Marcof-Le-Malouin

Chapitre 4LE CHEMIN DES PIERRES-NOIRES.

La fureur de la tempête arrivait à son déclin.La nuit était sombre encore, mais les nuages, déchirés par larafale, permettaient de temps à autre d’apercevoir un coin du cielbleu éclairé par le scintillement de quelques étoiles. Les feux dela Saint-Jean, allumés sur tous les points de la campagne,formaient une illumination pittoresque.

En sortant de Penmarckh, les deux jeunes genss’engagèrent dans un sentier encaissé et bordé d’un rideau d’ajoncsentremêlés de chênes séculaires. Ce sentier se nommait le chemindes Pierres-Noires. Il devait cette dénomination à des vestiges demonuments druidiques noircis par le temps, qui s’élevaient à unepetite distance de Penmarckh, et auxquels il conduisait.

Au moment où Jahoua et Yvonne, bâtissantprojets sur projets, négligeaient le présent pour ne songer qu’àl’avenir, un homme, traversant la campagne en ligne droite, gagnaitrapidement le chemin creux. Cet homme était Keinec, qui, son fusilen bandoulière, son pen-bas à la main, courait sur les roches avecl’agilité d’un chamois. En quelques minutes, il eut atteint lacrête du talus qui bordait le sentier. Là, il se coucha àplat-ventre. Écartant sans bruit et avec des précautions infiniesles branches épineuses des ajoncs, il prêta l’oreille d’abord, puisensuite il avança lentement la tête. Il entendit les sabots de lajument grise de Jahoua résonner sur les pierres du chemin, et ilvit venir de loin, à travers l’ombre, les deux amoureux. Alors serelevant d’un bond, prenant ses sabots à la main, il courutparallèlement au sentier jusqu’à un endroit où celui-ci décrivaitun coude pour s’enfoncer dans les terres. Les ajoncs, plus épais,formaient un rideau impénétrable. Keinec les élagua avec soncouteau. Cela fait, il planta en terre une petite fourche, etappuyant sur cette fourche le canon de sa carabine, ilattendit :

Yvonne et Jahoua riaient en causant. À mesurequ’ils avançaient dans le pays, les feux allumés pour la Saint-Jeandevenaient de plus en plus distincts. Les montagnes et la plaineoffraient le coup d’œil féerique d’une splendide illumination.

– Voyez-vous, ma belle Yvonne ?Notre-Dame de Groix a eu pitié de nous ; elle nous a sauvés dela tempête. Elle a calmé l’orage pour que nous puissions achever laroute sans danger.

– La première fois que nous retourneronsà Groix, il faudra faire présent à Notre-Dame d’une pièce de toilefine pour son autel, répondit la jeune fille.

– Nous la lui porterons ensemble aussitôtaprès notre mariage.

– Ah ! prenez donc garde !votre jument vient de butter !

– C’est qu’elle a glissé sur une roche.Mais voilà que nous atteignons le coude du sentier, et de l’autrecôté, la chaussée est meilleure.

Les deux jeunes gens approchaient en effet del’endroit où Keinec se tenait embusqué. La crosse de la carabinesolidement appuyée sur son épaule, le doigt sur la détente, dansune immobilité absolue, Keinec était prêt à faire feu.

Les voyageurs s’avançaient en lui faisantface. Mais la jument grise allait à petits pas ; elles’arrêtait parfois, et Jahoua ne songeait guère à lui faire hâtersa marche.

De la main gauche, le malheureux Keineclabourait sa poitrine que déchiraient ses ongles crispés. Enfin lemoment favorable arriva. Keinec voulut presser la détente, mais samain demeura inerte, un nuage passa sur ses yeux. Sa tête s’inclinalentement sur sa poitrine. Puis, par une réaction puissante, ilrevint à lui soudainement. Mais les deux jeunes gens étaientpassés, et c’était maintenant Yvonne qu’il allait frapper lapremière. Deux fois Keinec la coucha en joue. Deux fois sa maintremblante releva son arme inutile.

– Oh ! je suis un lâche !murmura-t-il avec rage.

Et Keinec se relevant et prenant sa course,bondit sur la falaise pour devancer de nouveau les deux promis. Lespauvres jeunes gens continuaient gaiement leur route, ignorant quela mort fût si près d’eux, menaçante, presque inévitable.

Au moment où Keinec franchissait légèrement unpetit ravin, il se heurta contre un homme qui se dressa subitementdevant lui. En même temps il sentit une main de fer lui saisir lepoignet et le clouer sur place, sans qu’il lui fût possible defaire un pas en avant.

– Ne vois-tu pas, Keinec, dit une voixlente, que tu ne dois pas les tuer ?

– Ian Carfor ! s’écria Keinec.

– Tu es jeune, Yvonne l’est aussi ;l’avenir est grand, et Yvonne n’est pas encore la femme deJahoua !…

– Elle le sera dans sept jours !

– En sept jours, Dieu a créé le monde ets’est reposé ! Crois-tu qu’il ne puisse en sept jours délierun mariage ?

– Que dis-tu, Carfor ?

– Rien ce soir ; mais, si tu leveux, demain je parlerai…

– À quelle heure ?

– À minuit.

– Où cela ?

– À la baie des Trépassés.

– J’y serai.

– Tu m’apporteras un bouc noir et deuxpoules blanches, ton fusil, tes balles et ta poudre.

– Ensuite ?

– J’interrogerai les astres, et tuconnaîtras la volonté de Dieu.

Ian Carfor s’éloigna dans la direction despierres druidiques auxquelles aboutissait le chemin creux.

Keinec, appuyé sur son fusil, le regardajusqu’au moment où il disparut dans les ténèbres. Quand il l’eutcomplètement perdu de vue, il désarma sa carabine, il la jeta surson épaule, il s’avança jusqu’au bord du chemin et il se laissaglisser le long du talus.

Une fois sur la chaussée, il se dirigea versle village en murmurant à voix basse :

– Il faut que je la revoieencore !

En ce moment, Yvonne et Jahoua atteignaientFouesnan, dont la population tout entière dansait joyeusementautour d’un immense brasier.

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