Marcof-Le-Malouin

Chapitre 19LA FORÊT DE PLOGASTEL.

Raphaël sembla reprendre un peu de force. Ilentendait déjà, mais il ne voyait pas encore. Il éprouvait cettecourte absence de douleurs qui précède le dernier moment.

– Vous êtes le chevalier de Tessy,n’est-ce pas ? demanda Marcof.

Raphaël fit un effort. Un « oui »bien faible vint expirer sur ses lèvres.

– Qu’as-tu fait d’Yvonne ? s’écriaKeinec.

– Yvonne… balbutia le mourant.

– Oui. Yvonne que tu as enlevée,misérable, dit Jahoua. Réponds vite ! qu’en as-tufait ?

– Il m’a empoisonné ! fit Raphaël ensuivant le cours de ses pensées sans paraître avoir compris ce quelui demandait le fermier.

– Empoisonné ? s’écria Marcof.

– Oui, empoisonné !« L’aqua-tofana ! » la fiole que lui avaitdonnée…

Raphaël ne put achever : de nouvellesdouleurs crispaient ses traits bouleversés. Marcof lui secoua lebras.

– Qui t’a empoisonné ? dit-il à voixbasse.

– Lui…

– Qui, lui ?

– Oh !… J’étouffe !… Jebrûle !… À moi ! balbutia le malheureux en setordant.

– Mon Dieu ! nous ne sauronsrien !… s’écria Jahoua avec désespoir.

– Que faire ? il va mourir !dit Keinec. Marcof, viens à notre aide !

– Marcof ?… répéta Raphaël que cenom prononcé parut faire revenir à lui. Marcof !

– Me connais-tu donc ?

– Oui…

– Alors, réponds-moi. Où estYvonne ?

– Oh ! tu me vengeras ! fitRaphaël en se cramponnant au bras du marin, tu mevengeras !…

– Mais, de qui ?

– De lui… de celui qui… m’aassassiné.

– Son nom ?

– Oh !… je ne puis… J’étouffe trop…je…

Et Raphaël, portant les mains à sa poitrinearracha ses vêtements et s’enfonça les ongles dans les chairs.

– Yvonne ! Yvonne ! s’écriaKeinec.

– Je ne sais pas, répondit lemourant.

– Que s’est-il donc passé ici ? fitMarcof en regardant autour de lui.

Puis revenant à Raphaël :

– Qui était avec toi ici ?

– Lui.

– Mais qui donc ? le comte deFougueray peut-être ?

– Oui.

– C’est lui qui t’a empoisonné ?

– Oui.

– Ton frère ! s’écria le marin enreculant d’épouvante. Raphaël se dressa sur son séant.

– Ce n’est pas mon frère ! dit-ild’une voix nette.

– Que dis-tu ? fit Marcof ens’élançant près de lui.

– La vérité !

– Oh ! je te reconnais ! je tereconnais ! Je t’ai vu dans les Abruzzes !

Raphaël regarda Marcof avec des yeuxhagards.

– Ton nom ! s’écria le marin.

– Raphaël ! Venge-moi !venge-moi ! Je vais tout te dire. Tu sauras la vérité… tu leslivreras à la justice… Elle n’est pas notre sœur… c’est samaîtresse à lui… à…

Raphaël s’arrêta. Il demeura quelques secondesla bouche entr’ouverte comme s’il allait prononcer un mot, puis ilretomba sur le divan, et se roidit dans une convulsion suprême.

– Il est mort ! s’écria Keinec.

– Mort ! répéta Marcof avecstupeur.

– Mort ! Et nous ne savonsrien ! fit Jahoua en se tordant les mains.

Les trois hommes se regardèrent. En ce moment,le bruit d’une détonation lointaine arriva jusqu’à eux par lafenêtre ouverte. Cette détonation fut suivie de plusieursautres ; puis tout rentra dans le silence.

– Qu’est-ce cela ? fit Keinec.

Marcof, sans répondre, s’élança vers lafenêtre. Il écouta attentivement : deux nouveaux coups de feufirent encore résonner les échos, et ces coups de feu furent suivisrapidement d’un sifflement aigu et du son d’une corne.

– Partons ! dit-ilbrusquement ; partons ! Nos amis viennent d’arrêterquelqu’un ! Peut-être est-ce l’autre, son complice, sonmeurtrier qu’ils ont pris ! Hâtons-nous. Cet homme est bienmort ! continua-t-il en s’approchant de Raphaël. Le couventest désert, allons à la forêt.

Tous trois quittèrent vivement l’abbaye. Laforêt de Plogastel était proche ; ils y arrivèrent rapidementen passant au milieu des embuscades royalistes. Marcof se fitreconnaître des paysans et demanda un guide pour le conduire versle comte de La Bourdonnaie. Le chef des royalistes était assis aupied d’un chêne gigantesque situé au centre d’un vaste carrefourvers lequel rayonnaient quatre routes différentes. Debout, près delui, appuyé sur son fusil, se tenait un homme de taille moyenne,mais dont l’extérieur décelait une force musculaire peu commune.Cet homme était M. de Boishardy.

