Marcof-Le-Malouin

Chapitre 3L’ENFANT PERDU

« Vers la fin de l’année 1756, habitait àSaint-Malo un pauvre pêcheur nommé Marcof. Cet homme vivait seul,sans famille, du produit de son industrie. D’un caractère taciturneet sauvage, il fuyait la société des autres hommes plutôt qu’il nela recherchait.

Un soir qu’il était, comme toujours, isolé etmorose sur le seuil de son humble cabane, occupé à refaire lesmailles de ses filets, il vit venir à lui un cavalier qui semblaiten quête de renseignements. Ce cavalier, qu’à son costume il étaitfacile de reconnaître pour un riche gentilhomme, jeta un regard enpassant sur le pêcheur. Puis il s’arrêta, le considéraattentivement, et, mettant pied à terre, il passa la bride de soncheval dans son bras droit et se dirigea vers la cabane.

– Comment t’appelles-tu ?demanda-t-il en dialecte breton.

– Que vous importe ? répondit lepêcheur.

– Plus que tu ne penses, peut-être…

– Est-ce donc moi que vouscherchez ?

– C’est possible.

– Vous devez vous tromper…

– C’est ce que je verrai quand tu aurasrépondu à ma question. Comment te nommes-tu.

– Marcof le Malouin.

– Quel est ton état.

– Vous le voyez, fit le paysan endésignant ses filets.

– Pêcheur ?

– Oui.

– Tu es né dans ce pays ?

– À Saint-Malo même, comme l’indique monnom.

– Tu n’es pas marié ?

– Non !

– Tu n’as pas de famille ?

– Je suis seul au monde.

– As-tu des amis ?

– Aucun.

– Alors, bien décidément, c’est à toi quej’ai affaire, dit le gentilhomme en attachant son cheval à unpiquet, tandis que le pêcheur le regardait avec étonnement. Entronschez toi.

– Pourquoi ne pas rester ici ?

– Parce que ce que j’ai à te dire ne doitpas être dit en plein air…

– C’est donc un secret ?

– D’où dépend ta fortune ; oui.

Le pêcheur sourit avec incrédulité. Néanmoinsil ouvrit sa porte, et livra passage à son singulier interlocuteur.Le gentilhomme entra et s’assit sur un escabeau.

– Que possèdes-tu ? demanda-t-ilbrusquement.

– Rien que ma barque et mes filets.

– Si ta barque ne vaut pas mieux que tesfilets, tu ne possèdes pas grand’chose.

– C’est possible ; mais je nedemande rien à personne.

– Tu es fier ?

– On le dit dans le pays.

– Tant mieux.

– Tant mieux ou tant pis, peuimporte ! Je suis tel qu’il a plu au bon Dieu de me faire.

– Si on t’offrait cent louis, lesaccepterais-tu ?

– Non.

– Pourquoi ? fit le gentilhomme enlevant à son tour un œil étonné.

– Lorsqu’un grand seigneur, comme vousparaissez l’être, offre une telle somme à un pauvre homme commemoi, c’est pour l’engager à faire une mauvaise action, et j’ail’habitude de vivre en paix avec ma conscience ; d’autant quec’est ma seule compagne, ajouta simplement le pêcheur.

– Allons, tu es honnête.

– Je m’en vante.

– De mieux en mieux !

– Vous voyez bien qu’il vous fautchercher ailleurs.

– Non, j’ai jeté les yeux sur toi ;tu es l’homme qui me convient, et tu me serviras.

– Je ne crois pas.

– C’est ce que nous allons voir.

Marcof était d’une nature violente. Il cherchade l’œil son pen-bas. Le gentilhomme sourit en suivant sonregard.

– Honnête, fier, brave !murmura-t-il ; c’est la Providence qui m’a conduit verslui !…

Marcof attendait.

– Écoute, reprit le gentilhomme, il estinutile que je reste plus longtemps près de toi ; je vaist’adresser une seule question. Tu y répondras. Si nous ne nousentendons pas, je partirai.

– Faites.

– Tu m’as dit que tu refuserais une sommequi te serait offerte pour accomplir une mauvaise action.

– Je l’ai dit, et je le répète.

– Et s’il s’agissait, au contraire, defaire une bonne action ?

– Je ne prendrais peut-être pas l’argent,mais je ferais le bien… si cela était en mon pouvoir…

– Parle net. Ou tu prendras la somme enaccomplissant une œuvre charitable, ou tu refuseras l’une etl’autre. Il s’agit, je te le répète, d’une bonne action qui terapportera cent louis. Acceptes-tu ?

– Eh bien… dit le pêcheur enhésitant.

– Dis oui ou non !

– J’accepte…

– Très-bien ! s’écria le gentilhommeen se levant, je reviendrai demain à pareille heure.

Et sortant de la cabane, il remonta à chevalet s’éloigna rapidement. Marcof se gratta la tête ; réfléchitquelques instants, puis, haussant les épaules, il se remit àtravailler.

Le lendemain, le gentilhomme fut exact aurendez-vous. Seulement, cette fois, il venait à pied et tenait parla main un jeune garçon âgé d’environ trois ans. Il entra dans lacabane, et déposa sur la table une bourse gonflée d’or. Le marchéqu’il avait à proposer au pêcheur était de prendre l’argent etl’enfant. Le pêcheur accepta.

– Comment s’appelle le petit ?demanda-t-il.

– Il porte ton nom.

– Mon nom ?

– Sans doute ; il sera ton fils ets’appellera Marcof.

– C’est bien. Vous reverrai-je ?

– Jamais.

– Et si je vous rencontrais ?

– Tu ne me rencontreras pas.

– Quand l’enfant sera grand, que luidirai-je ?

– Rien.

– Mais plus tard, il apprendra dans lepays qu’il n’est pas mon fils et il me demandera où sont sesparents…

– Tu lui diras que tu l’as trouvé dans unnaufrage, et que ses parents sort sans doute morts.

– Est-il baptisé, au moins ?

– Oui.

– Alors c’est bien ; je gardel’enfant. Vous pouvez partir.

Le gentilhomme fit quelques pas dans lacabane. Il semblait ému. Enfin, s’approchant brusquement del’enfant, il l’enleva dans ses bras, le pressa sur son cœur,l’embrassa, puis, le déposant à terre, il s’élança au dehors.Depuis ce jour, on ne le revit plus dans le pays…

Le marquis de Loc-Ronan interrompit salecture.

– Ce gentilhomme, dit-il, était mon père,et cet enfant était son fils.

– Et il l’abandonnait ainsi ?s’écria Julie.

– Oui, répondit le marquis ; maiscet abandon a été pendant toute sa vie le sujet d’un remordscuisant ! Ce fut à son lit d’agonie et de sa bouche même quetous ces détails me furent confirmés. Il me donna, en outre, lesmoyens de reconnaître un jour mon frère naturel, ainsi que vous leverrez plus tard. Je continue.

Et le marquis se remit à lire :

« Le pêcheur tint sa promesse et éleval’enfant ; seulement, c’était une nature singulière que cellede ce Marcof : l’argent que lui avait donné le gentilhomme luipesait comme une mauvaise action. Il le fit distribuer aux pauvres,et n’en garda pas pour lui la moindre part. Bientôt l’enfant devintfort et vigoureux, au point que son père adoptif crut devoirl’emmener avec lui, quand il prenait la mer, dans sa barque depêche. Le dur métier de mousse développa ses membres, et l’aguerritde bonne heure à tous les dangers auxquels sont exposés les marins.À dix ans, il était le plus adroit, le plus intrépide et le plusbatailleur de tous les gars du pays.

Bon par nature, il protégeait les faibles etluttait avec les forts. Un jour, un méchant gars de dix-huit àvingt ans frappait un enfant pauvre et débile que sa faiblesseempêchait de travailler. Le jeune Marcof voulut intervenir. Lebrutal paysan le menaça d’un châtiment semblable à celui qu’ilinfligeait à sa triste victime. Marcof le défia.

Ceci se passait sur la grève devant unedouzaine de matelots, qui riaient de l’arrogance du« moussaillon, » comme ils le nommaient. Le jeune hommes’avança vers Marcof. Celui-ci ne recula pas ; seulement il sebaissa, ramassa une pierre, et, au moment où son adversaireétendait la main pour le saisir au collet, il lui lança leprojectile en pleine poitrine. La pierre ne fit pas grand mal aupaysan, mais elle excita sa colère outre mesure.

