Marcof-Le-Malouin

Chapitre 21LES DEUX RIVAUX.

En voyant les gendarmes serrer leurs rangs etse mettre en bataille, le vieil Yvon s’était précipité vers sademeure.

– Yvonne ! cria-t-il.

– Mon père ? répondit la jeune filletoute tremblante.

– Où est Jahoua ?

– À Penmarkh, père, vous le savezbien.

– Est-ce qu’il ne va pasrevenir ?

– Si, père, je l’attends.

Pendant ces mots échangés rapidement, levieillard avait décroché un fusil pendu au-dessus de lacheminée.

– Écoute, dit-il à sa fille. Tu vassortir par le verger.

– Oui, père.

– Tu prendras la traverse par lesgenêts.

– Oui, père.

– Tu gagneras la route de Penmarckh, tuiras au-devant de Jahoua, et tu lui diras de hâter sa venue…

– Oui, père.

– Nous n’avons pas trop de gars ici…

– Oh ! mon Dieu ! s’écriaYvonne, on va donc se battre ?

– Tu le vois.

– Oh ! mon père, prenez garde…

– Silence, enfant ; songe à mesordres et obéis.

– Oui, père, répondit la jeune fille enprésentant son front au vieillard. Celui-ci embrassa tendrementYvonne, la poussa vers le verger, et la suivant de l’œil :

– Au moins, murmura-t-il, elle sera àl’abri de tout danger !

Et Yvon, s’élançant au dehors, rejoignit sesamis. En ce moment, l’officier qui avait pris le commandementrenouvelait l’ordre d’exécuter la loi. Les paysans, faisant bonnecontenance, répondaient aux menaces par des huées.

*

**

Une demi-heure avant que les gendarmes nepénétrassent dans le village de Fouesnan, Jahoua, le fiancé de lajolie Yvonne, suivait en trottant sur son bidet ce chemin desPierres-Noires, dans lequel il avait couru jadis un si granddanger. L’amoureux fermier, tout entier aux rêves enchanteurs quefaisait naître dans son esprit la pensée de son prochain mariage,chantonnait gaiement un noël, laissant marcher son cheval à safantaisie.

Ce cheval était le même qui avait eu l’honneurde recevoir Yvonne sur sa croupe rebondie, lors du retour despromis de leur voyage à l’île de Groix. L’imagination emportée dansles suaves régions du bonheur, Jahoua se voyait, dans l’avenir,entouré d’une nombreuse progéniture, criant, pleurant et dansantdans la salle basse de la ferme. De temps en temps il portait lamain à la poche de sa veste, en tirait un petit paquet sous formede boîte, l’ouvrait et s’extasiait. Cette petite boîte renfermaitune magnifique paire de boucles d’oreilles qu’un pêcheur,commissionné par le fermier à cet effet, avait rapportée ce jourmême de Brest. Jahoua souriait en pensant à la joie qu’allaitéprouver sa coquette fiancée. Alors il activait l’allure du bidet.Déjà l’extrémité du clocher de Fouesnan lui apparaissait au-dessusdes bruyères. Encore une demi-heure de route et il serait arrivé.C’était précisément à ce moment que les gendarmes opéraient leurentrée dans le village.

Et apercevant le clocher du village, Jahouaprécipita l’allure de son cheval ; mais il n’avait pas faitcent pas en avant qu’un homme, écartant brusquement les ajoncs, sedressa devant lui, à un endroit où la route faisait coude.

Cet homme, à la figure pâle, aux yeux égarés,était Keinec.

Jahoua n’avait d’autre arme que son pen-basKeinec tenait à la main sa carabine. Les deux hommes demeurèrent unmoment immobiles, les regards fixés l’un sur l’autre.

Jahoua était brave. En voyant son rival, ildevina sur-le-champ qu’une scène tragique allait avoir lieu.Néanmoins son visage n’exprima pas la moindre crainte, et,lorsqu’il parla, sa voix était calme et sonore.

– Que me veux-tu, Keinec ?demanda-t-il.

– Tu le sais bien, Jahoua : net’es-tu pas demandé quelquefois si tu devais redouter mavengeance ?

– Pourquoi la redouterais-je ?Qu’as-tu à me reprocher pour me parler ainsi devengeance ?

– Tu oses le demander, Jahoua !Faut-il donc te rappeler les serments d’Yvonne et satrahison ?

– Écoute, Keinec, répondit le fermier,moi aussi, depuis longtemps, je désirais trouver une occasion de teparler sans témoins.

– Toi ? fit le marin avecétonnement.

– Moi-même, car une explication estnécessaire entre nous, et le bonheur et la tranquillité d’Yvonne endépendent. Keinec, tu me reproches de t’avoir enlevé l’amour decelle que tu aimes. Keinec, tu reproches à Yvonne d’avoir trahi sesserments. Tu nous menaces tous deux de ta vengeance, et si tu n’aspas fait jusqu’à présent un malheur, c’est que la volonté de Dieus’y est opposée ! Est-ce vrai ?

– Cela est vrai, répondit Keinec.

– Réfléchis, mon gars, avant de songer àcommettre un crime. Que t’ai-je fait, moi ? Je ne teconnaissais pas. Tu passais pour mort dans le pays. Je vis Yvonneet je l’aimai. Est-ce que j’agissais contre toi, dont j’ignoraisl’existence ? De son côté, Yvonne t’avait longtempspleuré ! Yvonne te croyait à jamais perdu !… Voulais-tuque, jeune et jolie comme elle l’est, elle se condamnât à vivredans une éternelle solitude ?…

– Jahoua, interrompit Keinec avecviolence, je ne suis pas venu pour écouter ici des explicationsquelles qu’elles soient !…

– Pourquoi es-tu venu alors ?

– Pour te tuer !

