Marcof-Le-Malouin

Chapitre 2LA BAIE DES TRÉPASSÉS.

De toutes les côtes de la vieille Bretagne,celle qui offre l’aspect le plus sauvage, le plus sinistre, le plusdésolé, est sans contredit la Torche de la tête du cheval,en breton Penmarckh. Là, rien ne manque pour frapper d’horreur leregard du voyageur éperdu. Un chaos presque fantastique, desamoncellements étranges de rochers granitiques qu’on croiraitfoudroyés, encombrent le rivage. La tradition prétend qu’à cetteplace s’élevait jadis une cité vaste et florissante submergée enune seule nuit par une mer en fureur. Mais de cette cité, il nereste pas même le nom ! Des falaises à pic, des blocs écrasésles uns sur les autres par quelque cataclysme épouvantable, pas unarbre, pas d’autre verdure que celle des algues marines poussantaux crevasses des brisants, un promontoire étroit, vacillant sanscesse sous les coups de mer et formé lui-même de quartiers de rocsentassés pêle-mêle dans l’Océan par les convulsions de quelqueTitan agonisant ; voilà quel est l’aspect de Penmarckh, mêmepar un temps calme et par une mer tranquille.

Mais lorsque le vent du sud vient chasser leflot sur les côtes, lorsque le ciel s’assombrit, lorsque la tempêteéclate, il est impossible à l’imagination de rêver un spectacleplus grandiose, plus émouvant, plus terrible, que ne l’offre cettepartie des côtes de la Cornouaille. On dirait alors que les vagueset que les rochers, que le démon des eaux et celui de la terre selivrent un de ces combats formidables dont l’issue doit êtrel’anéantissement des deux adversaires. L’Océan, furieux, bonditécumant hors de son lit, et vient saisir corps à corps ces falaiseshérissées qui tremblent sur leur base. Sa grande voix mugit si hautqu’on l’entend à plus de cinq lieues dans l’intérieur des terres,et que les habitants de Quimper même frémissent à ce bruitredoutable. La langue humaine n’offre pas d’expressions capables dedépeindre ce bouleversement et ce chaos. Ce bruit infernal possède,pour qui l’entend de près, les propriétés étranges de lafascination. Il attire comme un gouffre. Cent rochers, aux pointesaiguës, semés de tous côtés dans la mer, obstruent le passage ets’élèvent comme une première et insuffisante barrière contre lafureur du flot qui les heurte et les ébranle.

En franchissant cette sorte de fortificationnaturelle, en suivant la falaise dans la direction d’Audierne,après avoir doublé à demi la pointe de Penmarckh, on découvre unecrique étroite offrant un fond suffisant aux navires d’un médiocretirant d’eau. Cette crique, refuge momentané de quelques barques depêche, est le plus souvent déserte.

Les rocs qui encombrent sa passe présentent detels dangers au navigateur, qu’il est rare de voir s’y aventurerd’autres marins que ceux qui sont originaires du pays.

Néanmoins, c’est au milieu du bruitassourdissant, c’est en passant entre ces écueils perfides, par unenuit sombre et par un vent de tempête, que le Jean-Louisdoit gagner ce douteux port de salut.

Le lougre avançait avec la rapidité d’uneflèche lancée par une main vigoureuse. Marcof, toujours attaché àYvonne, tenait la barre du gouvernail.

– Tonnerre ! murmura-t-ilbrusquement en interrogeant l’horizon ; tous ces gars dePenmarckh sont donc devenus idiots ! Pas un feu sur lescôtes !

– Un feu à l’arrière ! cria lemousse toujours amarré au sommet du mât, et semblant répondre ainsià l’exclamation du marin.

– Impossible ! fit Marcof, nousn’avons pas doublé la baie, j’en suis sûr !

– Un feu à l’avant ! dit Bervic.

– Un feu par la hanche de tribord !s’écria un autre matelot.

– Un feu par le bossoir de bâbord !ajouta un troisième.

– Tonnerre ! rugit Marcof enfrappant du pied avec fureur. Tous les diables de l’enfer ont-ilsdonc allumé des feux sur les falaises !

On distinguait alors, perçant la nuit sombreet la brume épaisse, des clartés rougeâtres dont la quantitéaugmentait à chaque instant, et qui semblaient autant de météoresallumés par la tempête.

– Que Satan nous vienne en aide ;murmura le marin.

– Ne blasphémez pas, Marcof !s’écria vivement Yvonne. La tourmente nous a fait oublier quec’était aujourd’hui le jour de la Saint-Jean. Ce que nous voyons,ce sont les feux de joie.

– Damnés feux de joie, qui nous indiquentaussi bien les récifs que la baie.

– Marcof ! entendez-vous ? fittout à coup Jahoua.

– Et que veux-tu que j’entende, si cen’est les hurlements du ressac ?

– Quoi ? écoutez !

– Ciel ! murmura Yvonne après avoirprêté l’oreille, ce sont les âmes de la baie des Trépassésqui demandent des prières !…

Marcof, lui aussi, avait sans doute reconnu unbruit nouveau se mêlant à l’assourdissant tapage de la tempêtedéchaînée, car il porta vivement un sifflet d’argent à ses lèvreset il en tira un son aigu. Bervic accourut. Le patron délia lacorde qui l’attachait à Yvonne, et remettant la barre du gouvernailentre les mains du matelot :

– Gouverne droit, dit-il, évite lescourants, toujours à bâbord, et toi, ma fille, continua-t-il en seretournant vers Yvonne, demeure au pied du mât. Sur ton salut, nebouge pas !… Que je te retrouve là au moment du danger !Seulement, appelle le ciel à notre aide ! Sans lui, noussommes perdus !

La jolie Bretonne se prosterna, et ôtant lapetite croix d’or qu’elle portait à son cou, elle la baisapieusement et commença une ardente prière. Jahoua, agenouillé àcôté d’elle, joignit ses prières aux siennes.

Marcof s’était élancé dans la mâture. À chevalsur une vergue, balancé au-dessus de l’abîme, il tira de sa pocheune petite lunette de nuit et interrogea de nouveau l’horizon.Malgré le puissant secours de cette lunette, il fallait l’œilprofond et exercé du marin, cet œil habitué à percer la brume et àsonder les ténèbres, pour distinguer autre chose que le ciel etl’eau. À peine la masse des nuages, paraissant plus sombre sur ladroite du lougre, indiquait-elle l’approche de la terre.

– Ces feux nous perdront ! murmuraMarcof. Le Jean-Louis a doublé Penmarckh, et il court surla baie des Trépassés.

Cette baie des Trépassés, dont le nom seulsuffisait pour jeter l’épouvante dans l’âme des marins et despêcheurs, était une petite anse abrupte et sauvage, vers laquelleun courant invincible emportait les navires imprudents quis’engageaient dans ses eaux. Elle avait été le théâtre de sinombreux naufrages, on avait recueilli tant de cadavres sur saplage rocheuse, que son appellation sinistre était trop pleinementjustifiée. La légende, et qui dit légende en Bretagne, ditarticle de foi, la légende racontait que lorsque la nuit étaitorageuse, lorsque la vague déferlait rudement sur la côte, onentendait des clameurs s’élever dans la baie au-dessus de chaquelame. Ces clameurs étaient poussées par les âmes en peine qui,faute de messes, de prières et de sépultures chrétiennes, étaientimpitoyablement repoussées du paradis, et erraient désolées surcette partie des côtes de la Cornouaille. Un navire eût mieux aimécourir à une perte certaine sur les rochers de Penmarckh que dechercher un refuge dans cette crique de désolation.

En constatant la direction prise par sonlougre, Marcof ne put retenir un mouvement de colère et dedésespoir. À peine eut-il reconnu les côtes que, s’abandonnant à uncordage, il se laissa glisser du haut de la mâture.

– Aux bras et aux boulines !commanda-t-il en tombant comme une avalanche sur le pont, et enreprenant son poste à la barre. Pare à virer ! Hardi, lesgars ! Notre-Dame de Groix ne nous abandonnera pas !Allons, Jahoua ! tu es jeune et vigoureux, va donner un coupde main à mes hommes.

La manœuvre était difficile. Il s’agissait devirer sous le vent. Une rafale plus forte, une vague plusmonstrueuse prenant le navire par le travers opposé, au moment deson abattée, pouvait le faire engager. Or, un navire engagé,c’est-à-dire couché littéralement sur la mer et ne gouvernant plus,se relève rarement. Il devient le jouet des flots, qui le déchirentpièce à pièce, sans qu’il puisse leur opposer la moindrerésistance.

Le Jean-Louis, néanmoins, grâce àl’habileté de son patron et à l’agilité de son équipage, sortitvictorieux de cette dangereuse entreprise. Le péril n’avait faitque changer de nature, sans diminuer en rien d’imminence etd’intensité. Il ne s’agissait pas de tenir contre le vent debout etde gagner sur lui, chose matériellement impossible ; ilfallait courir des bordées sur les côtes, en essayant de reprendrepeu à peu la haute mer. Malheureusement, la marée, la tempête et levent du sud se réunissaient pour pousser le lougre à la côte. Envirant de bord, il s’était bien éloigné de la baie desTrépassés ; mais il s’approchait de plus en plus des roches dePenmarck. Déjà la Torche, le plus avancé des brisants, se détachaitcomme un point noir et sinistre sur les vagues.

Marcof avait fait carguer ses huniers, samisaine, ses basses voiles. Le Jean-Louis gouvernait sousses focs. Des fanaux avaient été hissés à ses mâts et à ses hautesvergues.

Yvonne priait toujours. Jahoua avait repris saplace auprès d’elle. L’équipage, morne et silencieux, s’attendait àchaque instant à voir le petit bâtiment se briser sur quelquerocher sous-marin.

– Jette le loch ! ordonna Marcof ens’adressant à Bervic.

Celui-ci s’éloigna, et, au bout de quelquesminutes, revint près du patron.

– Eh bien ?

– Nous culons de trois brasses parminute, répondit le vieux Breton avec cette résignation subite etce calme absolu du marin qui se trouve en face de la mort sansmoyen de l’éviter.

– À combien sommes-nous de laTorche ?

– À trente brasses environ.

– Alors nous avons dix minutes !murmura froidement Marcof. Tu entends, Yvonne ? Prie, mafille, mais prie en breton ; le bon Dieu n’entend peut-êtreplus le français !…

Un silence d’agonie régnait à bord. La tempêteseule mugissait.

La voix de la jeune fille s’éleva pure ettouchante, implorant la miséricorde du Dieu des tempêtes. Tous lesmatelots s’agenouillèrent.

– Va Doué sicourit a hanom, commençaYvonne dans le sauvage et poétique dialecte de laCornouaille ; va vatimant a zo kes bian ag ar mor a zo kerbrus[1] !

– Amen ! répondit pieusementl’équipage en se relevant.

– Un canot à bâbord ! criabrusquement Bervic.

Tous les matelots, oubliant le péril qui lesmenaçait pour contempler celui, plus terrible encore, qu’affrontaitune frêle barque sur ces flots en courroux, tous les matelots,disons-nous, se tournèrent vers la direction indiquée.

Un spectacle saisissant s’offrit à leursregards. Tantôt lancée au sommet des vagues, tantôt glissantrapidement dans les profondeurs de l’abîme, une chaloupe s’avançaitvers le lougre, et le lougre, par suite de son mouvementrétrograde, s’avançait également vers elle. Un seul homme étaitdans cette barque. Courbé sur les avirons, il nageaitvigoureusement, coupant les lames avec une habileté et unehardiesse véritablement féeriques.

– Ce ne peut-être qu’un démon !grommela Bervic à l’oreille de Marcof.

– Homme ou démon, fais-lui jeter un boutd’amarre s’il veut venir à bord, répondit le marin, car, à coupsûr, c’est un vrai matelot !

En ce moment, une vague monstrueuse, refouléepar la falaise, revenait en mugissant vers la pleine mer. Le canotbondit au sommet de cette vague, puis, disparaissant sous un nuaged’écume, il fut lancé avec une force irrésistible contre les paroisdu lougre.

Un cri d’horreur retentit à bord. La barquevenait d’être broyée entre la vague et le bordage. Les débris,lancés au loin, avaient déjà disparu.

– Un homme à la mer ! répétèrent lesmatelots.

Mais avant qu’on ait eu le temps de couper lecâble qui retenait la bouée de sauvetage, un homme cramponné à ungrelin extérieur escaladait le bastingage et s’élançait sur lepont.

– Keinec ! s’écrièrent lesmarins.

– Keinec ! fit vivement Marcof avecun brusque mouvement de joie.

– Keinec ! répéta faiblement Yvonneen reculant de quelques pas et en cachant son doux visage dans sespetites mains.

Jahoua seul était demeuré impassible. Relevantla tête et s’appuyant sur son pen-bas, il lança un regard de défiau nouveau venu. Celui-ci, jeune et vigoureux, ruisselant d’eau detoute part, ne daigna pas même laisser tomber un coup d’œil sur lesdeux promis. Il se dirigea vers Marcof et il lui tendit lamain.

– J’ai reconnu ton lougre à ses fanaux,dit-il lentement ; tu étais en péril, je suis venu.

– Merci, matelot ; c’est Dieu quit’envoie ! répondit Marcof. Tu connais la côte. Prends labarre, gouverne et commande !

– Un moment ; j’ai mes conditions àfaire, murmura Keinec. Une fois à terre, jure-moi, si j’ai faitentrer le Jean-Louis dans la crique, jure-moi dem’accorder ce que je te demanderai.

– Ce n’est rien contre le salut de monâme ?

– Non.

– Eh bien ! je le jure ! Ce quetu me demanderas je te l’accorderai.

Keinec prit le commandement du lougre. Avecune intrépidité sans bornes et une sûreté de coup d’œilinfaillible, il fit courir une nouvelle bordée au bâtiment, et ils’avança droit vers la passe de Penmarckh.

Malgré la violence du vent, malgré les vagues,le Jean-Louis, gouverné par une main ferme et audacieuse,s’engagea dans un véritable dédale de récifs et de brisants. Peu àpeu on put distinguer les hautes falaises derrière lesquelless’élevait une lune rougeâtre toute maculée de larges taches noireset livides.

Bientôt la population du pays, échelonnée surle promontoire et sur la grève, fut à même de lancer à bord uncordage que l’on amarra solidement au cabestan. LeJean-Louis était sauvé !

Keinec, impassible, n’avait pas prononcé uneparole depuis le peu de mots qu’il avait échangés avec Marcof. Soithasard, soit intention arrêtée, il n’avait pas une seule fois nonplus laissé tomber ses regards sur Yvonne et sur Jahoua. La jeunefille, appuyée contre le bastingage, semblait absorbée par unerêverie profonde. Jahoua, lui, serrait convulsivement son pen-basdans sa main crispée.

Dès que les pêcheurs de la côte eurent halé lelougre vers la terre, Bervic s’approcha de Marcof, et se penchantvers lui :

– Avez-vous remarqué que Keinec a unetache rouge entre les deux sourcils ? demanda-t-il à voixbasse.

– Non ! répondit Marcof.

– Eh bien, regardez-y ! Vrai commeje suis un bon chrétien, il ne se passera pas vingt-quatre heuresavant que le gars n’ait répandu du sang !

– Pauvre Yvonne ! murmuraMarcof.

Il ne put achever sa pensée. Le navireabordait. Jahoua, saisissant Yvonne et l’enlevant dans ses bras,s’élança à terre d’un seul bond.

Au moment où le couple passait devant Keinec,celui-ci fit un mouvement : ses traits se décomposèrent, et ilporta vivement la main à sa ceinture, de laquelle il tira uncouteau tout ouvert. Peut-être allait-il s’élancer, lorsque la mainpuissante de Marcof s’appesantit sur son épaule. Keinectressaillit.

– C’est toi ! fit-il d’une voixsombre.

– Oui, mon gars, c’est moi qui viens terappeler tes paroles ; si je ne me trompe, nous avons àcauser…

Les deux hommes ouvrirent l’écoutille ets’engouffrèrent dans l’entrepont. Arrivés à la chambre ducommandant, Marcof entra le premier. Keinec le suivit.

– Tu boiras bien un verre de gui-arden(Eau-de-vie) ? demanda Marcof en s’asseyant.

Keinec, sans répondre, attira à lui une longuecaisse placée contre une des parois de la cabine.

– C’est dans ce coffre que tu mets tesmousquets et tes carabines ? demanda-t-il brusquement.

– Oui.

– Ne m’as-tu pas promis de me donner lapremière chose que je te demanderais après avoir sauvé leJean-Louis ?

– Sans doute. Que veux-tu ?

– Ton meilleur fusil, de la poudre et desballes.

– Keinec ! dit lentement Marcof, jevais te donner ce que tu demandes ; mais Bervic a raison, tuas une tache rouge entre les yeux, tu vas faire unmalheur !…

Keinec, sans répondre, frappa du pied avecimpatience. Marcof ouvrit la caisse.

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