Marcof laissa Keinec et Jahoua à quelquedistance, et s’avança seul vers les deux chefs qui paraissaientplongés dans une conversation des plus attachantes et des plussérieuses. M. de Boishardy parlait ;M. de La Bourdonnaie écoutait. À la vue de Marcof, lenarrateur s’interrompit pour lui tendre familièrement la main.

– Vos hommes viennent de faire desprisonniers ? demanda le marin en se tournant vers le comte deLa Bourdonnaie, après avoir répondu au salut amical qui lui étaitadressé.

– Oui, répondit le royaliste ; j’aientendu les coups de feu et le signal.

– Où sont-ils ?

– On va les amener ici.

– Bien ! Je les attendrai près devous si toutefois je ne suis pas un tiers importun.

– Nullement, mon cher Marcof. Vousarrivez, au contraire, dans un moment favorable. Il n’y a pas desecret entre nous, et M. de Boishardy me rapportait desnouvelles des plus graves.

– Des nouvelles de Paris ? demandaMarcof.

– Oui, répondit de Boishardy. Je les aireçues il y a quatre heures à peine, et j’ai fait quinze lieuespour venir vous les communiquer.

– Sont-elles donc siimportantes ?

– Vous allez en juger, mon cher. Depuisvotre départ de la capitale il s’y est passé d’étranges choses.Écoutez.

Et Boishardy, prenant une liasse de lettres etde papiers qu’il avait posés sur un tronc d’arbre renversé, placé àcôté de lui, se mit à les parcourir rapidement tout en s’adressantà ses deux auditeurs.

– Nos dernières nouvelles, vous le savez,étaient à la date du 26 mai dernier. Voici celles qui leur fontsuite : « Le 5 juin l’Assemblée nationale a ôté au roi leplus beau de ses droits, celui de faire grâce. Le 6, le roi et lafamille royale, qui allaient monter en voiture pour accomplir unepromenade, se sont vus contraints à rentrer aux Tuileries sous lesmenaces du peuple ameuté. Le 10, une nouvelle publication du« Credo d’un bon Français » a eu lieu dansplusieurs journaux, et a excité encore la fureur populaire. Vousvous rappelez cette pièce ridiculement fatale qui, en févrierdernier, a accompagné et peut-être causé la tentative de ces bravescœurs que les révolutionnaires ont cru flétrir en leur donnant lenom de « chevaliers du Poignard ? »

– Parbleu ! dit Marcof, je saisencore par cœur ce credo dont vous parlez. Le voici tel que je l’aiappris : « Je crois en un roi, descendu de son trône pournous, qui étant venu au sein de la capitale par l’opération d’ungénéral, s’est fait homme, qui a permis que son pouvoir royal fûtmis dans le tombeau ; mais qui ressusciterabientôt… »

– Précisément, interrompit Boishardy. Ehbien ! cette seconde publication a fait plus de mal encorepeut-être que la première. « Pour se venger du dévouement dontfaisaient preuve un grand nombre de sujets fidèles, le peuple,perfidement conseillé, a abreuvé d’outrages notre malheureuxprince, sous les fenêtres duquel les chansons insultantesretentissaient à toute heure. Enfin, le 20 juin, le roi prit unparti énergique que lui conseillaient depuis longtemps ses frèreset les émigrés. À la nuit fermée, il a quitté secrètement lesTuileries, et, accompagné de la reine, du dauphin, de MadameRoyale, de madame Élisabeth et de madame de Tourzel, gouvernantedes enfants de France, il s’est élancé sur la route de Montmédy.Une heure plus tard MONSIEUR et MADAME partaient du Luxembourg pourgagner la frontière des Pays-Bas.

– Quoi ! s’écria Marcof stupéfait,le roi abandonne sa propre cause ? Il quitte Paris, il quittela France peut-être ?

– Telle était son intentioneffectivement, dit le comte de La Bourdonnaie ; carM. de Bouillé, à la tête du régiment de Royal-Allemand,était parti de Metz pour aller au-devant du roi et protéger safuite.

– Eh bien ! ne l’a-t-il donc pasfait ?

– Il n’a pu le faire !

– Quoi ! le roi estrevenu ?

– Oui, dit Boishardy ; mais revenupar force. Reconnu à Sainte-Menehould par le maître de postesDrouet, il a été arrêté à Varennes par les soins de Sauze,procureur de la commune, et par Rouneuf, l’aide-de-camp deLafayette, envoyé de Paris en toute diligence.

– Le roi arrêté ! dit Marcof avecune stupeur profonde.

– Oui, arrêté ! et écroué le 25 dansson propre palais, interrogé comme un criminel par des commissairesde l’Assemblée, et gardé à vue ainsi que sa famille, par lessoldats révolutionnaires !

Marcof laissa échapper un énergique juron, etfit craquer, par un mouvement involontaire, la batterie de sacarabine.