– Je suis sans armes, Keinec ;veux-tu m’assassiner ?

– N’as-tu pas assassiné monbonheur ?

– Tuer un homme qui ne peut se défendre,c’est l’acte d’un lâche !

– Eh bien ! je serai lâche !que m’importe.

Et Keinec, saisissant sa carabine, l’armarapidement. Jahoua pâlit, mais il ne bougea point.

– Écoute, dit Keinec, dont le visagedécomposé était plus livide et plus effrayant que celui dufermier ; écoute, je ne veux pas tuer l’âme en même temps quele corps. Je t’accorde cinq minutes pour faire ta prière…

– Je refuse ! répondit Jahoua.

– Tu ne veux pas te mettre en paix avecDieu ?

– Dieu nous voit tous deux, Keinec ;Dieu lit dans nos cœurs ; Dieu nous jugera.

– Voyons ; jures-tu de renoncer àYvonne ?

– Jamais !

– Alors, malheur à toi, Jahoua ! Tuviens de prononcer ton arrêt ! Tu es décidé à mourir ? Ehbien ! meurs sans prières !… meurs comme unchien !

Et, relevant sa carabine avec impétuosité, ill’épaula, appuya son doigt sur la détente et fit feu. L’amorcebrûla seule. Keinec poussa un cri de rage. Jahoua respirafortement.

– Invulnérable ! invulnérable !s’écria le jeune marin ; Carfor l’avait bien dit !

– Keinec, fit Jahoua avec calme, à tontour tu es désarmé !

– Eh bien ! répondit Keinec enrelevant la tête.

– Tu es désarmé, Keinec, et moi j’ai monpen-bas !

En disant ces mots, Jahoua franchit d’un seulbond le talus de la route, et se tint debout à trois pas de Keinec.Ce dernier saisit sa carabine par le canon, et la fit tournoyercomme une massue. Les deux hommes se regardèrent face à face, etdemeurèrent pendant quelques secondes dans une menaçanteimmobilité. On devinait qu’entre eux la lutte serait terrible, carils étaient tous deux de même âge et de même force.

Ils demeurèrent là, les yeux fixés sur lesyeux, presque pied contre pied, la tête haute, les bras prêts àfrapper. Ils allaient s’élancer. Tout à coup un bruit de fusilladeretentit derrière eux dans le lointain.

– C’est à Fouesnan qu’on se bat, s’écriaJahoua.

– Qu’est-ce donc ? fit Keinec à sontour.

– Yvonne est peut-être endanger !

– Eh bien ! si cela est, si, commetu le dis, un danger menace Yvonne, c’est moi seul qui la sauverai,Jahoua !

Et Keinec, s’élançant sur son ennemi, lesaisit à la gorge. D’un commun accord ils avaient abandonné, l’unson pen-bas, l’autre sa carabine. Ils voulaient sentir leurs ongless’enfoncer dans les chairs palpitantes ! Ils restèrent ainsiimmobiles de nouveau, essayant mutuellement de s’enlever de terre.Les veines de leurs bras se gonflaient et semblaient des cordestendues. Leurs yeux injectés de sang lançaient des éclairs fauves.L’égalité de puissance musculaire de chacun d’eux annihilait pourainsi dire leurs forces.

Jahoua avait franchi l’espace qui le séparaitde Keinec, ainsi que nous l’avons dit. Ils luttaient donc tous deuxsur le talus coupé à pic de la chaussée. Insensiblement ils serapprochaient du bord. Enfin Jahoua, dans un effort suprême pourrenverser son adversaire, sentit son pied glisser sur la crête dutalus. Il enlaça plus fortement Keinec, et tous deux, sans pousserun cri, sans cesser de s’étreindre, roulèrent d’une hauteur de septou huit pieds sur les cailloux du chemin.

La violence de la chute les contraignit à sedisjoindre. Chacun d’eux se releva en même temps. Silencieuxtoujours, ils recommencèrent la lutte avec plus d’acharnementencore. Il était évident que l’un de ces deux hommes devait mourir.Déjà Jahoua faiblissait. Keinec, qui avait mieux ménagé ses forces,roidissait ses bras, et ployait lentement en arrière le corps dufermier.

Le sang coulait des deux côtés. Un râle sourds’échappait de la poitrine des adversaires entrelacés. Enfin Jahouafit un effort désespéré. Rassemblant ses forces suprêmes, ilétreignit son ennemi. Keinec, ébranlé par la secousse, fit un pasen arrière. Dans ce mouvement, son pied posa à faux sur le bordd’une ornière profonde. Il chancela. Jahoua redoubla d’efforts, ettous deux roulèrent pour la seconde fois sur la chaussée, Keinecrenversé sous son adversaire.

Profitant habilement de l’avantage de saposition, le fermier s’efforça de contenir les mouvements de Keinecet de l’étreindre à la gorge pour l’étrangler. Déjà ses doigtscrispés meurtrissaient le cou du marin. Keinec poussa un crirauque, roidit son corps, saisit le fermier par les hanches, et,avec la force et la violence d’une catapulte, il le lança de côté.Se relevant alors, il bondit à son tour sur son ennemiterrassé.

Encore quelques minutes peut-être, et de cesdeux hommes il ne resterait plus qu’un vivant. En ce moment, legalop d’un cheval lancé à fond de train retentit sur les pierres dela route dans la direction du village. Ce galop se rapprochaitrapidement de l’endroit où luttaient les deux rivaux. Jahoua etKeinec n’y prêtèrent pas la moindre attention, non plus qu’à lafusillade qui retentissait sans relâche. Liés l’un à l’autre, tousdeux n’avaient qu’une volonté, qu’une pensée, qu’unsentiment : celui de se tuer mutuellement. La lutte était tropviolente pour pouvoir être longue encore.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer