Marcof-Le-Malouin

Chapitre 9DIÉGO ET RAPHAEL.

Le chevalier de Tessy et le comte son frères’étaient éloignés assez vivement du château, se retournant detemps à autre comme s’ils eussent craint d’entendre siffler à leursoreilles quelques balles de mousquet ou de carabine. Arrivés au basde la côte, ils frappèrent à la porte d’une humble cabane, laquellene tarda pas à s’ouvrir. Un domestique parut sur le seuil. Enapercevant les deux gentilshommes, il salua respectueusement,courut à l’écurie, brida deux beaux chevaux normands auxquels onn’avait point enlevé la selle, et, les attirant à sa suite, il lesconduisit vers l’endroit où les deux gentilshommes attendaient. Lechevalier se mit en selle avec la grâce et l’aisance d’un écuyer depremier ordre. Le comte, gêné par un embonpoint prononcé, enfourchanéanmoins sa monture avec plus de légèreté qu’on n’aurait pu enattendre de lui.

– Picard, dit-il au valet qui lui tenaitl’étrier, vous allez retourner à Quimper. – Vous direz à madame labaronne, que nous serons de retour demain matin seulement.

Le valet s’inclina et les deux cavaliers,rendant la bride à leurs montures, partirent au trot dans ladirection de Penmarckh.

– Sang de Dieu ! caro mio ! fitle comte en ralentissant quelque peu l’allure de son cheval et enfrappant légèrement sur l’épaule du chevalier, sang de Dieu !carissimo ! nos affaires sont en bonne voie ! Que t’ensemble ?

– Il me semble, Diégo, répondit lechevalier en souriant, que nous tenons déjà les écus dubélître !

– Corps du Christ ! nous les auronsentre les mains avant qu’il soit huit jours.

– Il adoptera Henrique, n’est-cepas ?

– Certes !

– Hermosa va nager dans lajoie !…

– Ma foi ! je lui devais bien de luifaire ce plaisir, n’est-ce pas, Raphaël, à cette chèrebelle ?

– D’autant plus que cela nous rapporterabeaucoup.

– Oui, carissimo ! et notre avenirm’apparaît émaillé de fêtes et d’amours.

– Nous quitterons Paris,j’imagine ?

– Sans doute.

– Et où irons-nous, Diégo ?

– Partout, excepté à Naples !

– Corpo di Bacco ! je le croisaisément. Quittons Paris, d’accord, on ne saurait trop prendre deprécautions ; mais pourquoi fuir la France ?

– Parce que, après ce qui nous resteencore à faire dans ce pays, mon très-cher, nous ne serions pasplus en sûreté à Marseille, à Bordeaux ou à Lille qu’au centre mêmede Paris. Mon bon chevalier, nous irons à Séville, la cité parexcellence des petits pieds et des beaux grands yeux, la ville dessérénades et des fandangos ! Grâce à notre fortune, nous yvivrons en grands seigneurs. Cela te va-t-il ?

– Touche-là, Diégo !… C’estconvenu.

– Convenu et parfaitement arrêté.

– Et Hermosa ?

– Son fils aura un nom, elle touchera sapart de l’argent, ma foi, elle fera ce qu’elle voudra… Si ellesouhaite venir avec nous, je n’y mettrai nul obstacle…

– Palsambleu ! la belle vie que nousmènerons à nous trois…

– En attendant, songeons au présent etveillons à ce qui se passe autour de nous ; car, tu le sais,chevalier, ce brave Marat est un ami précieux, mais il entend peula plaisanterie en matière politique, et ma foi, à la façon donttournent les choses, je pense toujours avec un secret frisson àcette ingénieuse machine de M. Guillotin, que l’on a essayéedevant nous à Bicêtre, le 15 avril dernier, avec de si charmantsrésultats…

– Eh bien !… quel rapport établis-tuentre cette ingénieuse machine, comme tu l’appelles, et notreexcellent ami Marat ?