– Le roi, continua Boishardy, avait étéramené de Varennes par trois envoyés de l’Assemblée :Latour-Maubourg, Pétion et Barnave, qui ont voyagé dans la mêmevoiture que la famille royale, tandis que Maldan, Valory etDumoutier, les trois gardes-du-corps qui s’étaient dévoués pouraccompagner leur prince, étaient liés et garrottés sur le siége,exposés aux injures de la populace, qui riait autour du cortége dela royale victime ! Pendant ce temps, savez-vous ce quefaisait le bon peuple parisien ? Il arrachait les enseignes oùse trouvait l’effigie, les armoiries ou seulement le nom duroi ; il brisait dans tous les lieux publics le buste deLouis XVI et un piquet de cinquante lances faisait despatrouilles jusque dans le jardin des Tuileries en portant sur unebannière : « Vivre libre ou mourir Louis XVIs’expatriant n’existe plus pour nous. »

– Mais, dit La Bourdonnaie, que fait laclasse riche, la classe aisée ?

– La bourgeoisie ? réponditBoishardy ; elle fait chauffer le four pour manger lesgâteaux. Elle rit, elle plaisante ; elle a adopté un nouveaujeu, celui de « l’émigrette » ou de« l’émigrant » ou de « Coblentz.C’est une espèce de roulette suspendue à un cordon qui lui donne unmouvement de va-et-vient perpétuel. « C’est une rage !Aux portes des boutiques, m’écrit-on, aux fenêtres, dans lespromenades, dans les salons, à toute heure et partout, les hommes,les femmes et les enfants s’en amusent.

– Mais le roi, le roi ? dit encoreMarcof.

– Je vous répète qu’il est prisonnier.Tenez, voici le journal l’Ami du roi, lisez, et vousverrez qu’il ne peut tenter une nouvelle évasion : uncommandant de bataillon passe la nuit dans le vestibule séparant lesalon de la chambre à coucher de Marie-Antoinette. Trente-sixhommes de la milice citoyenne vont monter la garde dans l’intérieurdes appartements. Un égout conduisant les eaux du château desTuileries à la rivière doit être bouché, et on doit même murer lescheminées. Lafayette donnera dorénavant le mot d’ordre sans lerecevoir du roi, et les grilles des cours et des jardins seronttenues fermées. Quant à l’Assemblée nationale, elle cumulemaintenant les deux pouvoirs exécutif et délibérant.

– Ensuite ? demanda La Bourdonnaieen voyant Boishardy s’arrêter, et remettre ses papiers, ses lettreset ses journaux dans sa poche.

– C’est ici où s’arrêtent mes nouvelles,à la date du 26 juin. Le dernier acte de l’Assemblée nationale aété de faire apporter le sceau de l’État sur son bureau, et dedéclarer pour l’avenir ses décrets exécutoires, quoique privés dela sanction royale.

– Ainsi, dit Marcof, le roi n’est plusrien ?

– À peine existe-t-il même de nom.

– Ils ont osé cela !

– Oh ! ils oseront bien autre choseencore si on les laisse faire !

– Mais on ne les laissera pasfaire ! s’écria le comte de La Bourdonnaie en se levant.

– C’est ce qu’il faut espérer !répondit Boishardy. Cependant l’insurrection a bien de la peine àlever hautement la tête.

Marcof réfléchissait profondément.

– La Rouairie commence à agir, dit lecomte.

– Mais nous n’avons encore que quelqueshommes autour de nous.

– Les autres viendront.

– Quand cela ?

– Bientôt, mon cher. Mes renseignementssont certains et précis ; avant un an, la Bretagne et laVendée seront en armes : avant un an, la contre-révolutionaura sur pied une armée formidable ; avant un an, nous seronsles maîtres de l’ouest de la France !

– Un an, c’est trop long. Qui sait d’icilà ce que deviendra le roi ?

– Nos paysans se décident lentement, vousle savez.

– Activons-les, poussons-les,entraînons-les !

– Comment ?

– Tuez les bœufs des retardataires etallumez une botte de foin sous leurs toits ; tousmarcheront.

– S’ils viennent à nous par force, ilsnous abandonneront vite.

– Peut-être ; mais le pointessentiel est d’agir vite.

– Que font les émigrés ?

– Ils dansent de l’autre côté du Rhin, etse moquent de nous !…

Le comte de La Bourdonnaie haussa lesépaules.

– Ils nous enverront bientôt desquenouilles comme à ceux de la noblesse qui n’ont pas encore quittéla France.

– C’est à quoi ils songent, soyez-encertains !

– Corbleu ! que le roi ne s’appuiedonc que sur sa noblesse de province. Elle ne l’abandonnera pas,celle-là !…

– Nous le prouverons, Boishardy.

Marcof, on le voit, ne prenait plus qu’unepart silencieuse à la conversation. Toujours absorbé par sespensées intimes, il était trop préoccupé pour pouvoir s’y mêleractivement. Son esprit, un moment distrait par les récits deBoishardy, s’était promptement reporté sur la situation présente.Aussi, frappant le sol de la crosse de sa carabine :

– Ces prisonniers ne viennent pas !dit-il avec impatience.

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