Marcof-Le-Malouin

Chapitre 22YVONNE.

Tandis que les gendarmes procédaient àl’arrestation du recteur de Fouesnan, Yvonne, sur l’ordre de sonpère, avait pris en toute hâte la route de Penmarckh pour allerau-devant de son fiancé, et presser son arrivée au village. Danscette circonstance solennelle, le vieil Yvon voulait que son futurgendre fît cause commune avec les gars du pays. Yvonne traversadonc rapidement le verger et s’élança dans les genêts pour couperau plus court. La jeune fille marchait rapidement.

Les gendarmes étaient arrivés vers la chute dujour. C’était donc à cette heure indécise, où la lumière mourantelutte faiblement avec l’obscurité, que se passaient lesévénements.

La jolie Bretonne, vive et légère commel’hirondelle, rasait la terre de son pied rapide. Déjà elleatteignait le rebord de la route, lorsqu’une exclamation pousséeprès d’elle l’arrêta brusquement dans sa course. Avant qu’elle eûtle temps de reconnaître le côté d’où partait ce bruit inattendu,deux bras vigoureux la saisirent par la taille, l’enlevèrent deterre et la renversèrent sur le sol. Yvonne voulut se débattre, etsa bouche essaya un cri. Mais un mouchoir noué rapidement sur seslèvres étouffa sa voix, et ses mains, attachées par un nœud coulantpréparé d’avance, ne purent lui venir en aide pour la résistance.Trois hommes l’entouraient. Sans prononcer un seul mot, l’un de ceshommes prit la jeune fille dans ses bras et courut vers la route.Avant de descendre le talus, il regarda attentivement autour delui. Assuré qu’il n’y avait personne qui pût gêner ses projets, ils’élança sur la chaussée.

Un vigoureux bidet d’allure était attaché auxbranches d’un chêne voisin. L’inconnu déposa Yvonne sur le cou ducheval et sauta lui-même en selle. Ses deux compagnons s’avancèrentalors. Le cavalier prit une bourse dans sa poche et la jeta à leurspieds. Puis, soutenant Yvonne de son bras droit, et rendant del’autre la main à sa monture, il partit au galop dans la directionde Penmarckh.

La nuit descendait rapidement. Du côté deFouesnan, la fusillade augmentait d’intensité. À peine le chevalemportant Yvonne et son ravisseur avait-il fait deux cents pas, quece dernier aperçut deux ombres se mouvant sur la route d’une façonbizarre.

– Que diable est cela ? murmura-t-ilen ralentissant un peu le galop de sa monture.

Il essaya de percer les ténèbres en fixant sonregard sur le chemin ; mais il ne distingua pas autre chosequ’une forme étrange et double roulant sur la chaussée. Un momentil parut vouloir retourner en arrière. Mais le bruit de lafusillade, arrivant plus vif et plus pressé, lui fit abandonner cedessein.

– En avant ! murmura-t-il en piquantson cheval et en armant un pistolet qu’il tira de l’une des fontesde sa selle.

La pauvre Yvonne s’était évanouie. Le chevalavançait avec la rapidité de la foudre. Déjà les ombres n’étaientqu’à quelques pas, et l’on pouvait distinguer deux hommes luttantl’un contre l’autre avec l’énergie du désespoir. Le cavalierrassembla son cheval et s’apprêta à franchir l’obstacle. Le cheval,enlevé par une main savante, s’élança, bondit et passa. La violencedu soubresaut fit revenir Yvonne à elle-même. Elle ouvrit les yeux.Ses regards s’arrêtèrent sur le visage de son ravisseur. Alors,d’un geste rapide et désespéré, elle brisa les liens qui retenaientses mains captives ; elle écarta le mouchoir qui lui couvraitla bouche, et elle poussa un cri d’appel.

– Malédiction ! s’écria le cavalieren lui comprimant les lèvres avec la paume de sa main, et ilprécipita de nouveau la course de son cheval.

Cependant au cri suprême poussé par Yvonne,les deux combattants s’étaient arrêtés en frissonnant. D’un seulbond ils furent debout.

– As-tu entendu ? demandaKeinec.

– Oui, répondit Jahoua.

En ce moment la fusillade retentit avec unredoublement d’énergie. Les deux hommes se regardèrent : ilsne pensaient plus à s’entre-tuer. Tous deux aimaient trop Yvonnepour ne pas sacrifier leur haine à leur amour. Dans l’apparitionfantastique de ce cheval emportant deux corps enlacés, dans ce cride terreur, dans cet appel gémissant poussé presque au-dessus deleurs têtes, ils avaient cru reconnaître la forme gracieuse et lavoix altérée d’Yvonne. Puis, voici que la fusillade quiretentissait du côté de Fouesnan venait donner un autre cours àleurs pensées.

– On se bat au village !murmurèrent-ils ensemble.

Et, de nouveau, ils demeurèrent indécis. Maisces indécisions successives durèrent à peine une seconde. Keinecprit sur-le-champ un parti.

– Jahoua, dit-il, tu es brave ;jure-moi de te trouver demain, au point du jour, à cette mêmeplace.

– Je te le jure !

– Maintenant, un cri vient de retentir etune ombre a passé sur nos têtes. J’ai cru reconnaître Yvonne.

– Moi aussi.

– Si cela est, elle est en péril…

– Oui.

– Sauvons-la d’abord ; nous nousbattrons ensuite.

– Tu as raison, Keinec ;courons !

– Attends ! On se bat àFouesnan.

– Je le crois.

– Peut-être avons-nous été le jouet d’uneillusion tout à l’heure.

– C’est possible.

– Cours donc à Fouesnan, toi, Jahoua.

– Et toi ?

– Je me mets à la poursuite de ce chevalmaudit !

– Non ! non ! je ne te quittepas. Si on violente Yvonne, je veux la sauver…

– Cependant si nous nous sommestrompés ?

– Non ; c’était Yvonne, tedis-je ! j’en suis sûr !

– Je le crois aussi ; il me semblel’avoir reconnue mais encore une fois, cependant, nous pouvons nousêtre trompés, et dans ce cas nous la laisserions donc à Fouesnanexposée au tumulte et au danger du combat qui s’y livre !

– Eh bien ! dit Jahoua, va àFouesnan, toi !

– Non ! non !… Je poursuivraice cavalier.

Les deux jeunes gens se regardèrent encoreavec des yeux brillants de courroux : leur volonté, qui secontredisait, allait peut-être ranimer la lutte. Jahoua se baissaet ramassa une poignée de petites pierres.

– Que le sort décide ! s’écria-t-il.Pair ou non ?

– Pair ! répondit Keinec.

La main du fermier renfermait six petitscailloux. Le jeune marin poussa un cri de joie.

– Va donc à Fouesnan, dit-il ; moije vais couper le pays et gagner la mer. C’est là que le cheminaboutit.

Jahoua rejeta les pierres avec rage ;puis, sans mot dire, il saisit son pen-bas. Keinec reprit sacarabine, et tous deux, dans une direction opposée, s’élancèrentrapidement.

*

**

Lorsque les gendarmes eurent, sur l’ordre deleur officier, placé les prisonniers au milieu d’eux, ils sepréparèrent à forcer l’une des issues de la place. En conséquence,ils s’avancèrent le sabre en main, et au petit pas de leurschevaux, jusqu’à la barrière vivante qui s’opposait à leur passage.Là, l’officier commanda : Halte !

Suivant les instructions qu’il avait reçues,il devait éviter, autant que possible, l’effusion du sang. Mais,avant tout, il avait mission d’arrêter les prêtres insermentés etde les ramener, coûte que coûte, dans les prisons de Quimper. Ilimprovisa donc une petite harangue arrangée pour la circonstance,et dans laquelle il s’efforçait de démontrer aux habitants deFouesnan que, si la nation leur enlevait leur recteur, c’était pourle bien général. En 1791, on n’avait pas encore pris l’habitude demettre : – la patrie en danger. – Les Bas-Bretonsécoutèrent paisiblement cette harangue, pour deux motifs : Lepremier, et c’est là un trait distinctif du caractère des fils del’Armorique, c’est que, bonnes ou mauvaises, le paysan bretonécoute toujours les raisons données par son interlocuteur ;seulement, il prend pour les écouter un air de stupidité sauvagequi indique sa résolution de ne pas vouloir comprendre. Inutile dedire que ces raisons données ne changent exactement rien à sarésolution arrêtée. En second lieu, et peut-être eussions-nous dûcommencer par là, le discours du lieutenant étant en français etles habitants de Fouesnan ne parlant guère que le dialecte breton,il était difficile, malgré tout le talent de l’orateur, qu’ilparvînt à persuader son auditoire. Aussi les paysans, la harangueterminée, ne firent-ils pas mine de bouger de place et de livrerpassage. Tout au contraire, les cris s’élevèrent plus violentsencore.

– Notre recteur ! notrerecteur ! hurla la foule.

Le lieutenant commença alors les sommations.Les paysans ne reculèrent pas.

– Chargez ! commanda le gendarmeexaspéré par cette froide résistance.

Les cavaliers s’élancèrent. Un long criretentit dans la foule. Trois paysans venaient de tomber sous lessabres des gendarmes. Alors le combat commença. Les Bas-Bretons,exaspérés, attaquèrent à leur tour. Une mêlée épouvantable eut lieusur la place. Quelques chevaux, atteints par le fer des faulx,roulèrent en entraînant leurs cavaliers. Les gendarmes sereplièrent et firent feu de leurs carabines. Les paysansripostèrent. Mal armés, mal dirigés ils ne maintenaient l’égalitéde la lutte que par leur nombre ; mais il était évident qu’àla fin les soldats devaient l’emporter.

Pendant près d’une heure chacun fit bravementson devoir. De chaque côté les morts et les blessés tombaient àtous moments. Au premier rang des combattants on distinguait levieil Yvon. Ce fut à ce moment que Jahoua arriva. Le brave fermierse joignit à ses amis, et leur apporta le puissant concours de sonbras robuste.

Cependant les soldats gagnaient du terrain.Ils étaient parvenus à s’emparer du recteur, et, se rangeant encolonne serrée, ils se préparaient à faire une trouée pour quitterle village. Les paysans reculaient quand une troupe d’hommes,arrivant au pas de course par la route du château, vint tout à coupchanger la face du combat.

Cette troupe, composée d’une trentaine de garsarmés de carabines, de piques et de haches, s’élança au secours despaysans. C’étaient les marins du Jean-Louis, commandés parMarcof. Le patron du lougre était magnifique à voir. Brandissantd’une main une courte hache, tenant de l’autre un pistolet, ilbondissait comme un jaguar. Ses yeux lançaient des éclairs, sesnarines dilatées respiraient avec joie l’odeur du sang et l’odeurde la poudre. En arrivant en face des gendarmes, il poussa unrugissement de joie farouche.

– Arrière, vous autres, cria-t-il auxpaysans en les écartant de la main. Et se retournant vers satroupe : À moi, les gars ! En avant et feu partout !Tue ! tue !

– Mort aux bandits ! hurlal’officier de gendarmerie. Vive la nation !

– Vive le roi ! À bas laconstitution ! répondit Marcof en fendant la tête dusous-lieutenant qui roula en bas de son cheval.

Alors, entre ces hommes également aguerris auxcombats, ce fut une boucherie épouvantable. Au milieu de la mêléela plus sanglante, et au moment où Marcof, pressé, entouré par cinqgendarmes, se défendait comme un lion, mais ne parvenait pastoujours à parer les coups qui lui étaient portés, un nouvelarrivant s’élança vers lui, et abattit d’un coup de carabined’abord, et d’un coup de crosse ensuite, deux de ceux quimenaçaient le plus l’intrépide marin.

– Keinec ! s’écria Marcof en sedétournant. Merci, mon gars.

Le combat continua. Bientôt les gendarmes secomptèrent de l’œil. Ils n’étaient plus que sept ou huit privésd’officier. Ils firent signe qu’ils se rendaient. Marcof arrêta lefeu et s’avança vers eux.

– Vous avez fait bravement votre devoir,leur dit-il ; vous êtes de bons soldats ; partezvite ; regagnez Quimper ; car je ne répondrais pas devous ici.

Les soldats remirent le sabre au fourreau, ets’élancèrent poursuivis par les rires et les huées. Alors lespaysans entourèrent leur vieux recteur, et, l’enlevant dans leursbras, le portèrent en triomphe jusque sur le seuil de l’église. Levieillard épouvanté de ce qui venait d’avoir lieu, versait deslarmes de douleur. Enfin, il étendit les mains vers la foule, et,désignant les blessés et les morts :

– Songez à eux avant tout ! dit-il.Transportez au presbytère ceux qui n’ont pas d’asile.

Une heure après, le village, naguère si calme,offrait encore tous les aspects de l’agitation la plus vive.Marcof, dans la crainte d’un retour de nouveaux soldats, avaitplacé des vedettes sur les hauteurs. Les hommes étaient réunis dansla maison d’Yvon. Le vieux pêcheur, au milieu de la chaleur ducombat, et pendant les premiers instants consacrés aux blessés etaux morts, n’avait pu constater l’absence de sa fille. En rentrantchez lui il aperçut Jahoua qui, tout ensanglanté par sa doublelutte de la soirée, accourait vers lui.

– Où est Yvonne ? demanda vivementle fermier.

– Yvonne ! répéta le vieillard.

– Oui.

– Mais tu dois le savoir.

– Comment le saurai-je ?

– Elle est allée au-devant de toi.

– Quand donc ?

– Au commencement du combat.

– Alors elle était sur le chemin desPierres-Noires ?

– Oui.

– Et elle n’est pas revenue ?

– Non ! répondit Yvon frappé deterreur par le bouleversement subit des traits du jeune homme.

– Elle n’est pas revenue ! répéta cedernier.

– Mais tu ne l’as donc pas ramenée avectoi ?

– Je ne l’ai même pasrencontrée !…

– Mon Dieu ! qu’est-elle doncdevenue depuis deux heures ?

Les paysans qui entraient successivement dansla maison d’Yvon avaient entendu ce dialogue.

– Mais, fit observer l’un d’eux,peut-être qu’Yvonne aura eu peur et qu’elle se sera cachée.

– C’est possible, répondit le vieillard.Tiens, Jahoua, cherchons dans la maison, et vous autres, mes gars,cherchez dans le village.

Plusieurs paysans sortirent.

– Ah ! murmura Jahoua, c’était bienelle que j’avais vue, et Keinec aussi l’avait bienreconnue !

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