est Dieu qui sans doute l’a voulu ainsi, puisqu’il apermis que je pusse arriver le jour même de l’enterrement dumarquis.

– Aussi, dès que j’ai reconnu ton lougreà ses allures, je me suis mis en mer pour venir à toi.

– Merci, Keinec, merci ! Tu es unbrave gars ! Oh ! vois-tu, je souffre autant que puissesouffrir un homme ! continua Marcof, dont les larmesdébordèrent de nouveau. Cela t’étonne, n’est-ce pas, de me voirterrassé par le chagrin ? moi, que tu as vu si souvent donnerla mort avec un sang-froid farouche ! Cela te paraît bizarre,ridicule peut-être, de voir pleurer Marcof, Marcof le cœur d’acier,comme l’appellent ses matelots. Tu me regardes et tu doutes !…Oh ! c’est que le marquis de Loc-Ronan, entends-tu ? lemarquis de Loc-Ronan, c’était tout ce que j’adorais ici-bas !Je n’ai jamais embrassé ni mon père ni ma mère, moi, Keinec !Je n’ai jamais connu la tendresse d’un frère ! Je n’ai jamaiséprouvé de l’amour pour une femme ! Eh bien ! rassembletous ces sentiments, pétris-les pour n’en former qu’un seul.Joins-y l’admiration, l’estime, le respect, et tu n’auras pasencore une idée de ce que je ressentais pour le marquis deLoc-Ronan !… Tu ne me comprends pas ? Tu ne t’expliquespas comment il peut se faire qu’un obscur matelot comme moi porteune telle affection à un gentilhomme d’une ancienne et illustrefamille ?… C’est un secret, Keinec, un secret que jet’expliquerai peut-être un jour. Aujourd’hui sache seulement quetout ce que le cœur peut endurer de tortures, le mien le supporte àcette heure !… Oh ! je suis bien malheureux ! bienmalheureux !…

Et il murmura à voix basse :

– Mon Dieu ! vous me punissez tropcruellement. Il fallait me frapper, moi, et l’épargner,lui !

Keinec comprenait qu’en face d’un pareildésespoir les consolations seraient impuissantes. Il écoutait doncen silence, et profondément ému lui-même. Marcof se calma peu àpeu.

– Matelot, dit-il, crois-tu que nousarrivions à temps pour assister à l’office des morts ?…

– Ne l’espère pas, répondit Keinec. Àl’heure où j’ai quitté la côte, les prières étaient commencées, etmaintenant le corps du marquis repose dans le caveau mortuaire duchâteau.

– Ne pas avoir revu ses traits !… neplus le revoir jamais ! murmurait avec amertume le patron duJean-Louis.

Une pensée subite sembla l’illuminer tout àcoup.

– Keinec ! s’écria-t-il.

– Que veux-tu ?

– Tu m’aimes, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Tu m’es fidèle ?

– Oui, Marcof, fidèle etdévoué !…

– J’aurai besoin de toi cette nuit ;peux-tu m’aider ?

– Cette nuit, comme toujours, je suis àtoi !

– Bien.

– À quelle heure veux-tu que je soisprêt ?

– À dix heures. Trouve-toi dans lamontagne, auprès du mur du parc, à l’angle du sentier qui rejointl’avenue.

– J’y serai.

– Merci, mon gars.

– Puis-je encore autre chose pourtoi ?

– Oui. Nous approchons dePenmarckh ; monte sur le pont et prends le commandement dulougre pour franchir la passe.

Keinec obéit et Marcof demeura seul. Alorsface à face avec lui-même, l’homme de bronze se laissa aller àtoute l’expansion de sa douleur. Pendant deux heures, prières etcris d’angoisse s’échappèrent confusément de ses lèvres. Ses yeuxdevenus arides, étaient bordés d’un cercle écarlate. Sa mainpuissante anéantissait les objets qu’elle prenait convulsivement.Enfin, le corps brisé, l’âme torturée, Marcof se jeta sur sonhamac.

La douleur avait terrassé cette vaillantenature !… Jusqu’à la nuit Marcof ne bougea plus. Deux fois lemousse chargé du soin de préparer son repas entra dans la cabine.Deux fois le pauvre enfant sortit sans avoir osé troubler lesrêveries désolées de son chef.

Les matelots, stupéfaits de ne pas avoir vuMarcof présider au mouillage, s’interrogeaient du regard. Le vieuxBervic surtout exprimait sa surprise par des bordées de juronsénergiques empruntés à toutes les langues connues, et quis’échappaient de sa large bouche avec une facilité résultant de lagrande habitude. Keinec avait formellement défendu aux matelots dedescendre dans l’entre-pont. Le jeune homme voulait qu’on laissâtMarcof libre dans sa douleur.

Vers huit heures du soir, Marcof se jeta à basde son hamac. Il ouvrit un meuble et il en tira une petite cléd’abord, puis une plus grande, et il les serra précieusement toutesdeux dans la poche de sa veste. Il passa ses pistolets à saceinture. Il prit une courte hache d’abordage, et une forte piochequ’il roula dans son caban. Cela fait, il mit le tout sous son braset monta sur le pont.

Il jeta un long regard sur son lougre, ilpassa devant Bervic sans prononcer une parole, et il descendit àterre. Il traversa rapidement Penmarck, il prit le chemin desPierres-Noires, et, tournant brusquement sur la gauche, il sedirigea vers les montagnes. La nuit était noire. La lune ne s’étaitpoint encore levée, et une brume assez forte couvrait la terre.

Arrivé au pied de la demeure seigneuriale,Marcof continua sa route, longea le mur du parc et s’engagea dansle sentier conduisant à la montagne. Tout à coup une forme humainese dressa devant lui.

– C’est toi, Keinec ?demanda-t-il.

– Oui, répondit le jeune homme.

– Viens !

Après avoir franchi l’espace d’une centaine depas, Marcof s’arrêta devant une porte étroite et basse, pratiquéedans la muraille. Il tira la petite clé de sa poche et il ouvritcette porte.

– Suis-moi, dit-il à Keinec.

Tous deux entrèrent. Marcof, en homme quiconnaît parfaitement les aîtres, guida son compagnon à travers ledédale des allées et des taillis. Bientôt ils arrivèrent devant lecorps de bâtiment principal.

Marcof se dirigea vers l’angle du mur, ilpressa un bouton de cuivre, il fit jouer un ressort, et une portemassive tourna lentement sur ses gonds. À peine cette portefut-elle ouverte, qu’une bouffée de cet air frais et humide,atmosphère habituelle des souterrains, les frappa au visage.

Marcof tira un briquet de sa ceinture, fit dufeu, alluma une torche et avança. Keinec le suivit silencieusement.Un escalier taillé dans le roc les conduisit en tournant surlui-même dans un premier étage inférieur.

– Où sommes-nous donc, Marcof ?demanda Keinec à voix basse.

– Dans les caveaux du château deLoc-Ronan, répondit le marin.

Keinec se signa. Marcof avançait toujours.Après avoir traversé une longue galerie voûtée, il se trouva enface d’une porte en fer, percée d’ouvertures en forme d’arabesques,qui permettaient de distinguer à l’intérieur.

Grâce à la clarté projetée par la torche quetenait Marcof, on pouvait apercevoir une longue rangée desépulcres. Le marin prit alors la plus grande des deux clés qu’ilavait apportées et l’introduisit dans la serrure.

Le mouvement qu’il fit pour pousser la porterenversa la torche qui s’éteignit. Les deux hommes demeurèrentplongés dans une obscurité profonde. Tout autre à leur place eûtsans doute été en proie à un mouvement de frayeur ; mais, soitbravoure, soit force de volonté, ils ne parurent ressentir aucuneémotion.

– Ramasse la torche, dit Marcof d’unevoix parfaitement calme, tandis qu’il battait le briquet.

– La voici, répondit Keinec.

La torche rallumée, ils entrèrent. Parmi tousces sépulcres rangés symétriquement, la tête adossée à la muraille,on en distinguait un, le dernier, dont la teinte plus claireattestait une construction récente ; des fragments du plâtreencore frais qui avait servi à sceller la dalle étaient éparsautour de ce tombeau. Marcof, avant de s’en approcher, se dirigeavers celui qui le précédait. C’était la tombe du père du marquis deLoc-Ronan. Il s’agenouilla et pria longuement. Keinec l’imita. Puisse relevant, il revint à la dernière tombe qui se trouvaitnaturellement placée la première en entrant dans le caveau.

– C’est là qu’il repose !murmura-t-il.

Et, prenant une résolution :

– Keinec, dit-il, à l’œuvre, mongars !…

– Que veux-tu donc faire,Marcof ?

– Enlever cette pierre, d’abord.

– Et ensuite ?

– Retirer le cercueil, l’ouvrir,embrasser une dernière fois le marquis, et le recoucher ensuitedans sa dernière demeure !…

– Une profanation, Marcof !…

– Non ! je te le jure ! J’ai ledroit d’agir ainsi que je veux le faire !…

– Marcof !…

– Ne veux-tu pas me prêter tonaide ?

– Mais, songe donc…

– Pas de réflexion, Keinec, interrompitMarcof ; réponds oui ou non. Pars ou reste !

– Je suis venu avec toi, dit Keinec aprèsun silence ; je t’ai promis de t’aider et je t’aiderai.

– Merci, mon gars. Et maintenantmettons-nous à l’œuvre sans plus tarder. Travaillons, Keinec !et, je te le répète encore, que ta conscience soit en repos. J’aile droit de faire ce que je fais.

– Je ne te comprends pas, Marcof ;mais, n’importe, dispose de moi !

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