– Eh ! c’est pardieu bien lui quil’établit, ce rapport, puisqu’il répète à satiété dans sesconversations intimes qu’il faut faire tomber deux cent milletêtes. Or, l’invention de M. Guillotin arrivant tout à souhaitpour réaliser son désir, je trouve la circonstance de fâcheuxaugure…

– Bah ! que nous importe qu’onfauche deux ou trois cent mille têtes, pourvu que les nôtres soienttoujours solides sur nos épaules ? Allons, Diégo, depuis quandas-tu donc une telle horreur du sang répandu ?…

– Depuis que je n’ai plus besoin d’enverser pour avoir de l’or ! répondit à voix basse le comte deFougueray en se penchant vers son compagnon.

– Oui, je comprends ce raisonnement, etj’avoue qu’il ne manque pas de justesse ; mais, crois-moi,laissons Marat agir à sa guise, et servons-le bien. S’il ne nouspaie pas en argent, il nous laissera nous payer nous-mêmes commenous l’entendrons, et nous n’aurons pas à nous plaindre, je te lepromets.

– Je l’espère aussi.

– En ce cas, hâtons le pas et pressons unpeu nos chevaux.

– C’est difficile par ce chemin d’enfertout pavé de rochers glissants, répondit le comte en relevantvertement sa monture qui venait de faire une faute.

Les deux hommes avaient, tout en causant,atteint les hauteurs de Penmarckh, et suivaient la crête desfalaises dans la baie des Trépassés, qui avait failli devenir sifuneste, la veille au soir, au lougre de Marcof. Le soleils’élevant rapidement derrière eux, donnait aux roches aiguës desteintes roses, violettes et orangées, des reflets aux splendidescouleurs, des tons d’une chaleur et d’une magnificence capables dedésespérer le pinceau vigoureux de Salvator Rosa lui-même. La brisede mer apportait jusqu’à eux les âcres parfums de ses émanationssalines. Les mouettes, les goëlands, les frégates décrivaient millecercles rapides au-dessus de la vague poussée par la maréemontante, et venaient se poser, en poussant un cri aigu, sur lespics les plus élevés des falaises. Le ciel pur et limpide reflétaitdans l’Océan calme et paresseux l’azur de sa coupole. Aux pieds desvoyageurs, au fond d’un abîme profond à donner le vertige,s’élevaient les cabanes des habitants de Penmarckh. En dépit deleur nature matérialiste, les deux cavaliers arrêtèrentinstinctivement leurs montures pour contempler le spectaclegrandiose qui s’offrait à leurs regards.

– Corbleu ! chevalier, fit le comteen rompant le silence, l’aspect de ce pays a quelque chose devraiment original ! Ces falaises, ces rochers sontsplendidement sauvages, et j’aime assez, comme dernier plan, cettemer azurée qui n’offre pas de limites au tableau…

– Cher comte, répondit le chevalier,l’Océan ne vaut pas la Méditerranée ; ces falaises et cesblocs de rochers ne peuvent lutter contre nos forêts des Abruzzes,et j’avoue que la vue de la baie de Naples me réjouirait autrementle cœur que celle de cette crique étroite et déchirée.

– À propos, cher ami, c’était dans cettecrique que Marcof avait jeté l’ancre hier soir, et le diablem’emporte si je vois l’ombre d’un lougre !

– En effet, la crique est vide.

– Il a donc mis à la voile ce matin, ceMarcof enragé ?

– Probablement.

– Diable !

– Cela te contrarie ?

– Mais, en y réfléchissant, je pense, aucontraire, que ce départ est pour le mieux.

– Sans doute. Marcof est difficile àintimider, et si le marquis de Loc-Ronan avait eu la fantaisie delui demander conseil…

– Ne crains pas cela, Raphaël,interrompit le comte. Le marquis ne révélera jamais un tel secret àson frère. Non, ce qui me fait dire que le départ de Marcof noussert, c’est que, tu le sais comme moi, jadis cet homme, lui aussi,a été à Naples, et qu’il pourrait peut-être nous reconnaître, s’ilnous rencontrait jamais.

– Impossible, Diégo ! Il ne nous aparlé qu’une seule fois.

– Il a bonne mémoire.

– Alors tu crains donc ?

– Rien, puisqu’il est absent. Seulementje désirerais fort savoir combien de jours durera cette absence.Eh ! justement, voici venir à nous des braves Bretons et unejolie fille qui seront peut-être en mesure de nous renseigner.

Trois personnages en effet gravissant unsentier taillé dans les flancs de la falaise, se dirigeaient versles cavaliers. Ces trois personnages étaient le vieil Yvon, safille et Jahoua. Les promis et le père avaient voulu allerremercier Marcof, et n’avaient quitté Penmarckh que lorsque lelougre avait repris la mer. Puis, après être demeurés quelque tempsà le suivre au milieu de sa course périlleuse à travers lesbrisants, ils reprenaient le chemin de Fouesnan. En apercevant lesdeux seigneurs, dont les riches costumes attirèrent leurs regards,ils s’arrêtèrent d’un commun accord.

– Dites-moi, mes braves gens, fit lecomte en s’avançant de quelques pas.

– Monseigneur, répondit le vieillard ense découvrant avec respect.

– Nous venons du château de Loc-Ronan, etnous craignons de nous être égarés. Où conduit la route surlaquelle nous sommes ?

– En descendant à gauche, elle mène àAudierne en passant par la route des Trépassés.

– Et, à droite, en remontant ?

– Elle va à Fouesnan.

– Merci, mon ami…

– À votre service, monseigneur.

Pendant ce dialogue, le chevalier de Tessycontemplait avec une vive admiration la beauté virginale de lacharmante Yvonne.

– Vive Dieu ! s’écria-t-il en semêlant à la conversation, si toutes les filles de ce paysressemblent à cette belle enfant, Mahomet, je le jure, y établiraquelque jour son paradis, et, quitte à damner mon âme, je me feraimahométan !

– Silence ! Vous scandalisez ceshonnêtes chrétiens ! fit observer le comte.

Puis, se retournant vers Yvon :

– N’y avait-il pas un lougre dans lacrique hier au soir ? demanda-t-il.

– Si fait, monseigneur.

– Qu’est-il devenu ?

– Il a mis à la voile, ce matin même.

– Savez-vous où il allait ?

– À Paimbœuf, je crois.

– Comment s’appelle le patron ?

– Marcof le Malouin, monseigneur.

– C’est bien cela. Et quand revient-il,ce lougre ?

– Dans douze jours si la mer estbonne.

– Merci de nouveau, mon brave. Commentvous nommez-vous ?

– Yvon pour vous servir.

– Et cette belle fille que mon frèretrouve si charmante est votre fille, sans doute ?

– Oui, monseigneur.

– Et ce jeune gars est-il votrefils ?

– Il le sera bientôt. Dans six jours, àcompter d’aujourd’hui, Jahoua épouse Yvonne.

– Ah ! ah ! interrompit lechevalier ; et s’adressant à Yvonne : Puisque vous allezvous marier, ma jolie Bretonne, et que ce mariage tombe le premierjuillet, jour que notre ami le marquis de Loc-Ronan nous a priés delui consacrer tout entier, je prétends aller avec lui jusqu’àFouesnan pour assister à votre union et pour vous porter mon cadeaude noces.

– Monseigneur est bien bon, balbutiaYvonne en ébauchant une révérence.

– Monseigneur nous comble ! ajoutaJahoua en saluant profondément.

– Maintenant, bonnes gens, allez à vosaffaires et que le ciel vous conduise ! reprit le comte avecun geste tout à fait aristocratique, et qui sentait d’une lieue songrand seigneur.

Yvonne et les deux Bretons saluèrent unedernière fois, et continuèrent leur route non pas sans se retournerpour admirer encore les riches costumes des voyageurs et la beautéde leurs chevaux.

– Qu’est-ce que c’est que cette fantaisied’aller à la noce ? demanda le comte en souriant, et endirigeant sa monture vers l’embranchement de la route quiconduisait à Audierne.

– Est-ce que tu ne trouves pas cettepetite fille ravissante ?

– Si, elle est gentille.

– Mieux que gentille !…Adorable ! divine !…

– Te voilà amoureux ?

– Fi donc ! La Bretonne meplaît ; c’est une fantaisie que je veux contenter, mais riende plus.

– Puisqu’elle se marie…

– Bah ! d’ici à six jours nous avonsdix fois le temps d’empêcher le mariage.

– Soit ! agis à ta guise ; maisen attendant hâtons-nous un peu, sinon nous n’arriverons jamaisassez tôt !…

– Connais-tu le chemin ?

– Parfaitement.

– Il nous faut descendre jusqu’à la baie,n’est-ce pas ?

– Oui ; il nous attendra sur lagrève même, et, grâce à la superstition qui fait de cet endroit leséjour des spectres et des âmes en peine, il est impossible quenous puissions être dérangés dans notre conversation…

– Allons, essayons de trotter, sitoutefois nos chevaux peuvent avoir pied sur ces miroirs.

Et les deux cavaliers pressant leurs montures,les soutenant des jambes et de la main pour éviter un accident,allongèrent leur allure autant que faire se pouvait. Ilsparcoururent ainsi une demi-lieue environ, toujours sur la crêtedes falaises. Enfin, arrivés à un endroit où un sentier presque àpic descendait vers la grève, ils mirent pied à terre, et,reconnaissant l’impossibilité où se trouvaient leurs chevauxd’effectuer cette descente périlleuse, ils les attachèrent à degros troncs d’arbres dont les cimes mutilées avaient attiré plusd’une fois le feu du ciel.

– Nous sommes donc arrivés ? demandale chevalier.

– Il ne nous reste plus qu’àdescendre.

– Mais c’est une opération de lézards quenous allons tenter là, mon cher !…

– Rappelle-toi nos escalades dans lesAbruzzes, Raphaël, et tu n’hésiteras plus.

– Oh ! je n’hésite pas, Diégo. Tusais bien que je n’ai jamais eu peur.

– C’est vrai, tu es brave…

– Et défiant, ajouta le chevalier. C’estpourquoi je te prie de passer le premier.

– Tu te défies donc de moi,Raphaël ?

– Dame ! cher Diégo, nous nousconnaissons si bien !…

Le comte ne répondit point ; et, passantdevant le chevalier, il se disposa à entreprendre sa descente.L’opération était réellement difficile et périlleuse. Il fallaitavoir la main prête à s’accrocher à toutes les aspérités, le piedsûr, l’œil ferme, et un cerveau à l’abri des fascinations duvertige pour l’accomplir sans catastrophe. Aussi les deux hommes,employant tout ce que la nature leur avait donné d’agilité, deforce et de sang-froid, ne négligèrent-ils aucune précaution pouréviter un accident fatal. Enfin ils touchèrent la grève.

Ils étaient alors au centre d’une petite baiesemi-circulaire, cachée à tous les regards par d’énormes blocs derochers qui surplombaient sur elle, et qui, depuis la haute mer,semblaient une simple crevasse dans la falaise. Les vagues, même entemps calme, se brisaient furieuses sur cette plage encombrée desinistres débris.

– C’est la baie des Trépassés ?demanda le chevalier en regardant autour de lui.

– Oui, répondit le comte ; etélevant le doigt dans la direction opposée, c’est-à-dire versl’extrême limite de l’un des promontoires, il ajouta : – Voicil’homme auquel nous avons affaire.

En effet, debout et immobile sur un quartierde roc contre lequel déferlaient les lames, on apercevait unpersonnage de haute taille, la tête couverte d’un vaste chapeaubreton, le corps entouré d’un vêtement indescriptible, assemblageétrange de haillons, la main droite appuyée sur un long bâtonferré.

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