Marcof-Le-Malouin

Chapitre 15LES HÉRITIERS PRESSÉS.

Le comte et son compagnon courbèrent la têtesous cet arrêt sans appel prononcé à voix haute. Ils se retirèrentensuite à pas lents, au milieu des témoignages d’estime et desympathie. Arrivés à la porte de la chapelle, ils en franchirentsilencieusement le seuil. Mais une fois dans, la cour, ilstraversèrent une voûte, descendirent au jardin, et, ayant trouvé unendroit solitaire :

– Eh bien ! docteur ? demandabrusquement le chevalier en s’adressant au médecin.

– Eh bien ! messieurs, j’ai dit lavérité, répondit froidement celui-ci. Le marquis de Loc-Ronan estbien mort.

– Rien n’est simulé ?

– Tout est vrai.

– Vous en répondez ?

– J’en fais serment. Au reste, si vousdoutez de mes paroles, adressez-vous à quelqu’un de mesconfrères.

– Inutile ! répondit le comte enfrappant du pied avec colère ; inutile ! Nous n’avonsplus besoin de vous, docteur.

– Je puis repartir ?

– Quand vous voudrez.

– Nous vous reverrons ce soir à Quimper,ajouta le chevalier, et nous vous récompenserons de vos peines etde vos bons soins.

Le médecin s’inclina et sortit du petit parc.Les deux hommes, demeurés seuls, se regardèrent pendant quelquesminutes avec anxiété. Puis le comte laissa s’échapper de ses lèvresune série de malédictions qui, si elles eussent été entendues,auraient singulièrement compromis sa douleur affectée.

– Sang du Christ !murmura-t-il ; corps du diable ! nous sommes ruinés,Raphaël !

– Chut ! pas de noms propresici ! répliqua vivement le chevalier.

Il y eut un instant de silence. Tout à coup lecomte releva fièrement la tête. Une pensée soudaine illumina sonfront soucieux.

– Que faire ? demanda lechevalier.

– Voir Jocelyn à l’instant même.

– Pourquoi ?

– J’ai un projet.

– Est-il bon, ce projet ?

– Tu en jugeras, Raphaël, viens avecmoi.

Le comte rencontra Jocelyn dans la cour. Ilalla droit à lui, et, le prenant à part :

– Nous avons à vous parler, luidit-il.

– À moi ? répondit le serviteurétonné.

– À vous-même, sans retard et sanstémoins.

– Mais, dans un semblable moment…balbutia Jocelyn.

– C’est justement le moment qui nousdécide et qui nous fournira le sujet de notre conférence.

– Soit, messieurs, je suis à vosordres…

– Alors conduisez-nous quelque part oùl’on ne puisse nous entendre.

– Montons à la bibliothèque.

– Montons !

Les trois hommes gravirent rapidement lepremier étage de l’escalier du château. Jocelyn introduisit sesdeux interlocuteurs dans la petite pièce que nous connaissons déjà.Rien n’y était changé. Les livres que le marquis avait feuilletésla veille au matin étaient encore ouverts sur la table. Jocelynpoussa un soupir. Le comte et le chevalier n’y prêtèrent pas lamoindre attention. Seulement ils s’assurèrent que personne nepouvait les entendre. Cette précaution prise, ils attirèrent à euxdes siéges.

– Pas là ! s’écria Jocelyn en voyantle comte s’emparer du fauteuil armorié que nous avons décritprécédemment.

– Que dites-vous ?

– Je dis que vous ne vous assiérez pasdans ce fauteuil, fit résolûment le serviteur en éloignant cemeuble révéré.

– Ah ! c’est le fauteuil de feu lemarquis ! répondit le comte avec insouciance et en prenant unautre siége. Soit, je ne vous contrarierai pas pour si peu. Puis jevous jure que la chose m’est complètement indifférente.

– Jocelyn, dit à son tour le chevalier,mon frère a le désir de vous faire une communicationimportante.

– Je vous écoute, répondit Jocelyn endemeurant debout, non par respect, mais par habitude. Seulement jevous ferai observer que j’ai peu de temps à vous donner.

– Oh ! soyez sans crainte, estimableJocelyn, fit le comte en souriant ; je serai bref dans mondiscours, et il ne tiendra qu’à vous de terminer promptement notreconversation…

– Veuillez donc commencer…

– Ça, d’abord, maître valet ! il mesemble que vous manquez étrangement, vis-à-vis de nous, au respectqu’un manant de votre sorte doit à deux gentilshommes tels que lechevalier de Tessy et moi.

– Tout manant que je sois, réponditJocelyn avec hauteur, sachez bien que j’ai quelque influence ici.Tous ces braves paysans qui remplissent la cour et le parcadoraient mon pauvre maître ; si je leur disais que lestortures que vous lui avez infligées l’ont conduit au tombeau,soyez convaincus que vous ne sortiriez pas vivants de ce château,et que, tout bons gentilshommes que vous puissiez être, vous seriezinfailliblement pendus aux grilles avant que cinq minutes sefussent écoulées…

– Oses-tu bien parler ainsi,drôle ?