– Ah ! fahis gars !…s’écria-t-il, tu vas la danser !…

Et, prenant un bâton, il courut sus au pauvreenfant. Marcof devint pâle, puis écarlate. Ses yeux parurent prêtsà jaillir de leurs orbites. Un charpentier présent à la discussionétait appuyé sur sa hache. Marcof la lui arracha, et, labrandissant avec force, tandis que le paysan levait son bâton pourle frapper :

– Allons, dit-il, je veux bien !…coup pour coup !

Le paysan recula. Les matelots applaudirent,et emmenèrent l’enfant avec eux au cabaret, où ils le baptisèrent« matelot. » Marcof était enchanté.

L’année suivante, Marcof avait onze ans àpeine, le pêcheur tomba gravement malade. En quelques jours lamaladie fit de rapides progrès. Un vieux chirurgien de marinedéclara sans la moindre précaution que tous les remèdes seraientinutiles, et qu’il fallait songer à mourir. En entendant cettecruelle et brutale sentence, Marcof, qui prodiguait ses soins àcelui qu’il croyait son père, Marcof se laissa aller à un profonddésespoir.

Le pêcheur reçut courageusementl’avertissement du docteur, et se prépara à entreprendre ce derniervoyage, qui s’achève dans l’éternité. Comme presque tous lesmarins, il craignait peu la mort, pour l’avoir souvent bravée, etses sentiments religieux lui promettaient une seconde vie plusheureuse que la première. Aussi, le docteur parti, il se fit donnersa gourde, avala à longs traits quelques gorgées de rhum, et,ensuite, il alluma sa pipe.

Au moment de mourir, les souffrances avaientdisparu, et le vieux matelot se sentait calme et tranquille. Ilprofita de cet instant de repos pour appeler près de lui son filsadoptif. Marcof accourut en s’efforçant de cacher ses larmes.

– Tu pleures, mon gars ? lui dit lepêcheur d’une voix douce.

– Oui, père, répondit l’enfant.

– Et à cause de quoipleures-tu ?

– À cause de ce que m’a dit lemédecin.

– Le médecin est un bon matelot qui abien fait de me larguer la vérité. Vois-tu, mon gars, je file madernière écoute. Je suis comme un vieux navire qui chasse sur sonancre de miséricorde… Dans quelques heures je vais m’en aller à ladérive et courir vers le bon Dieu sous ma voile de fortune. Net’afflige pas comme ça, mon gars ! Je n’ai jamais fait de malà personne ; ma conscience est nette comme la patente d’uncaboteur, et quand la mort va venir me jeter le grappin sur lacarcasse, je ne refuserai pas l’abordage. La bonne sainte Vierge etsainte Anne d’Auray me conduiront aux pieds du Seigneur, et, commej’ai toujours été bon matelot et bon Breton, le paradis me seraouvert… Sois donc tranquille et ne t’occupe plus de moi !…

Marcof pleurait sans répondre. Le pêcheur sereposa pendant quelques secondes, et reprit :

– Voyons, mon gars, quand les amism’auront conduit au cimetière, qu’est-ce que tu feras ?

– Je ne sais pas ! fit l’enfant ensanglotant.

– Dame ! mon gars, nous ne sommespoint riches ni l’un ni l’autre. J’ai bien encore, dans un vieuxsabot enterré sous le foyer une dizaine de louis ; mais ça nepeut te mettre à même de vivre longtemps… Tu n’es pas encore assezfort pour conduire seul une barque de pêche ! Et pourtant,avant de m’en aller, je voudrais te savoir à l’abri du besoin, carje t’aime, moi…

– Et moi aussi, père, je vous aime detoutes mes forces !… répondit Marcof en embrassant lemourant.

– Tu m’aimes, bien vrai ?

– Dame ! je n’aime que vous aumonde !