– Êtes-vous curieux d’en fairel’expérience ?…

Jocelyn se dirigeait vers la porte.

– Nous ne sommes pas venus pour discuteravec vous, fit vivement le chevalier. Écoutez-nous, mon cherJocelyn, et vous agirez ensuite comme bon vous semblera.

– Eh bien ! je vous l’ai déjàdit ; parlez promptement, messieurs, je vous écoute…

– Jocelyn, reprit le comte, vous avieztoute la confiance de votre maître ?

– J’avais effectivement cet honneur.

– Vous n’avez jamais quitté le marquisdepuis trente ans…

– Cela est vrai.

– Donc, vous nous connaissez tous deux,mon frère et moi, et vous n’ignorez pas de quelle nature étaientnos relations avec le marquis ?

Jocelyn ne répondit pas. Le comte de Fougueraycontinua :

– Je prends votre silence pour uneréponse affirmative. Donc, vous savez que votre maître était ennotre puissance, et que son honneur était entre nos mains. Or, vousdevez savoir aussi que l’honneur d’un gentilhomme surtout lorsquece gentilhomme est un Loc-Ronan, vous devez savoir, dis-je, que cethonneur ne meurt point au moment où la vie s’éteint.

– Je ne vous comprends pas.

– En d’autres termes, je veux dire que,vivant ou mort, le marquis de Loc-Ronan peut être déshonoré parnous.

– Quoi ! vous voudriez ?…

– Attendez donc ! La mort du marquisest un obstacle à l’exécution de certaines conventions arrêtéesentre nous, conventions d’où dépend notre fortune à venir, et dontl’inexécution nous porte un préjudice déplorable. Or, vouscomprenez sans peine que nous éprouvions en ce moment quelquesvelléités de vengeance contre ce marquis qui vient nousfrustrer !… Il est mort, cela est vrai, et nous ne pouvonsnous en prendre à son corps ; mais sa mémoire et son nom nousrestent, et nous sommes décidés à les livrer à l’infamie !

– Mais c’est horrible ! s’écriaJocelyn.

– Que pensez-vous de cette résolution,estimable serviteur ? parlez sans crainte…

– Je pense que vous êtes desmisérables !

– Paroles perdues que toutcela !

– Et vous croyez que je vous laisseraiagir ?

– Parbleu !

– Eh bien ! vous voustrompez !

– Vraiment ?

– Je vais…

– Ameuter ces drôles contre nous ?interrompit le comte en désignant les paysans assemblés dans lacour. Erreur, mon cher, grave erreur ! Ce serait le moyen leplus certain de voir déshonorer à l’instant la mémoire de votremaître. Nous ne sommes pas si nigauds que de nous être mis de cettefaçon à la merci des gens ! Nous jeter ainsi dans la gueule duloup, pour qu’il nous croque !… Allons donc ! Lechevalier et moi sommes des gens fort adroits, mon cher Jocelyn.Vous avez vu, lorsqu’il y a quelques jours le marquis voulut fairede nous un massacre général, qu’il a suffi d’un seul mot pour ledésarmer et l’amener à composition ? Sachez bien, mon braveami, que les papiers qui renferment les secrets de la vie de votremaître sont déposés à Quimper, entre les mains d’une personne quinous est toute dévouée… Si, par un hasard quelconque, nous nereparaissions pas ce soir, ces papiers seraient remis à l’instantentre les mains de la justice. Or, vous n’ignorez pas, vous quiêtes au courant des événements politiques, que la justice aimeassez en ce moment à courir sus aux bons gentilshommes, pourflatter les instincts populaires en vue de ce qui doitarriver ? Donc, quoi que vous fassiez, si nous ne nousentendons pas, le marquis de Loc-Ronan, mort ou vivant, serajugé !

– Vous n’oseriez évoquer cetteaffaire ! répondit Jocelyn.

– Pourquoi pas ?

– Parce que je raconterais la vérité,moi !

– Vraiment !

– Je dirais ce que vous avez fait.

– Et quoi donc ! qu’avons-nousfait ?

– Je dirais que vous avez spéculé sur cesecret pour arracher des sommes énormes à mon maître. Enfin, jeraconterais votre dernière visite.

– Bah ! on ne vous croiraitpas !

– On ne me croirait pas ! s’écriaJocelyn avec impétuosité.

– Eh non ! Quelle preuveavez-vous ? Nous démentirons vos paroles.

– Mon Dieu ! Mais enfin quevoulez-vous de moi ?

– Vous prévenir que nous allons agir.

– Oh ! non ! vous ne le ferezpas !…

– Si fait, parbleu !

– Messieurs ! messieurs ! jevous en conjure ! Rappelez-vous que mon pauvre maître vous atoujours comblés de bienfaits. Ne déshonorez pas sa mémoire nerévélez pas cet affreux mystère, oh ! je vous ensupplie !… Voyez ! je me traîne à vos genoux. Dites,dites que vous ne remuerez pas les cendres qui reposent au fondd’un cercueil ? Mon Dieu ! mais quel intérêt vouspousserait ? La vengeance est stérile !

Tout en parlant ainsi, Jocelyn, les yeuxpleins de larmes, les mains suppliantes, s’adressait tour à tour auchevalier et au comte. En voyant le désespoir du fidèle serviteur,le comte lança à son compagnon un regard de triomphe. Puis,revenant à Jocelyn, il sembla prêt à se laisser fléchir.

– Peut-être dépend-il de vous que nousn’agissions pas ainsi que nous l’avons résolu, dit-il.

– Eh ! que dois-je faire pourcela ?

– Répondre franchement.

– À quoi ?

– À ce que nous allons vous demander.

– Parlez donc, messieurs, et si je puisvous répondre selon vos désirs, je le ferai.

– Le marquis a-t-il fait untestament ?

– Je n’en sais rien ; mais je ne lecrois pas.

– Alors, n’ayant eu aucun enfant de sesdeux mariages, ses biens reviendront à des collatéraux ?

– C’est possible.

Le comte et le chevalier poussèrent un profondsoupir.

– Jocelyn, dit brusquement le comte,venons au fait. Nous ne pouvons malheureusement rien prétendre surl’héritage ; mais, avant que la justice soit venue ici mettreles scellés, nous sommes les maîtres de la maison… Or, la justiceva venir avant une heure ; d’ici là, agissons.

– Que voulez-vous donc ? demandaJocelyn.

– Nous voulons que tu nous livresimmédiatement tout ce qu’il y a au château, d’or, d’argent et depierreries…

– Mais…

– Oh ! n’hésite pas ! l’honneurde ton maître te met à notre discrétion ;souviens-toi !…

– Messieurs, je ne puis…

– Dépêche-toi !… te dis-je.

– On m’accusera de vol ! Encore unefois…

– Encore une fois, dépêche-toi ! ou,je te le jure par tous les démons de l’enfer ! si tu nouslaisses sortir d’ici les mains vides, avant qu’il soit nuit, nousaurons publié dans tout le pays la bigamie du marquis deLoc-Ronan.

Jocelyn demeura pendant quelques secondesindécis. Un violent combat se lisait sur sa figure et contractaitsa physionomie expressive. Enfin, il sembla avoir pris unparti.

– Venez ! dit-il, je vais faire ceque vous me demandez, mais que le crime en retombe survous !

– C’est bon ! nous achèterons desindulgences à Rome ! répondit le marquis ; nous sommes aumieux avec trois cardinaux !…

Jocelyn conduisit les deux hommes dans unepièce voisine qui contenait les annales du château et de la familledes Loc-Ronan. Il prit une clef qu’il tira de la poche de sonhabit, et il ouvrit une énorme armoire en chêne toute doublée defer. Cette armoire était, à l’intérieur, composée de diverscompartiments. Le comte exigea qu’ils fussent ouvertssuccessivement. À l’exception d’un seul, ils renfermaient despapiers. Mais ce que contenait le dernier valait la peine d’unerecherche minutieuse. Il y avait là, enfermées dans une petitecaisse en fer ciselé, des valeurs pour plus de cent cinquante millelivres ; les unes en des traites sur l’intendance de Brest,d’autres sur celle de Rennes ; puis des diamants de famillenon montés, de l’or pour une somme de près de trente mille livres,etc., etc.

Le comte et le chevalier, éblouis par la vuede tant de richesses et n’espérant pas trouver un pareil trésor, nepurent retenir un mouvement de joie. Sans plus tarder ilss’emparèrent des traites, toutes au porteur, et des diamants qu’ilsfirent disparaître dans leurs poches profondes. À les voir ainsiâpres à la curée, on devinait les bandits sous les gentilshommes.Jocelyn les connaissait bien, probablement, car il ne s’étonnapas.

Restait l’or dont le volume offrait unobstacle pour l’emporter facilement. Le comte fit preuve alors detoute l’ingéniosité de son esprit fertile en expédients. Après enavoir fait prendre au chevalier et après en avoir pris lui-mêmetout ce qu’ils pouvaient porter, il versa le reste des louis dansune sacoche qu’il se fit donner par Jocelyn. Puis, dégrafant sonmanteau, il l’enroula autour du sac et il passa le tout sur sonbras en arrangeant les plis de manière à dissimuler le fardeau.

– Là ! dit-il quand cela futfait ; maintenant, mon brave Jocelyn, tu vas nous reconduireavec force politesse, et pour te récompenser de ton zèle, nous tejurons que tu n’entendras plus jamais parler de nous !

Jocelyn leva les yeux au ciel en signe deremerciement et s’empressa de précéder les deux larrons.

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