Le pêcheur réfléchit profondément. De vaguespensées assombrissaient son visage. Il se rappelait la visite dugentilhomme et la promesse qu’il avait faite de ne pas révéler àl’enfant la manière dont il avait été abandonné. Mais l’étrangedivination qui précède la mort lui conseillait de tout dire à sonfils adoptif. Il craignait d’être coupable envers lui en luicachant la vérité. Puis il aimait sincèrement Marcof, et il pensaitaussi qu’un jour peut-être il pourrait retrouver ses parents qui,sans aucun doute, étaient riches et puissants. Alors le pauvreenfant se verrait non-seulement à l’abri de la misère, mais encoredans une position brillante et heureuse. Cependant, avant deprendre un parti, il envoya chercher un prêtre. Il se confessa etraconta naïvement ce qui s’était passé entre lui et le gentilhomme.Il demanda au recteur ce qu’il devait faire. Celui-ci était unhomme de sens droit et profond. Il conseilla au pêcheur de suivrel’inspiration de sa conscience, et de ne rien cacher à son filsadoptif de ce qu’il savait sur son passé. Malheureusement, il nesavait pas grand’chose.

Néanmoins, le prêtre étant présent àl’entretien, le pêcheur dévoila à Marcof le mystère qui avaitentouré sa venue dans la cabane de celui qu’il avait coutumed’appeler son père. Ce récit ne produisit pas une bien grandeimpression sur l’enfant.

– Si mon véritable père m’a abandonné,dit-il avec fermeté, c’est que probablement il avait ses raisonspour le faire. Je ne chercherai jamais à retrouver ceux qui ont euhonte de moi. Je ne connais qu’un homme qui mérite de ma part cetitre de père, et cet homme, c’est vous ! continua-t-il ens’agenouillant devant le lit du mourant. Bénissez-moi donc, monpère, et ne voyez en moi que votre enfant…

Le pêcheur, attendri, leva ses mains amaigriessur la tête de Marcof. Puis, les yeux fixés vers le ciel, il prialonguement, implorant pour l’enfant la miséricorde du Seigneur. Leprêtre aussi joignait ses prières à celles de l’agonisant. Il nefut plus question, entre le pêcheur et Marcof, du gentilhomme quiétait venu jadis.

Le lendemain, le marin rendait son âme à Dieu.Marcof le pleura amèrement. Il employa la meilleure partie des dixlouis qui composaient l’actif de la succession, à faire célébrer unenterrement convenable, à orner la fosse d’une pierre tumulaire,sur laquelle on grava une courte inscription. Le soir, Marcofrevint dans la cabane, qui lui parut si triste et si désolée depuisqu’il s’y trouvait seul, qu’il résolut de quitter non-seulement sademeure, mais encore Saint-Malo. Il partit pour Brest.

On était alors en 1765. Marcof avait douze ansà peine. Il trouva un engagement comme novice à bord d’un naviredont le commandant avait une réputation de dureté et d’habiletédevenue proverbiale dans tous les ports de la Bretagne. Le navireallait aux Indes, et, de là, à la Virginie. Marcof resta deux anset demi absent. À son retour, son engagement était terminé. Mais levieux loup de mer qui se connaissait en hommes, le retint à sonbord en qualité de matelot.

Bref, à dix-neuf ans, Marcof le Malouin, caril avait hérité du surnom de son père adoptif, avait navigué surtous les océans connus. Il avait essuyé de nombreuses tempêtes,fait cinq ou six fois naufrage, et il avait manqué quatre fois demourir de faim et de soif sur les planches d’un radeau. Comme on levoit, son éducation maritime était complète. Aussi était-il connude tous les officiers dénicheurs de bons marins, et les armateurseux-mêmes engageaient souvent les commandants de leurs navires àembarquer le jeune homme dont la réputation de bravoure,d’honnêteté, de courage et d’habileté grandissait chaque jour.

Jusqu’alors l’existence de Marcof avait étéheureuse, sauf, bien entendu, les dangers inséparables de la vie del’homme de mer. Cependant on le voyait parfois triste et soucieux.Il se sentait mal à l’aise en ce cadre étroit dans lequel ilvégétait. Parfois, dans ses rêves, il voyait devant lui un avenirlarge et brillant, où son ambition nageait en pleine eau ;puis, au réveil, la réalité lui faisait pousser un soupir. En unmot, il fallait à cette nature énergique et puissante, à cetteintelligence élevée et hardie, une existence remplie de périls,d’aventures, de jouissances de toutes sortes. Il n’allait pastarder à voir son ambition satisfaite, et ces périls qu’il appelaitn’allaient pas lui faire défaut.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer